2022
Réalisé par : Albert Serra
Avec : Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Marc Susini
Film fourni par Blaq Out
À la lisière entre réalité et rêverie, Albert Serra est un expérimentateur du cinéma, un exaltateur des sens qui privilégie le ressenti brut à la cohérence scénaristique parfaite. La réflexion dense propre à ses œuvres naît d’une manipulation affirmée du visuel et du son, parfois volontairement en totale inadéquation pour insuffler mystère et obscurité. Comme une illusion d’optique constellée par mille couleurs, ses films métamorphosent le grand écran en membrane selon les mots de l’auteur, en fenêtre sur un monde fantasmagorique et pourtant intimement lié aux angoisses de notre époque. L’émotion prime sur la compréhension absolue dans un voyage onirique aussi déstabilisant qu’hypnotisant. Plusieurs fois récompensé aux Césars, globalement plébiscité par le public, son dernier long métrage en date Pacifiction – Tourment sur les îles marque l’apogée de cette démarche artistique unique du réalisateur espagnol, qui tourne une fois de plus en langue française, sa terre d’accueil. De la cour des rois des temps lointains, évoquée dans La Mort de Louis XIV et Liberté, Albert Serra revient désormais à notre présent, mais quitte la métropole pour poser son regard sur les territoires d’outre-mer. Initialement inspiré par l’autobiographie de Tarita, l’épouse de Marlon Brando, Pacifiction – Tourment sur les îles est une évocation complexe des peines de la Polynésie, ici de Tahiti, le témoignage de la perte d’un paradis et de sa sacralité, gangréné par l’ingérence occidentale. Distant des autochtones, un pouvoir politique ténébreux régente et s’infiltre insidieusement dans toutes les strates de la société. À l’instar des instances qu’il entend dénoncer, le cinéaste prétend surveiller ses acteurs davantage qu’il ne les dirige, faisant d’eux les “réceptacles de la pression”. Ne dépassant jamais trois caméras sur le plateau, de tailles très modestes, le metteur en scène refuse la surdramatisation pour inciter ses comédiens à perdre le contrôle et à étaler leur vulnérabilité. Un même chemin vers la perdition s’ouvre pour le public et pour le protagoniste, De Roller, splendidement incarné par l’électrisant Benoît Magimel.
Haut commissaire à Tahiti, De Roller articule son existence entre l’accomplissement de ses tâches de fonctionnaire durant la journée et une vie de débauche dans les boîtes de nuit. Partagé entre les inquiétudes de la population locale et les intérêts politico-militaires français, il entretient son image d’homme méthodique, calculateur et soucieux des apparences. La tranquilité des îles du Pacifique vole en éclats lorsque la rumeur de potentiels essais nucléaires se propage. Des années après la tragédie environnementale et humaine de Mururoa, l’apparition d’un sous-marin au large de Tahiti laisse présager du pire. En quête de vérité, tiraillé entre les habitants de l’île soucieux et les gradés militaires taiseux, De Roller cherche à maintenir une paix impossible alors qu’il se confronte à un mur du silence qui souligne son impuissance. Il n’est lui-même qu’un pantin supplémentaire, esclave de sa hiérarchie.
Convaincu qu’il possède un pouvoir décisionnaire, le protagoniste de Pacifiction – Tourment sur les îles n’arpente qu’un univers fait d’apparences et de mirages. L’entame du film laisse penser au spectateur que De Roller règne sur son domaine tropical, retranché dans une vaste demeure, pourtant la suite du récit n’a jamais de cesse de le déposséder de toute forme de puissance. Une réunion le montre attablé dans sa salle à manger, mais durant tout le reste du film, il est en perpétuelle errance, physique et morale, loin de son bureau. Il n’est pas détenteur de pouvoir, il n’est que l’enveloppe charnelle au bas de la hiérarchie, celui à qui on s’adresse et qui n’est pourtant qu’une illusion des instances, jamais un réel administrateur. Le film métamorphose ainsi régulièrement la politique en spectacle dont De Roller est le premier bouffon. Lors d’une démonstration de surf, le haut-commissaire quitte son bateau pour chevaucher un jet-ski, se mettant autant en scène qu’essayant de communier avec une nature qu’il n’aperçoit d’ordinaire que depuis sa tour d’ivoire ou depuis le hublot de son avion. Le monde du paraître se craquelle et met à nu l’âme d’un homme qu’il serait facile de détester, mais qui semble autant esclave de sa condition de fonctionnaire impuissant que de celle d’homme en quête de spiritualité, se rêvant artiste alors qu’il est un bien piètre orateur. De Roller répète inlassablement à ses interlocuteurs qu’il peut leur rendre service, pourtant sa marge de manœuvre est inexistante, il n’est qu’un maillon de la gigantesque chaîne des institutions de la métropole, à la fois lointaines et omniprésentes. Spectateur et personnage principal partagent dès lors une forme d’incompréhension habilement exacerbée. Des tourments sur les îles évoqués dans le titre, De Roller ne sait finalement presque rien, seulement des bribes de la vérité qu’il déterre difficilement, il court perpétuellement après les enjeux globaux, exclus du cercle restreint des décideurs. Ni totalement insulaire, ni complètement métropolitain, le protagoniste a un pied dans chaque monde et en conséquence n’est chez lui nulle part. Il est le centre de gravité de l’île autour duquel tourne une galerie de personnages excentriques, mais un à un, ses proches se détachent de son orbite et le confrontent à son extrême solitude. Empereur de pacotille, il n’acte que des décisions déjà ancrées dans le fonctionnement de l’île et qui se sont prises sans lui. Puisque les habitants de Tahiti se sont coupés de la religion et que l’évocation d’un futur casino laisse à penser que le mystique a déjà été remplacé par une société de consommation capitaliste qu’Albert Serra dénonce constamment en interview, la confrontation musclée entre De Roller et un homme d’Église n’est que la manifestation d’un pouvoir chimérique.
