(Utama)
2022
Réalisé par : Alejandro Loayza Grisi
Avec : José Calcina, Luisa Quispe, Santos Choque
Film fourni par Condor Films
Sur les terres boliviennes, l’élaboration d’un long métrage confine parfois au parcours du combattant. Bien que le pays soit peuplé de plus de onze millions d’habitants, il ne compte que seize salles de cinéma, presque toutes établies dans les grandes villes, délaissant une grande partie du territoire. Pour les réalisateurs en devenir, et même si l’Histoire du septième art bolivien est riche, le manque de subventions confronte également l’envie artistique aux considérations matérielles. Le parcours de Alejandro Loayza Grisi se révèle donc unique et prend des allures de long chemin tortueux vers les salles obscures. Initialement photographe, le jeune sud-américain aiguise son regard au gré de ses clichés, avec force d’évocation et beauté plastique. Grâce à cette première expérience, Alejandro Loayza Grisi acquiert des connaissances techniques qui se révéleront capitales pour la suite de sa carrière, mais prend surtout conscience du pouvoir narratif d’un simple visuel. En constante recherche d’émotion, il souhaite “raconter une histoire en une image”, et percer l’âme de ses sujets à travers leurs regards. Néanmoins, Alejandro Loayza Grisi fait ensuite ses premières armes de cinéaste à travers une série de documentaires. Profondément amoureux de son pays, il filme ses montagnes verdoyantes et ses plaines désertiques avec splendeur, mettant en lumière les problématiques environnementales dans un cri d’alarme significatif. Cette prise de conscience écologique se transpose à sa première œuvre de fiction, élaborée avec la complicité de son frère, Utama : la terre oubliée. À travers le portrait d’un couple, le cinéaste expose implicitement le désarroi des boliviens ruraux face aux bouleversements climatiques et sociétaux. Chaudement accueilli par la critique, Utama : la terre oubliée est récompensé à Sundance, avant d’être choisi pour représenter son pays aux prochains Oscars, et sort désormais en Blu-ray et DVD chez Condor Films.
Dans l’altiplano bolivien, Virginio (José Calcina) et Sisa (Luisa Quispe) forment un couple de paysans âgés, vivant de l’élevage de lamas. Confrontée à une sécheresse particulièrement longue, leur existence précaire devient une épreuve de force et de courage. Lors d’une visite de leur petit-fils Clever (Santos Choque), les tensions se trouvent exacerbées : leur descendant voudrait voir Virginio et Sisa quitter leur quotidien éprouvant pour gagner le confort des villes, mais les deux époux se refusent à délaisser les terres et rites ancestraux qu’ils ont toujours connu, même face au manque d’eau. Cependant, la santé fragile de Virginio bouleverse le statu-quo. Bien qu’il cache les signes de maladie à Sisa, son obstination à rester isolé dans la campagne met en péril son avenir.
Au centre de Utama : la terre oubliée, et en guise de point de départ avoué au scénario de Alejandro Loayza Grisi, la romance intense qui uni Virginio et Sisa s’affirme comme le socle du récit. En faisant de ses héros des reclus, isolés au centre de plaines désertiques, et en ne proposant que très peu de personnages secondaires, le film intensifie le sentiment amoureux et la relation de codépendance entre les deux protagonistes. L’épure visuelle proposée par un Virginio qui arpente souvent seul les somptueux paysages boliviens accentue la quête d’essentiel de Alejandro Loayza Grisi. En offrant un cadre dépouillé, et en centrant son regard sur ces deux personnages, le cinéaste se défait de tout artifice pour imposer une force sentimentale absolue. Virginio et Sisa n’ont besoin de rien, puisque leur amour réciproque suffit déjà à les combler, leur relation est leur seule richesse, et elle s’en voit magnifiée. Cependant, Utama : la terre oubliée confronte son couple de héros ordinaires au dilemme de la maladie et de la mort inéluctable. Régulièrement, Alejandro Loayza Grisi cloisonne son image, et utilise les lignes de son décor pour isoler visuellement les deux époux. Le poids du secret sépare l’inséparable et crée une effroyable division implicite dans l’unité du foyer. Seulement au moment de la confession de Virginio s’affiche une étreinte, illustrant ainsi l’idée que seule la vérité peut préserver l’union des cœurs.
La transmission générationnelle s’affirme également en idée motrice de Utama : la terre oubliée. L’arrivée de Clever dans le film offre un trait d’union entre Virginio et Sisa, alors que le secret de la maladie, et une routine solidement ancrée, imposait jusqu’alors une certaine glaciation des rapports affectifs. Le petit fils soucieux de ses aïeux est un vecteur d’empathie. Si peu de dialogues réunissent les deux époux taiseux, une succession de scènes anodines marquent une libération de la parole parfois difficile, apportée par Clever. Ainsi, le jeune garçon partage avec sa grand-mère le bonheur d’être un futur père, mais Virginio est exclu de cette séquence, ne percevant les échanges que depuis l’intérieur de sa vétuste maison alors que ses proches sont à l’extérieur. De la même manière, Clever décèle les symptômes de la maladie de son grand-père avant que celui-ci ne confesse son mal avec Sisa, partageant ainsi le poids du secret. Le descendant est un mélange des deux autres personnalités, aussi bien présent au potager avec Sisa, que dans la balade des lamas de Virginio, instant de communion avec la nature. Bien qu’il incarne la vision d’une Bolivie moderne et qu’il soit le symbole d’un choc des générations, Clever n’est pas un intru dans le foyer, il est l’incarnation d’un cycle de la vie qui se répète, et pourvoyeur d’une bienveillance souhaitée. En quittant sa casquette pour le chapeau de son grand-père, le petit-fils accepte son héritage spirituel.
