Radio Metronom
Radio Metronom affiche

(Metronom)

2022

Réalisé par : Alexandru Belc

Avec : Mara Bugarin, Serban Lazarovici, Mara Vicol

Film fourni par Pyramide Films

Après l’ère du totalitarisme, la Roumanie panse les blessures des années de sang du pouvoir dictatorial mené par Nicolae Ceaușescu en transformant l’expression artistique en geste curatif. Souvent le regard tourné vers le passé, le cinéma local plonge dans l’obscure mémoire du pays pour mettre en lumière les crimes du passé, les immortaliser sur la pellicule et fédérer une nation autour d’une impossible réconciliation, à l’aune des secrets dévoilés. Lorsque sur les écrans ressuscitent les fantômes de l’âge de l’oppression, les récits bouleversants de vies brisées par l’autoritarisme sont à la fois indispensables témoignages et avertissements aux générations futures. Confronté aux évocations des heures sombres de son Histoire, un peuple tente de s’interdire de reproduire les schémas de haine qui l’ont meurtri. Fils des années 1980, le réalisateur et scénariste Alexandru Belc n’a que peu connu l’époque de la répression violente, mais dans la quête de savoir de sa jeunesse, il a affronté, étudié et réfléchi les rouages du despotisme. Diplômé en cinéma mais également en sciences politiques, il incarne le mariage roumain indissociable entre la culture et l’analyse sociétale d’un pays encore convalescent. Il est un disciple des auteurs frondeurs et précurseurs de la libération et il hérite notamment d’une part de l’acidité de Cristian Mungiu, en devenant son script sur le plateau de 4 mois, 3 semaines et 2 jours. Entre passé et présent, Alexandru Belc porte la flamme d’une conscience sociale nouvelle et insoumise.

Avec Radio Metronom, le cinéaste pose son regard sur une époque charnière de l’Histoire roumaine. Après une très courte période de relâche en 1968, le régime de Nicolae Ceaușescu trahit les promesses de liberté et se replie dans une répression sévère de la jeunesse roumaine. Les adolescents des années 1970 sont écartelés entre leur rêve d’épouser le mode de vie occidental et la cruelle contrainte de leur libre expression. Enchaînés aux codes rigoureux d’une société décadente, les jeunes hommes et femmes de Bucarest sont néanmoins bercés par les émissions illégales de Radio Free Europe, et notamment par Metronom, le programme en langue roumaine qui laisse planer sur la capitale les airs rock des groupes anglais et américains. Dans le secret des salons, une nouvelle génération perçoit les sirènes de l’émancipation intellectuelle et les envolées de Jimmy Hendrix, des Beatles et des Doors. À l’aube des années 2020, Alexandru Belc ambitionne de consacrer un documentaire à cette page méconnue à l’échelle internationale de l’Histoire roumaine, mais il se heurte rapidement aux limites de l’exercice. Le cinéaste se passionne pour les destins des auditeurs davantage que pour l’émission radiophonique, et pour retranscrire parfaitement leurs aspirations, la fiction offre une plus grande marge de manœuvre. L’œuvre se transforme pour devenir Radio Metronom, un drame subtil, fragile et pourtant intense, autour d’une jeunesse qui entrevoit la liberté par une frêle lucarne, mais qui vit dans la peur d’un pouvoir ivre de contrôle. Pour comprendre la génération de ses parents, Alexandru Belc doit construire sa propre tragédie en deux actes, exalter les enjeux et plonger le spectateur dans la peau d’Ana (Mara Bugarin), adolescente songeuse présente dans presque tous les plans, bientôt rattrapée par la réalité. Prix de la mise en scène dans la sélection Un Certain Regard au Festival de Cannes 2022, Radio Metronom se découvre désormais en DVD chez Pyramide Films.

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Sur le point de passer leur baccalauréat, Ana et ses camarades de classe se réunissent dans l’appartement de l’une d’entre eux pour danser, rire et écrire clandestinement une lettre adressée à l’animateur de Metronom. D’abord réticente à l’idée de se joindre à la fête, et notamment peinée par le départ prochain de son petit ami Sorin (Serban Lazarovici) pour l’Europe de l’Ouest, l’héroïne se résout à accompagner ses amis et à noyer son chagrin dans l’euphorie insouciante de la soirée. Après des instants de partage et d’extase, les adolescents découvrent l’horreur. Dénoncés par un mystérieux informateur, ils sont arrêtés et conduits au poste de police par la Securitate, la police roumaine de l’époque, et contraints d’avouer le simple crime absurde d’avoir voulu entrer en contact avec Radio Free Europe. Tiraillée entre ses idéaux et la menace d’un système répressif, Ana résiste avant de céder.

