Plumes
Plumes affiche

(ريش)

2022

Réalisé par : Omar El Zohairy

Avec : Samy Bassouny, Fady Mina Fawzy, Demyana Nassar

Film fourni par Blaq Out

Homme de l’ombre des plateaux de tournage, Omar El Zohairy évolue dans les coursives du cinéma égyptien. Malgré ses treize ans de carrière, le réalisateur fait d’abord ses gammes à l’ombre des artistes iconiques du pays. Sa relation de confiance avec Yousry Nasrallah lui permet d’apprendre le métier sous l’égide d’un des metteurs en scène les plus influents d’Afrique du Nord : ensemble, ils s’attèlent à l’élaboration de Femmes du Caire en 2009, puis Après la bataille en 2012, pour lesquels Omar El Zohairy est crédité en tant qu’assistant-réalisateur. Au plus près du maître, le jeune débutant tutoie pour la première fois une flamme de révolte et un regard sans concession sur la société de son pays, voués à habiter ses futures œuvres. En 2014, le court métrage The Aftermath of the Inauguration of the Public Toilet at Kilometer 375 marque un tournant pour Omar El Zohairy, désormais réalisateur en chef. Au-delà de la malice de son écriture, empruntant des éléments à des écrits de Anton Tchekhov, le cinéaste est propulsé avec succès sur le devant de la scène festivalière, notamment à Cannes qui lui réserve un accueil chaleureux. Pourtant, il aura fallu attendre huit ans pour que le cinéaste retourne derrière les caméras, cette fois sous la forme longue, à l’occasion de l’étrange Plumes. La Croisette n’a néanmoins pas oublié l’un de ses enfants chéris, et salue son retour en 2022.

Dans ce nouveau long métrage, l’absurde côtoie les messages de société acerbes sur un pays en proie à ses démons. Plumes transpose le parcours tumultueux d’une mère résolument dévouée à sa famille plongée dans la précarité, au point de ne vivre sa vie que par procuration, presque en esclave. Mais le jour où un magicien vient animer la fête d’anniversaire de l’un des enfants, le destin bascule : à la suite d’un tour, le patriarche du foyer disparaît, remplacé par un poulet. Impossible pour le prestidigitateur de faire réapparaitre le père, malgré tous ses efforts. Dès lors, celle qui était jusqu’alors reléguée au rang de servante doit s’émanciper, pour subvenir aux besoins des siens.

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Entre élans kafkaesque et fronde accentuée contre un système délétère, Plumes fait de l’étrangeté et de la transcendance de la réalité un outil de dénonciation contre les inégalités. Pour transcrire une douleur de vie avec la sincérité nécessaire, Omar El Zohairy fait le choix du fantastique, parfois plus proche du quotidien qu’une mise en image concrète. L’absurdité profonde du scénario, assurément déroutante, est complètement assumée par le réalisateur, qui en fait un levier essentiel à sa fable sociétale. Pour parvenir à un tel résultat, Omar El Zohairy s’affranchit des règles dogmatiques de l’écriture cinématographique habituelle. De son propre aveu, le metteur en scène à dû oublier tout ce qu’il a appris sur les bancs de l’Institut Supérieur du Cinéma du Caire, pour ne se fier qu’à son intuition. Dans un exercice de pensée follement libre, le réalisateur assume la volonté de ne jamais affirmer son propos, mais plutôt de laisser le spectateur vivre son œuvre pour en tirer ses propres leçons, même si Plumes peut perdre son public en route. À plus d’un titre, le long métrage est déroutant, mais ce labyrinthe filmique est savamment construit.

Dans son approche visuelle, Omar El Zohairy fait preuve d’une certaine forme d’austérité, et de dépouillement. Composé exclusivement de plans fixes, Plumes offre un cadre rigide à son histoire, dont il est compliqué de s’extirper pour les personnages qui en sont prisonniers. Pour parvenir à ce résultat, le metteur en scène confesse s’inspirer essentiellement de la photographie, bien plus que du cinéma dont il cherche à se détacher. L’écran devient une cellule impénétrable, dans laquelle la mère de famille est cloisonnée, comme elle est esclave des diktats de la société. La froideur des prises de vues accentue le profond sentiment d’injustice éprouvé. Par ailleurs, jamais les décors du film ne sont fournis : au contraire, en faisant preuve d’économie absolue sur les accessoires, Plumes confronte le public à la précarité extrême de la famille au centre du récit. La salissure omniprésente, souvent issue du poulet, fait naître une forme de dégoût. Le parti-pris de réalisation est assurément clivant, mais Omar El Zohairy l’adopte dans le but de faire naître un sentiment d’étouffement.