Une part de savoir est néanmoins perdue au fil des âges. Utama : la terre oubliée fait parler le quechua à son couple de héros, alors que Clever ne maîtrise pas ce langage. Alejandro Loayza Grisi manipule la linguistique pour souligner une forme de repli sur soi de Virginio, préférant regarder vers le passé au crépuscule de sa vie. Ainsi, certaines discussions s’initient en espagnol, avant que la colère du mari ne s’exprime dans l’ancien dialecte, excluant Clever de la conversation et d’une vérité émotionnelle. Plus implicitement, et bien qu’elle ne soit jamais montrée, la ville d’où provient le petit fils est perçue comme un péril par Virginio, qui assimile la vie de la métropole à une forme de décadence, avec une pointe d’obscurantisme. L’accomplissement de sacrifices animaliers censés faire venir la pluie tant espérée inscrit davantage le quotidien de l’ancêtre dans un passé parfois rétrograde et désuet. Pourtant, le long métrage invite à percevoir une succession de signes de la nature que Clever ignore. Le condor typique de Bolivie, qui plane au début du récit avant d’être montré immobile au plus fort de la maladie de Virginio, constitue une métaphore de l’état de santé vacillant du personnage. L’aridité désespérante qui met à mal les cultures du couple peut aussi être interprétée comme une allégorie de la décrépitude du cocon familial liée à la vieillesse, métamorphosant Utama : la terre oubliée en véritable fable. Alejandro Loayza Grisi trouve cependant de la justesse entre la vision de deux générations différentes : si Clever ne comprend pas tout à fait la sagesse de la nature, Virginio met lui aussi de longues minutes à assimiler qu’il va être arrière-grand-père, malgré les indices ostensibles. Deux époques évoluent de concert, et la séquence où Virginio et Clever promène les lamas, et ne cessent de se dépasser mutuellement pour prendre l’ascendant sur l’autre, accentue la thèse de Utama : la terre oubliée : l’équilibre n’est pas dans la concurrence mais dans la communion des âges.
Utama : la terre oubliée n’en témoigne pas moins d’un amour fort envers les terres rurales de l’altiplano, que Alejandro Loayza Grisi filme avec une volupté de chaque instant. À travers le jeu de couleur, tranchant entre l’azur infini du ciel et le jaune marqué de la terre, et dans des cadres restituant la majesté des lieux, l’affection du cinéaste pour son pays est omniprésente. Le passé de documentariste de l’artiste lui octroie une maîtrise technique saisissante, toujours mise au service du récit et loin de ne se contenter d’un vulgaire étalage de paysages. L’évolution de l’environnement et du climat accentue toujours une idée initiée par les rapports humains. À plus forte raison, la perspective d’un déracinement est envisagée comme un déchirement par le couple de protagonistes. Utama : la terre oubliée fait du foyer un cocon précieux, construit à travers de nombreuses scènes qui en restituent la chaleur. Perdre l’habitat pour céder à l’exil dans les grandes villes, comme le reste du village, est une défaite que Virginio ne peut pas affronter. Puisque les deux époux n’ont presque rien, le peu qu’ils possèdent est chéri, que ce soit les murs de leur logis, ou ce qu’ils contiennent, comme cette petite boîte de souvenirs que protège farouchement Virginio. La communion avec le sol est totale lorsque Sisa se saisit d’une poignée de terre pour la serrer fortement, ou au cours des ballades solitaires de son époux.
Pourtant leur environnement se meurt. Habité d’une conscience écologique que Alejandro Loayza Grisi défend ardemment en interview, Utama : la terre oubliée réussit le pari de dénoncer les dérives sans virer au sermonnage. Jamais la pollution n’est montrée explicitement, elle se devine simplement dans les conséquences dramatiques qui frappent l’altiplano bolivien. La longue déchéance physique de Virginio est autant symbole de l’agonie climatique de sa terre que l’inverse, faisant évoluer les deux axes du long métrage en parallèle. Par ailleurs, Utama : la terre oubliée est dans une quête constante du vivant : scénaristiquement, l’espoir d’une pluie prochaine et la quête de l’eau sont au centre de la narration. Visuellement, c’est la faune du pays qui est mise à contribution. Outre le condor qui apparaît régulièrement dans le film, l’omniprésence des lamas, coiffés de rubans bariolés, est un fil rouge du récit. Lorsque l’un d’eux finit par mourir devant le bouleversement de son écosystème, et que Clever doit le porter jusqu’à la maison de ses grand-parents, Utama : la terre oubliée parachève un portrait désenchanté.
Au-delà de sa beauté plastique indéniable, Utama : la terre oubliée offre une fable émouvante et sincère sur les habitants d’une Bolivie précaire, en proie au temps qui passe et à ses bouleversements.
Utama : la terre oubliée est disponible en DVD et Blu-ray chez Condor Films, avec en bonus:
- Un entretien avec le réalisateur
- Une galerie de photos
- Un making of
- Des projets d’affiches