Dans le microcosme ouaté du salon où prend place la fête innocente, une génération clame le droit de revendiquer son identité. Si en dehors du secret des appartements, la jeunesse est uniformisée, contrainte de se vêtir selon les codes imposés par les établissements scolaires, le vêtement devient un levier précaire d’affirmation de soi en dehors des rues de Bucarest. Les couleurs se confrontent et fusionnent dans un ballet langoureux, les motifs fleuris et les Blue Jeans tranchent avec l’austère noir et blanc ordinairement de rigueur. Par le plus petit mode d’expression possible, l’être humain s’engouffre vers la liberté. Ils ne sont plus de simples lycéens anonymes, dans l’assemblée de teintes et de coiffures disparates, les personnages deviennent Ana, Roxana ou Géo et clament leur droit à l’individualité. Loin de la rigueur de l’école, ils se réapproprient leur désir naturel de frivolité. Le temps est au batifolage, au flirt, à la candeur, à la passion incandescente des premiers amours et au chagrin absolu des premières déceptions. Sur les accords de Light My Fire, dont les 8 minutes sont intégralement retranscrites, les Doors offrent une sublime bande-son aux esprits libertaires, attirés par les pulsions de l’adolescence. Les chaînes de l’oppression s’évanouissent durant quelques minutes, les lois n’ont plus d’emprise sur une jeunesse désinvolte et affranchie. Les secondes se suspendent, les diktats s’effondrent, les corps et les cœurs transis s’unissent dans des danses lascives, comme un affront implicite à l’ombre de la dictature. Le rock se transforme en hymne et en philosophie, que Radio Metronom illustre dans une fugue incessante de plans séquences virtuoses. Entre racines roumaines et rêves internationaux, une nouvelle psyché émerge, née du mariage prohibé des cultures. Les camarades d’Ana se déhanchent sur les chansons de Metronom, mais ils renouent aussi ponctuellement avec les airs locaux, dans une séquence de danse transcendantale. Ils sont le fruit d’une époque davantage que d’une nation, une incarnation des années 1970, sans frontière mais consciente de son héritage. Une contre-parole bientôt bâillonnée au régime en place se laisse entendre dans de grands éclats de rire. Les lycéens n’ont que peu d’armes pour exprimer leur révolte, mais ils sont conscients des injustices, et une simple blague visant à ridiculiser Nicolae Ceaușescu est un acte de rébellion timide mais affirmé. Dans un long métrage parfaitement scindé en deux, le premier tableau de Radio Metronom est une déclaration d’amour à l’impertinence, avant la plongée aux enfers.

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L’intervention de la Securitate est un axe de symétrie dans un récit à double visage, un événement acté qui ouvre le chapitre de la coercition morale et des entraves à la libre expression. Radio Metronom hurle sa rage de vivre dans sa première partie, il dissèque les mécanismes institutionnalisés de l’oppression dans sa seconde, comme une réponse cinglante aux élans d’insouciance. La jeunesse meurt dans la douleur, elle agonise dans les bureaux de la police, face à l’autoritarisme, à la violence morale et physique, à la menace et à la manipulation. L’épée de Damoclès s’abat sur Ana et transforme sa romance juvénile en tragédie mortifère. Les sentiments ne sont pas récompensés, ils sont à l’inverse punis et réprimés, l’honnêteté du cœur devient une faiblesse dans un royaume où s’effondre la vertu morale. Il n’est de pire menace pour un régime totalitaire qu’une sédition de la jeunesse, et il n’est de réponse plus vicieuse que l’incitation des autorités à trahir les siens. Si Ana incarne explicitement la noblesse sentimentale, se décrivant notamment comme une romantique, la Securitate emploie tous les moyens possibles pour s’approprier sa sensibilité et faire de sa fragilité une faille propre à la métamorphoser en collaboratrice. La protagoniste aspire à la liberté, le pouvoir tyrannique réagit comme une bête affamée en la privant du moindre choix. Elle ne devient pas complice des forces de l’ordre par espoir d’une récompense, mais par peur de la répression. À la musique omniprésente dans la première partie du film répondent désormais d’inlassables silences, car aucune réponse sensée ne peut être opposée à des hommes dépourvus de raison. Lorsque les captifs sont contraints de transcrire par écrit le récit de leur nuit de débauche, un agent de police compare leur confession à une rédaction scolaire et abandonner ses idéaux est alors assimilé à un devoir. Les âmes rebelles ne peuvent plus tutoyer l’épanouissement, le reniement des valeurs et de la cohésion de groupe sont des obligations impérieuses. L’avenir n’est plus garanti, il n’est plus qu’une promesse incertaine, entièrement aux mains d’un colonel qui s’autoproclame maître des destins et qui se substitue aux figures paternelles. De la sollicitude à la menace, de la récompense jamais concrète à la violence, il s’impose comme un dompteur de fauves métaphorique, qui contraint les esprits et les corps à violenter leurs convictions, jusqu’à ce que l’abnégation hors normes d’Ana cède définitivement.

