(ハッピーアワー)
2015
Réalisé par: Ryusuke Hamaguchi
Avec: Rira Kawamura, Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Maiko Mihara
Film vu par nos propres moyens
Alors qu’il n’a que 37 ans en 2015, le réalisateur Ryusuke Hamaguchi confirme l’audace et l’exigence propres à son cinéma. Plus qu’un simple metteur en scène, l’artiste est un expérimentateur du septième art, un théoricien pointu de l’âme humaine qui s’affranchit des conventions du milieu pour tisser sa longue analyse de la société japonaise, et des êtres qui la peuple. Si en 2008, son premier long métrage, PASSION, avait esquisser quelques thèmes voués à devenir fétiches pour Ryusuke Hamaguchi, et lui avait conférer une certaine aura auprès de la critique, en 2012, Intimacies avait lui affirmer la volonté de se défaire des limitations habituelles du cinéma. Courant sur plus de 4 heures, le long métrage étalait une poésie lancinante et planante, réclamant de son spectateur une implication émotionnelle soutenue, loin des standards habituels. Les œuvres de Ryusuke Hamaguchi ne sont pas pensées pour rentrer dans les moules de l’industrie, mais se révèlent être en vérité des installations artistiques uniques qui lui permettent de devenir alors membre du KIITO, le centre créatif de Kobe qui réunit de multiples personnalités dans toutes les disciplines. Ainsi, après quelques moyens métrages et un passage du côté du cinéma documentaire, le réalisateur renoue avec sa lente grammaire à l’occasion de Senses, qui reste à ce jour le film le japonais le plus long de l’Histoire, du haut de ses 5 heures. De quoi plonger le public dans une expérience unique: durant toute la durée de son oeuvre, Ryusuke Hamaguchi ne demande pas à son audience d’assister passivement aux événements qu’il expose à l’écran, sous peine de passer à côté de son message, mais de vivre un temps conséquent en compagnie de ses 4 égéries, de faire partie de leur groupe d’amies pour en ressortir transformé et à jamais marqué. Senses est davantage qu’un long métrage, il est un partage cinématographique.
À l’instar de ses précédentes propositions, Ryusuke Hamaguchi met en scène des personnage proches de lui, eux aussi dans la trentaine, et eux aussi habitants de Kobe. Akari, Sakurako, Fumi et Jun (respectivement jouées par Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Maiko Mihara et Rira Kawamura) sont 4 amies solidement unies, vivant au gré de leurs réunions régulières. Cependant, chacune d’entre elles fait face à un quotidien qui l’oppresse: si Akari est une célibataire endurçie, les 3 autres complices sont prisonières de mariages dans lesquels elle ne s’épanouissent pas, se pliant au désiratat de leurs époux. Le jour où Jun avoue à ses camarades qu’elle est actuellement en pleine procédure de divorce, le petit groupe est secoué, et chacune plonge dans une profonde remise en cause.
Pour tutoyer l’essentiel, caresser la substance profonde de l’être humain, Senses met totalement à nue ses personnages féminins. Si 5 heures de temps semblent à l’évidence un investissement conséquent pour le spectateur, la douceur de Ryusuke Hamaguchi dans le déshabillage moral des 4 amies exige une telle installation. Le cinéaste décompose le petit groupe par touches subtiles successives, jusqu’à parvenir brillamment au choc de sentiments savamment préparé, dans ses ultimes minutes. Ce que le long métrage réclame, il le récompense par une lente montée en régime émotionnelle. Le langage filmique de Senses est essentiellement composé de silences et de non dits. La psyché des 4 protagonistes ne se livre pas par la parole, mais se lit sur leurs visages taiseux, et sur la moindre nuance dans leur expression. L’œuvre invite à se défaire du verbe pour voir au-delà des apparences, s’immiscer dans le cœur tourmenté de ses personnages.
Ryusuke Hamaguchi casse toutefois ce dogme à une reprise, pour démontrer par le dialogue que les mots ne suffisent justement pas à cerner pleinement les contradictions de l’être: alors qu’elle est à la barre dans le tribunal qui statue sur son divorce, Jun convie ses camarades à l’audience. Harcelée de questions par l’avocat de son mari, la jeune femme se décompose alors que sa vie est étalée froidement. Au terme de son témoignage, le juge, filmé avec ampleur, affirme lui-même le paradoxe propres aux âmes chahutées. Il comprend pourquoi Jun souhaite le divorce, mais rien dans les faits ne lui permet de l’accorder. La vérité n’est pas dans les événements, mais dans la pensée, et la société ne l’admet pas.
