Tastr Time: Dersou Ouzala

(Dersu Uzala)

1975

réalisé par: Akira Kurosawa

avec: Maksim MunzukYuriy SolominMikhail Bychkov

Chaque samedi, Les Réfracteurs laissent le choix du film au sympathique générateur de conseils culturels “tastr.us”, en prenant la première recommandation proposée, sans limite d’époque. Cette semaine, Tastr a sélectionné pour nous “Dersou Ouzala” de Akira Kurosawa.

Une fois de plus, le Tastr Time de cette semaine nous offre un nouveau rendez-vous avec le maître Akira Kurosawa. On ne va pas bouder notre plaisir pour autant, premièrement car Les Réfracteurs sont des inconditionnels du génie japonais, deuxièmement car aujourd’hui on va pouvoir mettre en évidence le côté polymorphe du réalisateur. On résume souvent son travail à ses films sur le Japon féodal en noir et blanc. Et bien avec “Dersou Ouzala”, on change tout: déjà parce que le long-métrage est en couleur, mais également parce qu’il est tourné en langue russe et qu’il se déroule en pleine taïga. On vous détaille tout ça, on se pose et on réfracte.

Dersou Ouzala (Maksim Munzuk), c’est le nom d’un homme solitaire, un golde (une ethnie d’Asie de l’Est) qui vit solitaire dans les forêts inexplorées de Russie, en symbiose avec la nature. Lors de ses errances, il va croiser le chemin d’une escouade de l’armée russe chargée de cartographier les lieux. Au fur et à mesure, il va lier une amitié intense avec Arseniev (Yurly Solomin), le capitaine du régiment.

Si on prend un peu de recul et qu’on analyse le message de l’oeuvre, c’est en vérité une réflexion réellement pertinente pour l’époque que nous offre Kurosawa. Toute une thèse sur le rapport de l’homme à la nature: à plus d’un détour du film, c’est même un plaidoyer écologiste que nous propose le génial cinéaste en imposant le personnage de Dersou comme un symbole du monde sauvage. 

La trajectoire de ce personnage atteste de ce sentiment. D’abord solitaire, Dersou “entend” la forêt: il parle au feu, à l’eau, aux arbres… C’est lui qui fait de l’expédition une franche réussite, mais plus il se lie avec les soldats russes et leur habitudes, plus il va s’écarter de cette faune et de cette flore jusqu’à en dépérir. Mais avant cela, et c’est phénoménal pour un film de cette époque, Kurosawa avance une thèse d’échange équivalent entre l’homme et la nature. Ce que Dersou prend quelque part, il le rend ailleurs. Il protège l’écosystème mais aussi les autres ermites, comme dans cette scène où le golde remplit une cabane de victuailles pour le prochain passant après y avoir passé la nuit.

« Camping sauvage »

Presque dans la foulée, le film impose aussi cette forêt comme un refuge pour ceux qui n’ont plus rien. D’abord Dersou, que le douloureux passé a condamné à l’errance, mais aussi à travers un personnage chinois qui croise rapidement nos voyageurs. Femme et enfants perdus, il reste stoïque dans cette nature.

Pour aider dans cette évasion cinématographique, Kurosawa va convoquer les quatres éléments: le bruit des pas sur la terre, le clapotis de l’eau sur une barque, le vent qui souffle dans les feuilles et enfin le feu de camp qui rassemble les hommes. Ce brasero, c’est d’ailleurs par lui qu’est attiré Dersou en début de film. Alors qu’il s’assoit près des soldats, le cadrage lui offre une place proche du feu alors que les hommes sont plus reculés. On retrouve le génie du cinéaste pour travailler la composition de ses plans dans un ballet de couleurs étonnant pour ce réalisateur qui était encore alors célèbre pour sa science du noir et blanc.

Autre idée de mise en scène, la proximité totale entre le capitaine et Dersou. Qu’on les voit de loin ou en plan rapproché, les deux hommes sont toujours en binôme, presque confondus. À l’inverse, le reste du régiment est à l’écart, parfois même cloisonné par un arbre qui sépare l’image en deux. Du génie on vous dit!

Mais cette nature va être mise en péril par les hommes, et on sent que la modernisation risque de perturber cet équilibre. Lorsque Dersou accompagne les soldats jusqu’à une ligne de chemin de fer, les rails deviennent une frontière infranchissable pour le héros. C’est franchement courageux de la part de Kurosawa: en plus d’être écolo avant l’heure, il réussit à critiquer une pratique d’industrialisation encore dominante en URSS à l’époque, bien que le film s’inscrive dans un contexte historique différent.

Sortir de la forêt est un véritable péril pour Dersou, et ça, on va le voir dramatiquement dans la deuxième moitié du film. L’expédition du capitaine revient sur les lieux de la rencontre avec Dersou, et on constate que plus le golde se rapproche des hommes, plus son lien avec la nature s’affaiblit, jusqu’à se rompre. L’agonie du héros, c’est celle d’une nature en péril.

Avant-gardiste, courageuse et pleine de pertinence, l’œuvre de Kurosawa est parmi ce que le cinéaste nous a légué de meilleur. Lorsqu’on délivre un message avec autant de science, on ne peut que l’assimiler.

Nicolas Marquis

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