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L’oppression du devoir familial s’exprime également à travers la répétition presque robotique des tâches du quotidien. En jouant sur un rythme lancinant, parfois très lent, Plumes fait ressentir une forme de douleur issue du dur labeur. De plus, bien que le père de famille soit le détenteur de l’argent, qu’il cadenasse, il revient à la mère de faire face aux usuriers. Constamment, le film nous confronte à une injustice lourde et au sentiment que sa protagoniste doit subir les conséquences des actes de ceux qui l’entourent, sans jamais pouvoir influer sur le cours des événements. Même lorsque son époux disparait, cette femme reste prisonière d’un carcan social profondement ancré dans le socle familiale. Elle continue de s’acquitter de son sinistre devoir, repoussant l’échéance certaine d’un point de rupture. Son emprise sur sa propre existence est totalement absente, et les rapports de force, y compris envers les jeunes enfants, sont viciés. En offrant à ce personnage principal presque aucune ligne de dialogue, Plumes fait de son mutisme un barreau supplémentaire à la prison de sa vie.

Implicitement, le long métrage remet en cause de façon logique les dogmes oppresseurs du patriarcat, qui entravent la libre évolution des femmes. Le chemin tortueux vers l’épanouissement de soi est chaotique à chaque virages : même une fois libérée de l’emprise de son mari, la mère est confrontée aux amis et aux patrons de son cercle proche, tous dominateurs. D’une part, Plumes condamne les institutions : la police n’est strictement d’aucun secours dans la détresse de cette femme, et recourir à leurs services est presque synonyme de tourment. D’autre part, les quelques mains secourables qui s’offrent à l’héroïne finissent toujours par laisser poindre une duplicité : si dans les premiers temps, un homme pourvoit aux besoins de la famille à l’abandon, il finira par tenter d’obtenir des faveurs charnelles, avant de se montrer tyrannique. La solution esquissée par le long métrage réside dans une mise à mal, voire à mort, de ces figures d’autorité paternalistes. Plumes est un film frondeur, qui malgré sa grammaire insaisissable, laisse retentir un cri de révolte.

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Mais au-delà d’une ferme condamnation du patriarcat, indissociable du film, Omar El Zohairy donne des racines plus profondes à ce mal qui gangrène son pays. La tyrannie financière est le moteur de toutes les vexations, et l’outil de répression premier. La protagoniste ne peut pas quitter son statu car elle est femme sur une terre controlée par les hommes, mais également car elle est pauvre dans un monde où ceux qui possèdent dictent leur loi. L’endettement du foyer est une fatalité inextricable, toute aussi omniprésente que la vétusté des décors. Pour seul luxe, un poste de télévision orne le salon, mais son état catastrophique, régulièrement montré, souligne la fragilité d’un confort presque inexistant, et dérisoire. L’omniprésence de l’usine où travaille le père de famille exacerbe le sentiment d’inégalités outrageuses : sans virer à la caricature grossière, Plumes fait des propriétaires de l’exploitation des nouveaux esclavagistes, à la fois apte à saisir les biens des protagonistes, mais aussi instigateurs du travail de tout jeunes enfants, dans des séquences révoltantes. En complément de cette mainmise de l’usine sur le quotidien, ses hautes cheminées s’invitent très régulièrement dans le cadre de l’image, notamment à travers les fenêtres du logis, comme jetant leur ombre despotique sur le foyer.

L’industrialisation de tout domaine naturel apparaît comme une constante de Plumes, qui substitue tout décors organique à son environnement. De l’amoncellement d’ordures d’une décharge grignotant le moindre bout de terre, à la fumée opaque d’origine inconnue qui pénètre l’appartement des héros, rien ne laisse de respiration au public, plongé dans un contexte étouffant. Le pays décrit à l’écran se meurt sous les coups d’une pollution inévitable, déraisonnée, irresponsable. La corruption du moindre espace, reléguant certains personnages à une maigre cabane de tôle au milieu des immondices, accentue la décrépitude ambiante. La marche inéluctable du temps et de la modernité s’oppose aux intérêts humains. Les êtres sont avalés par cette gangrène, et recrachés dans une souillure permanente qui noircit les corps. Comme une touche d’ironie au milieu de ce cercle vicieux mortifère, Omar El Zohairy invite quelques touches occidentales dans ses prises de vue : un masque de Mickey, ou plus explicitement les émissions de télévision montrées, laissent percevoir le fantôme d’une autre société, vivant sur la malheur de l’Égypte.

Si la forme de Plumes est exigeante et demande un effort de la part du spectateur, son message est nécessaire dans la photographie loufoque de toute une société.

Plumes est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus:

Nicolas Marquis

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