2004
Réalisé par: Ray McKinnon
Avec: Billy Bob Thornton, Lisa Blount, Max Kasch
Film vu par nos propres moyens
En 2013, la chaîne américaine Sundance TV propose pour la première fois sur les écrans la série Rectify. Fruit de l’imagination de Ray McKinnon, le programme est rapidement encensé par la critique, mais son succès reste confidentiel: le début des années 2010 correspond à une explosion de ce vecteur de la fiction, et Rectify a bien du mal à exister face aux cadors de du médium. Pourtant, ses adeptes sont unanimes, qualifiant notamment cette œuvre planante tournant autour d’un homme sortit du couloir de la mort et recouvrant la liberté de “Meilleure série que vous ne regardez probablement pas”. Mais qui est Ray McKinnon, relatif inconnu jusqu’alors ? Pour le savoir, le retour aux origines est primordial, 9 ans avant sa proposition télévisuelle, avec l’un de ses premiers et seuls longs métrages, Chrystal, porté par le solide duo Billy Bob Thornton et la trop tôt disparue Lisa Blount, pour constater qu’à plus d’un titre, le film prend des allures de prototype de Rectify.
En effet, la trajectoire des héros des deux œuvres apparaissent étrangement analogues, car si dans Chrystal, Joe (Billy Bob Thornton) n’a pas connu une injuste condamnation à mort, il sort bel et bien de 20 ans de réclusion au moment où débute le récit. De retour dans les terres rurales américaines qui sont les siennes, ce personnage taiseux tente de renouer avec Chrystal (Lisa Blount), sa femme, tout en reniant la vie de criminalité qui était la sienne. Toutefois, un lourd traumatisme uni les deux époux: au cours d’un accident de la route précédant l’arrestation de Joe, leur enfant a disparu, et Chrystal a été lourdement blessée, la laissant avec des douleurs chroniques atroces dans le cou. Devant ce deuil impossible, les deux protagonistes principaux naviguent dans les affres de la vie et leur parcours devient chaotique.
La quête d’une paix intérieure face à un accident injuste et à la perte d’un enfant trône au centre de l’histoire. Chrystal, tout en douceur et en compassion, expose l’existence de deux être durablement marqués, presque brisés, qui se raccrochent à la vie du bout des doigts en quête d’une raison d’être. Symboliquement, Ray McKinnon, réalisateur et scénariste, confère à ses deux personnages une série d’attributs qui les oppose initialement, mais qui témoigne de leur détresse sentimentale. Après des années d’errance affective, Joe est en quête de reconstruction et amorce le premier pas vers Chrystal mais c’est peut être plus implicitement que cette volonté se ressent: cet homme torturé tente de laisser derrière lui son passé de dealer, malgré les doléances de ses anciens complices, et travaille désormais le métal. Sa volonté de réparer la maison familiale, de consolider le foyer, accentue cet axe du récit. Pourtant, son cheminement s’accompagne d’une part de déni qui peut à tout moment le faire basculer dans ses anciens travers. Joe cherche à oublier davantage qu’à accepter.
En opposition, Chrystal est dans une contrition permanente. La douleur liée à son accident est rapidement assimilée au deuil, alors que dans un élan mystique du scénario, une diseuse de bonne aventure lui affirme que “Son bébé est dans son cou” et qu’elle doit le laisser partir. Sa vie sexuelle dissolue et glauque témoigne un peu plus de son dilemme moral. Chrystal n’a plus de respect pour son corps, ne se considère plus, pense que la souffrance est une nécessité et que l’acceptation est un péché. Malgré les souhaits de ses proches, la mère éplorée adopte une logique d’autodestruction morbide, comme si elle était coupable d’un sinistre coup du sort. Cependant, Ray McKinnon ne sombre pas dans le misérabilisme et se lance à la recherche d’une résolution satisfaisante pour ses personnages, envers qui il manifeste une grande empathie. C’est en s’imprégnant chacun l’un de l’autre que la solution s’affirme: Chrystal doit lâcher prise, Joe doit faire face.
