Les forbans de la nuit

(Night and the City)

1950

Réalisé par: Jules Dassin

Avec: Richard Widmark, Gene Tierney, Googie Withers

“Une nuit dans la ville. Cette nuit, l’autre nuit ou n’importe quelle nuit. La ville, c’est Londres”

Ce sont sur ces quelques mots que s’ouvre “Les forbans de la nuit” de Jules Dassin, sorti en 1950. En trois phrases, le cinéaste pose d’entrée une ambiance: si son long-métrage va se révéler indissociable de la capitale anglaise, la volonté de ne pas marquer temporellement son œuvre confère d’entrée une aura particulière à sa proposition. L’histoire qu’on va vivre durant 1h30 est presque une fable, une chronique dramatique du caniveau que Jules Dassin impose comme terriblement commune. En faisant de son histoire une tragédie qui pourrait surgir à n’importe quel moment, le réalisateur installe immédiatement un second niveau de lecture moral et philosophique et c’est par ce biais que “Les forbans de la nuit” va prendre de l’épaisseur, s’immiscer en nous, nous interpeller et nous marquer durablement. Libres réflexions autour d’un film à la portée universelle.

Dans ce film caractéristique de son époque dans la forme, on suit l’ascension et la chute de Harry Fabian (Richard Widmark) un petit combinard minable qui joue les rabatteurs pour un club nocturne londonien. Son ambition démesurée va le pousser à devenir promoteur de combat de lutte, mais sa quête de l’argent et la place qu’il compte se faire vont lui attirer les foudres de ceux qui contrôlent le monde de la nuit.

C’est donc une photographie d’une société parallèle que nous propose Jules Dassin, un univers caché régi par ses propres règles et son ordre établi imperturbable. Un monde où l’argent est roi, servant d’échelle de mesure décadente du succès. Dans les rues de Londres règne la corruption et la violence frappe ceux dont l’ambition se ferait trop grande comme le héros du long-métrage. Jules Dassin impose un cadre rigide, construit un environnement hostile dans lequel Harry va se noyer.

« Faire le mur. »

Cette place de l’argent qui passe de main en main va venir s’opposer aux sentiments qui devraient pourtant unir notre personnage principal et sa compagne Mary, campée par Gene Tierney. Perpétuellement, on sent que le scénario va venir pervertir les émotions amoureuses, les corrompre et faire de l’appât du gain une obsession pour Harry. La confiance n’existe nulle part dans “Les forbans de la nuit”. Pire, cette quête de richesse se révèle être le socle de tous les drames humains alors que ces marionnettes ont le bonheur à portée de main, si seulement ils se contentaient de l’amour de ceux qui leur sont chers.

On vit donc une véritable tragédie, presque au sens premier du terme. Une impression éprouvée dans l’ascension et la chute de Harry, dans son impuissance face aux maîtres de la nuit qui le manipulent, et dans le ton général du film. On fonce littéralement dans le mur avec “Les forbans de la nuit” et le public se retrouve tel un animal apeuré, paralysé par la vision de la voiture qui fonce sur lui: impossible de se soustraire au terrible destin qui semble inéluctable. Comme pour souligner cette idée, le long métrage va proposer plusieurs personnages aux noms à connotation grec. Cela paraît naturel lorsque le film évoque la lutte gréco-romaine mais c’est tout un imaginaire issu de la dramaturgie classique qui est immédiatement convoqué.

Par ailleurs, le cinéaste va faire preuve de quelques belles notions de savoir-faire artistique. Au moment de la réalisation, Jules Dassin a peur d’être blacklisté des studios et il va mettre toute son âme dans son film, comme si c’était sa dernière chance de s’exprimer. On peut par exemple s’attarder sur son excellent travail de lumière qui émule parfaitement l’ambiance de la nuit londonienne et des enseignes criardes, ses variations de rythme virtuoses dans les scènes de poursuite ou de lutte, mais c’est un autre procédé qui nous a le plus frappé: en permanence, les personnages du film vont être extrêmement proches les uns des autres. Dans le placement de ses protagonistes, le cinéaste va chercher à réunir à l’image chaque acteur. Dès lors, un sentiment de combat perpétuel s’installe. On éprouve l’autre dans “Les forbans de la nuit”, on le sent, le touche presque. On transforme les mètres en centimètres pour mieux souligner les oppositions.

Mais ce film, il est surtout profondément lié à Richard Widmark qui offre une performance somptueuse. Ses mimiques se font affreuses, presque douloureuses, son visage se déforme en un claquement de doigt lorsqu’il passe de la peur à l’exaltation. L’acteur règne sur le film avec un jeu totalement séduisant. Il donne littéralement vie à ce personnage de petit magouilleur trop ambitieux pour son propre bien, qui croit exister dans ce monde alternatif qu’est la nuit londonienne. Une prestation qui va porter le film, bien plus que celle de Gene Tierney presque toujours absente du récit, au point de ne même pas vraiment être le premier rôle féminin de l’œuvre contrairement à ce que suggère le générique. On se demande même si sa présence n’est pas un petit coup de pub de la production pour vendre son produit en capitalisant sur la popularité de l’actrice à l’époque. Un infime détail qui n’entachera jamais la portée somptueuse d’un long métrage parfaitement orchestré.

Toute la pertinence de cette fable du milieu underground de l’époque résonne encore aujourd’hui. “Les forbans de la nuit” est un drame humain qui théorise admirablement des traits de caractère destructeurs, comme la cupidité ou la folie des grandeurs.

Nicolas Marquis

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