Fitzcarraldo

1982

réalisé par: Werner Herzog

avec: Klaus KinskiClaudia CardinaleJosé Lewgoy

Aujourd’hui, une fois de plus, on va utiliser notre outil favori, le cinéma, pour voyager loin. Très loin. Jusqu’à l’autre bout du globe en pleine Amérique du sud. Au milieu de la jungle luxuriante, un fleuve cisaille la végétation et trace un chemin imperturbable: l’Amazone. Au fil de l’eau naviguent diverses embarcations chargées du caoutchouc extrait des arbres et dont le prix ne cesse de flamber. Les européens amassent des fortunes en exploitant bien entendu la main d’oeuvre locale. Parmi eux, un homme à l’ambition démesurée: Fitzcarraldo (Klaus Kinski).

Un personnage au rêve complètement fou: bâtir un opéra au milieu de la jungle. Pour y arriver, ce serial loser du commerce va acheter une portion de terre où pullulent les caoutchoutiers, mais dont l’accès est prétendument impossible en bateau, la faute à des rapides qui broyeraient le moindre rafiot. Fitzcarraldo va alors tenter l’impossible: remonter un bras de rivière voisin en bateau à vapeur et hisser l’embarcation par-dessus une montagne grâce à un système de poulies pour atteindre son territoire.

À l’évidence, “Fitzcarraldo” est avant tout une performance d’acteur historique: celle d’un Klaus Kinski totalement habité, pour ne pas dire dément. Son personnage fantasque et franchement cinglé est indissociable du faciès de l’acteur. Le film qui nous intéresse aujourd’hui repose sur cet homme que le comédien transcende grâce à tout son talent. Klaus Kinski et Werner Herzog, le réalisateur du film, forment l’un de ces couples parfaits dont le cinéma nous gratifie régulièrement. Un binôme qui confine au génie.

Toutefois, la réalisation de Werner Herzog est plus discrète que la performance de Klaus Kinski. Sa mise en image est assez proche du documentaire (genre auquel il s’essayera d’ailleurs par la suite) et restitue toute la beauté de l’Amazone. Le cinéaste va tout de même imposer des images de ce bateau qui trace sa route inexorablement, et trouver un nouveau souffle au moment de hisser l’embarcation. Une mise en scène naturelle, logique, mais exécutée de main de maître.

Jusqu’ici, on s’est attardé sur la forme mais c’est pour mieux détailler quelques unes des nombreuses pistes de réflexion qu’offre l’oeuvre. Le cadre est planté, on passe au fond. En premier lieu, “Fitzcarraldo” amorce toute une critique sur l’ambition et les moyens d’assouvir ses rêves les plus fous. Klaus Kinski est obsédé par son rêve et pour lui “la fin justifie les moyens”, quitte à réduire en quasi esclavage une population indigène. Son personnage n’est pas aussi ouvertement méprisant que certains de ses confrères mais il n’en reste pas moins distant des habitants d’un pays qu’il entend exploiter. Son absence de considération pour la vie humaine frappe.

« Easy »

Un axe de réflexion que Werner Herzog va développer tout le long du film et qui répond à une phrase prononcée en début de séance: “Seuls les rêveurs accomplissent des miracles”. Le réalisateur va s’approprier cette devise pour mieux la nuancer. Miracle, oui, mais à quel prix et pour quel résultat?

« Fitzcarraldo” c’est surtout une grande thèse sur le colonialisme débridé qui a ravagé la région. Le personnage principal du film veut saigner la terre comme les autres européens, en ignorant complètement les populations locales sauf s’il peut les utiliser. Dans les efforts titanesques des indigènes pour hisser le bateau tout en haut de la montagne, on voit poindre le spectre de l’esclavagisme alors que Fitzcarraldo se contente de superviser l’opération. À l’identique, les marins qu’il recrute ne sont que des larbins juste bons à réaliser son rêve. Il considère en fait les autres uniquement comme un moyen d’assouvir son fantasme irréaliste, sans sentir les violents retours de bâton qui perturbent son périple.

Enfin, cette œuvre si pléthorique réfléchit aussi la place de l’art et du mécénat. Werner Herzog donne une réponse assez claire: la passion de l’opéra qu’éprouve Fitzcarraldo ne devrait pas s’enticher de considérations financières. Le rêve de ce personnage principal n’est pas  tant de bâtir un monument mais surtout d’y voir jouer “Caruso”. Jusqu’à la fin du film, on va étoffer ce fantasme pour mieux le contredire. Herzog est franc dans sa démarche: argent et art n’ont rien en commun et l’un peut vivre sans l’autre. Le cinéaste semble même appeler à s’affranchir des considérations financières pour que la musique conserve son universalité: les autochtones savourent eux aussi l’opéra mais un simple tourne-disque suffit à les réunir.

Colossale et titanesque, “Fitzcarraldo” est une œuvre d’une pertinence exceptionnelle, conduite par un duo historique. Un film rempli de messages philosophiques assimilés naturellement par les spectateurs tant la forme épouse le fond.

Nicolas Marquis

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