En guise de décors, le cinéaste cherche à inclure la nature dans la grande majorité de ses plans. La forêt de l’Amérique rurale est le théâtre du drame, mais également un lieu où la vie et la mort se tutoient. L’enfant de Joe et Chrystal est probablement mort, mais jamais son corps n’a été retrouvé, comme si la flore environnante l’avait avalé, alors que la voiture accidentée s’y est encastrée. Au détour d’une scène, Chrystal évoque même l’attachement des anciens aux bienfaits de la terre, et mentionne “la voix des végétaux” que n’entend plus la nouvelle génération. Aussi douce que sinistre, aussi intimidante que réconfortante, la forêt devient le lieux du mystique, là où Joe cherche inlassablement ce fils disparu. Un environnement tant associé au deuil qu’il recouvre presque intégralement la maison de Chrystal dans les premiers temps du film.
Devant tant de métaphores et d’évocations subtiles, le langage cinématographique de Ray McKinnon devient planant. Peu de hachures dans son œuvre, qui bien que parfois rêche dans certaines séquences mettant en parallèle les égarements de ses deux héros, revient toujours à une logique parfois proche de la rêverie. Le réalisateur emploie ainsi très souvent des fondus pour assembler ses scènes, et donner à Chrystal l’impression d’une fresque logique, tantôt fataliste, tantôt optimiste, mais toujours cohérente. Le spectateur, en s’imprégnant de cette volonté, se laisse couler dans ce récit, y fond, y laisse un peu de son âme et de sa sensibilité, malgré quelques instants trop trainants. Le débit de parole de Chrystal, mais surtout de Joe, y font écho: les mots sont suspendus, et le silence est aussi lourd de sens que les répliques.
Se confrontent toutefois les personnages secondaires, qui loin du désespoir des deux protagonistes principaux, sont eux plus ancrés dans une forme de réalisme violent. Ils sont le plus souvent, à l’exception du shérif local, ceux qui nous rappellent au concret et à sa dureté. En proposant une galerie de purs Rednecks, Ray McKinnon attaque frontalement les clichés, d’abord en les adoubant avant de les nuancer. La consanguinité, toujours supposée, est ainsi moquée, la culture de l’alcool et de la drogue qui frappe ces classes défavorisées est exposée, et si Chrystal devait comporter un antagoniste, il serait une pure caricature de cette population. Mais la nuances est là aussi de mise, et progressivement, Ray McKinnon tord le cou aux idées reçues, propose, avec un amour indéniable, une vision de la culture artistique des terres reculées américaines. Par l’intermédiaire d’un personnage, un académicien aveugle mais qui voit pourtant pleinement avec son cœur, le spectateur peut percé à jour la richesse de la musique de ceux qu’on appelle avec mépris les Hillbilly et la richesse de la tradition des histoires orales que personnes ne retranscrit à l’écrit.
Et si l’art était par ailleurs la véritable solution aux tourments de Joe et Chrystal ? L’extériorisation de la douleur par la création semble être une des pistes que nous propose Ray McKinnon. Tout d’abord, les élans de poésie de l’héroïne du film marquent un tournant dans le scénario, un moment où ce personnage donne le sentiment d’enfin progresser émotivement. Mais c’est plutôt concernant Joe que cette idée se fait la plus frappante. Durant tout le film, il assemble, de manière complètement hasardeuse d’apparence, des bouts de métal pour créer une forme de structure abstraite, moquée par certains protagonistes. Et pourtant, à la toute fin du film, tout finit par faire sens: l’expression brute de sa personnalité devient utile, trouve une fonction, comme si Joe avait prévu le futur. Dans un dernier plan sublime, Ray McKinnon achève son long métrage sur cette idée, celle que l’art n’appartient à aucune élite, et que son sens profond ne peut se percevoir qu’avec des yeux innocents.
Le créateur de Rectify n’est pas qu’un habile Showrunner, il a aussi été un temps un cinéaste prometteur, et Chrystal en témoigne. Sa réflexion sur le deuil est frappante de justesse bien que hautement allégorique, et au-delà des égarements propres à un début de carrière, son message est sincère et touchant.
Chrystal est actuellement indisponible, espérons une réédition prochaine.