Cette vision parfois froide et clinique du monde extérieur, de tout ce qui sort du cocon soyeux bien que parfois contrarié de l’amitié entre les 4 protagonistes, définit également le message profond de Senses. À l’évidence, en mettant en avant le destin de 4 femmes, le film entend prendre leur parti, dans des élans parfois proches du féminisme. Toute l’intelligence de Ryusuke Hamaguchi réside dans sa volonté de ne pas en faire initialement des combattantes, mais plutôt des êtres résignés à ce qu’on exige d’elle. D’une part, la législation japonaise est dénoncée, alors qu’un divorce ne peut être obtenu que s’ il y a eu faute, et que deux époux peuvent être condamnés à vivre ensemble même lorsque les sentiments ne sont plus là. D’autre part, le personnage de Sakurako, peut-être le plus creusé, se heurte en permanence au monde extérieur. Elle aussi est prisonnière d’un mariage vacillant, où l’affection est absente, mais elle se refuse de longues heures à se l’avouer. Pire, elle semble se soumettre seule aux plus dures épreuves. Son époux brille par son absence, même lorsqu’il est question de prendre soin de sa propre mère, ou lorsque son fils a besoin d’une main secourable. Senses défini la place de la femme comme essentielle, mais dénonce la pression qu’elle subit. Le film ne se contente d’ailleurs pas de mettre en accusation la vie maritale: Akari est elle célibataire, mais son travail d’infirmière exige d’elle une dévotion totale, qui perturbe son cheminement sentimental.
Perpétuellement, Senses épouse la vision des personnages féminins, et n’hésite pas à offrir une représentation dépouillée de l’homme. Gravitant constamment autour des 4 amies, leurs conjoints et flammes respectives sont dans une méconnaissance totale de la nature profonde de leurs partenaires, jusqu’à ce qu’émerge implicitement l’image d’un patriarcat qui ignore tout des affres d’une femme. Ryusuke Hamaguchi impose à ses acteurs masculins un jeu froid et détaché, presque dépourvu de tout sentiments. Impossible pour eux de comprendre leur vis-à-vis sans une verbalisation. Ainsi, le mari de Jun refuse le divorce tant qu’elle ne se sera pas expliquée verbalement avec lui, affirmant ainsi son incapacité à assimiler ses émotions. Par ailleurs, en faisant de lui un scientifique, Senses l’inscrit dans une logique de déduction une fois de plus basée sur les faits, alors que la vérité se niche dans l’implicite. Pourtant, l’homme n’est pas toujours condamné, même s’ il est toujours jugé. Akari pourrait être une femme solitaire, mais il n’en est rien: elle éprouve un besoin d’affection qui la pousse à chercher la compagnie. Toutefois, les élans charnels ne la satisfont pas: elle cherche une communion plus intense.
Cette symbiose espérée reste l’apanage des 4 protagonistes, une connivence de femmes. Seules elles peuvent se comprendre mutuellement, car elles ont conscience des embûches que sème la société sur leur passage. En offrant 4 variations féminines, le long métrage tente de couvrir le spectre le plus large possible, caresse même une forme d’exhaustivité. Senses est à l’évidence chorale par nature et en tire une richesse insondable. Une forme d’unité émerge du groupe. Dans une mise en image évanescente et presque sensuelle, Ryusuke Hamaguchi réunit ses actrices dans une forme de communication qui transcende les mots. Les secrets et mensonges pèseront sur le groupe, mais une symbiose les habite profondément. Durant les premières minutes du film, le cinéaste fait d’ailleurs étalage d’un atelier auquel participent les 4 amies, et qui invite ses participants à trouver d’autres formes de communication que le verbe. Le réalisateur utilise un exercice en particulier pour asseoir son principal artifice visuel. Face à face, les femme établisse une connexion par le regard, que Ryusuke Hamaguchi restitue par des plans face caméra. Tout au long de son œuvre, aux moments les plus significatifs, il répète ce procédé, pour témoigner d’une union profonde. Une seule fois le fil sera rompu, et signera un tournant dramatique.
Aussi ancré dans la société moderne soit Senses, quelques artifices évoquent le passé lointain, comme pour signifier aux spectateurs que le mal qui frappe les 4 amies n’est pas nouveau, mais trouve ses racines dans des temps immémoriaux. La mère de l’époux de Sakurako porte cette symbolique, et semble épauler sa belle fille lorsqu’elle est en proie aux plus vives épreuves. Rapidement, elle rend également compte de sa jeunesse de mère solitaire, alors qu’elle était livrée à elle-même pour élever son fils. Les ancêtres ont eux aussi fait face aux incohérences d’un monde injuste et exigeant. Le regard de Ryusuke Hamaguchi n’est toutefois jamais manichéen, et l’insouciance de l’adolescence, désormais loin des 4 protagonistes, est également montrée comme un idéal. Le fils de Sakurako a beau être torturé par un dilemme moral, il esquisse les contours d’un amour plus vif que celui qu’éprouvent ses aînés. Enfin, en mêlant des visuels d’un Kobe constellé d’immeubles modernes, et une séquence dans une station balnéaire traditionnelle japonaise, où les 4 amies se vêtissent de kimonos typiques, Senses convoque une fois de plus le présent et le passé.
Senses est une expérience artistique qui transcende le cadre d’un film conventionnel. L’image de la femme que nous propose Ryusuke Hamaguchi brille par sa justesse, dans une galerie de portraits aussi doux que torturés.
Senses est disponible en Blu-ray chez Arte Vidéo, dans une édition comprenant:
- Making of « Beyond Happy Hour » (2018 – 36 min)
- Livret de 28 pages