En même temps que sur son impuissance politique, l’anti-héros de Pacifiction – Tourment sur les îles est invité à se questionner sur l’expérience qu’il fait de son existence insulaire. Les illusions du pouvoir et celles de la vie sur l’île évoluent de concert, et se morcellent dans un même mouvement. De Roller fantasme son quotidien et l’environnement qui l’entoure, navigue éveillé dans un rêve jusqu’au bout d’une longue nuit de débauche, au terme de laquelle il faudra pourtant se réveiller pour affronter la réalité crue et froide. À plusieurs reprises, le haut-commissaire est montré dans les coulisses d’un spectacle tribal, pensant certainement s’imprégner de l’âme de Tahiti alors qu’il n’en perçoit que le fard. Le protagoniste se dit à l’aise au contact des danseurs, dans son élément, ordonne une partie de leur spectacle, inconscient que sa réalité n’est qu’une mise en scène, loin des affres concrets de la vie insulaire que le fonctionnaire ignore parfois par choix comme lorsque des autochtones l’apostrophent, le plus souvent par repli sur soi progressivement mis à mal. Le jour devient théâtre des divisions, tandis que la nuit réunit les hommes et les femmes, dans le cadre factice d’une boîte de nuit où l’identité polynésienne est réduite au commerce de la sexualité de serveurs dénudés et de prostitués. Ici seulement se parlent les militaires, les politiques, les détenteurs de propriété et les habitants désœuvrés, souvent obligés de se compromettre pour entretenir l’image rêvée des tropiques. Navigateur de l’obscur, entre lumière et ombre, De Roller est un homme sans sommeil, dont le regard est assombri par les lunettes de soleil qu’il exhibe constamment, sauf dans la conclusion du film, lorsque ses yeux découvrent enfin la vérité humaine de l’île. Luxure, alcool et drogue se marient dans le ballet sordide de la pénombre nocturne. Les âmes intranquilles se repaissent des bienfaits de Tahiti, sans retenue, et pillent la Polynésie de ses plaisirs, affranchis de toute moralité. Dans les ténèbres se marchandent les corps et les âmes, dans les bars illuminés ou sur les plages presque désertes que scrute le haut-commissaire. Presque sans cesse entre chien et loup, Pacifiction – Tourment sur les îles confine à l’expérience sensorielle abstraite dans un crépuscule perpétuel. Le temps se distend, les jours deviennent des secondes, les nuits des siècles. Jusqu’alors songeur en chef, De Roller s’éveille, quitte l’univers étriqué de la nuit pour tenter de s’imprégner de la majesté des forces de la nature qui l’entourent, conscient que ses jours sur l’île sont comptés, mais pour il est déjà trop tard pour l’homme en perdition, l’âme est corrompue. Le protagoniste voudrait nouer une relation fusionnelle avec Shannah (Pahoa Mahagafanau), une nouvelle secrétaire, incarnation de la multiplicité de l’identité polynésienne, mais à chaque fois qu’il se confronte aux démons de Tahiti, c’est Morton (Sergi López), le propriétaire de l’hôtel local qui l’accompagne. La fragilité humaine lui est le plus souvent interdite, l’ogre des intérêts financiers qu’Albert Serra affirme vouloir dénoncer suit le fonctionnaire comme une faucheuse muette.
