The Sadness
The Sadness affiche

(哭悲)

2022

Réalisé par: Robert Jabbaz

Avec: Berant Zhu, Regina Lei, Ying-Ru Chen

Film vu par nos propres moyens

Précédé par la réputation sulfureuse qui lui colle à la peau, The Sadness contamine depuis quelques jours les salles de cinéma acceptant de le diffuser et secoue le public. Le film de Robert Jabbaz, cinéaste canadien officiant essentiellement à Taipei, est avant tout porteur d’une promesse osée: celle de confronter le spectateur téméraire à l’un des longs métrages les plus violents qu’il lui ait été donné de voir. Ce pari fou, le réalisateur le remplit pleinement, et sa grammaire sanglante, vicieuse, et écœurante ne manque pas de tourmenter le public avec agressivité. De mémoire de cinéphile endurcit, il semble même bien difficile de se rappeler d’un étalage d’hémoglobine plus révulsant. Cette volonté profondément ancrée dans l’ADN de The Sadness n’a d’ailleurs pas manqué de semer sa production d’embuches diverses, et le financement de l’œuvre n’a rien de commun, alors qu’une grande part des fonds apportés au projet provient de spéculation sur la crypto monnaie, et plus étonnement des revenus de l’entreprise de camgirl d’un des financeurs. À l’évidence, l’élaboration d’un tel film n’a donc rien de commun dans le paysage cinématographique, et suffit presque à lui assurer un statut à part, à même de refroidir les distributeurs de notre pays. ESC fait pourtant aujourd’hui fi des obstacles, et se lance dans l’aventure d’une sortie nationale. Mais au-delà de la pirouette ultra gore, The Sadness a t-il un message à délivrer ?

Si on s’en fie à son résumé, il apparaît évident qu’une volonté de faire écho aux tourments sanitaires de ses dernières années plane sur l’œuvre. Alors que la population taïwanaise vit depuis plusieurs mois sous la coupe d’une maladie d’apparence bénigne, la vigilance des citoyens se relâche, et les gestes barrières n’ont plus court, malgré l’alarmisme des chercheurs. C’est à ce moment précis que le virus mute, et transforme ceux qu’il frappe en bêtes assoiffées de sang, cédant à leur pulsions meurtrières et sexuelles les plus infâmes. Au milieu du chaos, deux jeunes amants, Jim (Berant Zhu) et Kat (Regina Lei), tentent de se rejoindre de part et d’autre d’une ville à feu et à sang.

The Sadness illu 1

Alors que la planète se relève à peine des drames de la pandémie de COVID-19, et que des rebonds du virus se font sentir ça et là, The Sadness prend le parti de dénoncer certaines dérives actuelles d’une population qui pense pouvoir en finir avec les principes de précaution. Dès l’entame du film, la voix des médecins inquiets est muselée par les médias, et le manque de sérieux face aux considérations scientifiques est avancé comme l’élément déclencheur du drame. Jim et Kat eux même ne semblent plus en phase avec une réalité du terrain, et Robert Jabbaz s’en fait l’écho: alors que dans le métro, presque personne n’applique le moindre geste barrière, l’atrocité surgit, tandis qu’un peu plus tard, dans la salle d’attente d’un hôpital où chacun est masqué, quelques secondes de répit bien maigres sont proposées. Toutefois, et c’est là le principal problème du film, The Sadness ne va jamais au bout de sa démarche. On pense le long métrage acquis à la cause du savoir et de la recherche, mais la cabriole finale illogique met à mal la figure d’un virologue. Peut-être Robert Jabbaz a-t-il voulu se faire défaitiste sur l’avenir du genre humain, mais cette ultime insertion scénaristique ne fait que rendre son message confus.

Dans un élan plus admissible, mais filmé de manière relativement grotesque, The Sadness prend à cœur de dynamiter, dans tous les sens du terme, la réponse des pouvoirs publics à la pandémie. La rhétorique guerroyante des chefs d’états, impuissants face au désastre, est moquée, et ne convainc par ailleurs aucun citoyen. Le long métrage semble vouloir dénoncer les discours creux de notre époque, ceux-là même que nous avons pu éprouver chez nous. La démarche ne manque pas de pertinence, mais l’exécution laisse à désirer: il aurait été intéressant de se cantonner à la vision des écrans de télévision que le film expose initialement, et de renvoyer ainsi les médias face à leurs responsabilités, mais Robert Jabbaz casse le cadre pour coller aux décisionnaires, et créer ainsi une dichotomie de l’image qui anéanti le ressentis premier du public.

The Sadness illu 2

Finalement, The Sadness n’est jamais aussi pertinent que lorsqu’il se limite à une vision désabusée de la société taïwanaise. Le virus qui frappe les habitants contamine initialement les plus solitaires des êtres. La symbolique même des premiers symptômes, une ultime larme de tristesse avant qu’un sourire maniaque ne recouvre les visages, crée une forme de malaise plus prononcée que les élans les plus sanguinolents du récit. À travers la scène du métro, il convient aussi de se demander si Robert Jabbaz n’a pas voulu convoquer une image du terrorisme, alors que l’un des forcenés demande frénétiquement si il a “battu le record” après une attaque au couteau. C’est tout le paradoxe du long métrage, celui de trouver plus de substance dans la suggestion, alors que son langage est exagérément sanglant.

L’histoire d’amour entre Jim et Kat se pose d’ailleurs en témoin des maux de la société taïwanaise, un monde où le travail et l’obéissance que l’on doit à ses patrons prime sur le bonheur personnel. Les deux amoureux sont séparés par le récit, mais une fracture idéologique les éloignait déjà l’un de l’autre, alors que la belle rêvait de vacances lorsque son partenaire balayait d’un revers de la main l’idée de prendre une pause. The Sadness marque donc un grand écart entre ces deux sociétés que tout oppose, et ne les réunit qu’à la fin, préférant imposer le dialogue par téléphone interposé durant son déroulé, comme si des êtres pourtant proches étaient éloignés par la modernité. Toutefois, les péripéties de l’épopée ne laissent quasiment aucune place à la surprise, et on saisit rapidement de quoi sera fait le destin des deux protagonistes. Robert Jabbaz n’a pour ainsi dire aucune maîtrise du suspense.

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De tous ces axes de réflexions, maladroits mais présents, découle une question plus fondamentale. Même en acceptant qu’un cinéaste peut tout se permettre visuellement, jusqu’au dégoût le plus profond, ce que The Sadness provoque indéniablement, à partir de quel moment son message est-il parasité par son langage filmique ? Il est à peu près évident que le metteur en scène à des choses à dire, voire une douleur à confier, mais l’ambition première de vice absolu annihile son propos pour ne confronter finalement qu’à un écœurement primaire. Baignée dans le sang et les tripes, sa thèse se noie. Les distributeurs auront beau se draper dans un prétendu courage de sortir le film, alors que la réputation de l’œuvre suffit en réalité à lui octroyer un certain public, il n’en reste pas moins que ce que Robert Jabbaz voulait dénoncer se perd complètement dans son ambition première, celle de choquer le plus possible.

The Sadness tient la promesse de l’ultra violence et de l’avalanche gore suprême, mais au-delà de la pirouette cinématographique, le message du film ne semble jamais aller très loin, ou se voit délivré de manière grotesque.

The Sadness est actuellement en salles.

Nicolas Marquis

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