Radio Metronom est un combat tragiquement acerbe, entre l’amour sincère et les règles d’une société qui interdisent l’extase du corps et des cœurs. La passion a perdu la bataille, elle a été terrassée et hideusement convertie au culte de la trahison inextricable. Après avoir érigé son héroïne en figure romanesque, Alexandru Belc souille tout ce qui faisait la valeur intrinsèque d’Ana. La volonté et la fougue sont mis à mort, dans les bureaux de la Securitate, et l’être nouveau qui sort du commissariat est vidé de sa substance. Dans la Roumanie de l’ère Ceaușescu, la fleur de l’affection adolescente ne peut pas croître, le sol est contaminé par la folie des adultes, l’invariable cycle de la défiance doit se reproduire pour que continue de sévir le joug invisible d’un pouvoir dément. La fuite est ainsi constamment évoquée dans Radio Metronom, sans que jamais le moindre personnage ne condamne un futur expatrié potentiel. Ana aime Sorin, son départ est un déchirement, mais elle ne peut pas lui reprocher son choix de migrer vers des terres où de meilleures chances s’offrent à lui, puisqu’ici il n’en a aucune. Un même poids moral les unit, ils sont voués à se séparer mais une expérience commune réunit celle qui a trahi par contrainte et celui qui fuit par opportunisme. Perpétuant son acerbe symétrie scénaristique, le long métrage confronte deux scènes de plaisirs charnels entre les deux personnages. Tandis que le premier est inabouti et interrompu par l’aveu de l’amour d’Ana, le second est assouvi mais taiseux, comme si les deux âmes partageaient désormais une complicité au-delà des mots, cimentée par la douleur de vivre. Les amants ne sont pas coupables, ils sont victimes de l’autorité déshumanisée et de l’ascendant sociétal d’adultes déviants. La candeur juvénile est agonisante, il n’en reste plus que des bribes éparses et d’ultimes relents, comme les vestiges d’un temple en ruines, et des cendres pourrait bien renaître le brasero de la révolte, mais après la nuit de tous les dangers, l’innocence est morte, les sentiments sont réprimés, l’amour a été vaincu par la réalité d’un monde froid et l’ombre d’un tyran désincarné.

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Pour que le mal puisse proliférer en toute quiétude, le renoncement des figures d’autorité familiales et intellectuelles est nécessaire. Davantage que la trahison d’Ana, Radio Metronom condamne véhément son père, professeur de faculté passif dans la première partie du récit, incitateur de la perversion des idéaux dans la seconde partie du film. Les élites ont démissionné de leur mission de regard critique sur la société, elles ont abandonné le combat et invitent la jeunesse à imiter leur effroyable exemple. L’instruction n’élève plus l’esprit, elle le modèle et le façonne pour le priver de sa réflexion. À nouveau, rapprocher la confession écrite d’Ana d’une rédaction revêt un double sens, et l’approbation du gradé de la Securitate, devenu instituteur du malheur, tend à confondre volontairement le devoir scolaire et civique, dans une société défaillante. L’enseignement ne garantit plus l’épanouissement, il perpétue à l’inverse l’exaltation d’un système toxique pour l’individu. En détruisant l’être, la Roumanie de l’époque totalitaire interdit l’élévation de l’âme. Jadis passionnée de musique pop et consciente de son importance politique, Ana ne peut plus communiquer avec les muses, et détruit d’elle-même les bandes de son magnétophone. La mélomane se prive seule de sa passion, comme un acte de repentance face à une faute dont elle n’est pourtant pas responsable. Les espoirs d’émancipation ont été démolis par la logique sanglante des hommes. Le personnage vecteur de l’art est vidé de sa substance et se voit dès lors uni à une mère jusqu’ici pragmatique. Une blessure commune implicite rassemble les deux femmes, et les silences remplacent mille mots. Radio Metronom est le récit d’une génération sacrifiée, qui un soir peut côtoyer l’horreur au plus proche, pour que demain, sur le parterre des places de Bucarest, l’uniformisation de la jeunesse soit garantie encore pour quelques mois, dans un régime agonisant. L’Histoire du pays regarde le drame, sous l’œil de statues ancestrales. Le futur n’est plus une promesse, il devient un chemin fragile.

Subtilement mis en image et intelligemment construit, Radio Metronom plonge dans les pages sombres de l’Histoire avec une retenue bienvenue et une soif de liberté affirmée.

Radio Metronom est disponible en DVD chez Pyramide Films, avec en bonus : 

  • Entretien avec Alexandru Belc (9 min)
  • Contexte historique et analyse de séquences par Traian Sandu, historien spécialiste des totalitarismes en Europe Centrale (12 min & 8 min)

Nicolas Marquis

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