Dans les bonus présents dans l’édition Blu-ray et DVD du film, disponible chez Blaq Out, le cinéaste évoque même explicitement une collusion entre “un capitalisme sans visage connecté et complice avec le pouvoir de l’État”. Pacifiction – Tourment sur les îles est une chronique de la fin d’un mythe et d’une sacralité, la perte d’un paradis naturel et culturel au profit de puissants invisibles mais omnipotents. Le béton livre bataille à la forêt luxuriante et envahit les terres. Même jusque dans cette parenthèse enchantée du bout du monde, l’Occident s’impose, asservi, exploite et dévore. Le destin de De Roller, aveugle qui trouve enfin la vue, est le récit d’une prise de conscience de la ségrégation qui gangrène ce domaine divin. Le colonialisme, mot souvent employé par Albert Serra, ostensible au XXème siècle a cédé sa place à celui plus insidieux de notre ère. La présence des instances politiques françaises n’a vocation qu’à faciliter une nouvelle oppression des plus démunis. Les hôtels sont toujours aux mains de blancs, et les natifs de l’île sont destinés à occuper des postes de petits employés, dans une précarité rapidement évoquée dans le film même si elle reste le plus souvent implicite. La première mission de De Roller, celle dont il tente de se détacher dans la seconde partie du film, est de maintenir ce statu quo sempiternel. Un contre-pouvoir aux mains des natifs émerge timidement et souhaite faire entendre sa voix, mais est balayé dans la tempête des mots par le fonctionnaire. Réplique devenu célèbre du film, le haut-commissaire dit explicitement à un délégué local “M’appelle pas “mon ami”, toi et moi on est pas ami”. Ancrée dans les âges, une défiance explose dans un torrent sourd de haine. Les spectres du passé sont ainsi logiquement déterrés. Le possible retour du nucléaire devient le prolongement d’une affliction qui n’a jamais été guérie. Le membre infecté et qui n’a été que bandé gangrène à nouveau, les martyrs de Mururoa se rappellent à leurs descendants, une mémoire traumatique est inscrite dans leur chair. L’impunité des hauts politiques français est sinistrement proportionnelle à leur éloignement et De Roller joue son rôle de facilitateur du mal dans la partie initiale du récit. Puisque Tahiti est loin de tout, son cri de détresse peut être ignoré, notamment par des militaires aveuglés par leur mission, pensant à un obscur intérêt supérieur de la nation. Absolument immorale, selon la logique contestataire assumée par Pacifiction – Tourment sur les îles, l’armée est pourvoyeuse des malheurs et d’une autre forme d’oppression. Les uniformes s’invitent dans la mosaïque humaine des soirées, détourne les femmes jusqu’à les inviter dans leur sous-marins, s’empoisonnent et se montrent dans les nuits de débauche décadentes. Elle pervertit le jardin d’Eden du Pacifique.
Pour De Roller, l’assimilation de la peine des habitants de Tahiti est liée à une découverte de la beauté brute de ce qu’Albert Serra qualifie de paradis terrestre. Froid et manipulateur dans l’entame de Pacifiction – Tourment sur les îles, le protagoniste se révèle progressivement plus complexe, parfois même comme un homme dans toute sa fragilité qui ne sait pas comment aimer sa terre d’accueil malgré la splendeur qui l’entoure. Ainsi, au début du film, le haut-commissaire se détourne des bienfaits de la terre. Attablé, il n’avale pas une seule bouchée des mets locaux qui lui sont proposés, et quitte son siège le ventre vide. Son histoire devient alors celle d’un déraciné qui, proche du terme de sa mission, réussit à communier sincèrement avec son environnement. Depuis son avion, le fonctionnaire s’émerveille des mille dégradés de bleu que lui offre l’horizon, inconscient qu’il est indirectement un de ceux qui pourraient contribuer à empoisonner la terre en facilitant la résurgence des essais nucléaires. Son âme s’émerveille candidement, dans des mots maladroits, il doit s’imprégner de la souffrance pour découvrir la réelle beauté. Pollution du sol et extase des décors sont indissociables, l’émerveillement absolu est refusé à ceux qui ne savent pas comprendre le malheur et qui ne vivent la culture polynésienne qu’à travers ses artifices touristiques. Présent aux répétitions d’un spectacle tribal à la moitié de l’œuvre, au moment où il comprend la douleur des insulaires, De Roller incite ainsi les danseurs à exacerber la violence de leur geste. Pacifiction – Tourment sur les îles est l’histoire d’une mise à mort, d’un sacrifice abject et obscurantiste, contre lequel le protagoniste finit par s’ériger malgré son absence totale de pouvoir. S’il ne peut influencer le cours des évènements, le premier devoir de De Roller est de s’émouvoir et en ce sens rompre avec sa hiérarchie lointaine. La prise de conscience de la sacralité des îles intervient d’ailleurs le plus souvent en solitaire. Si le fonctionnaire est le plus souvent accompagné, quelques rares scènes le montrent seul dans la forêt, scrutant le paysage. Il se détache de ses semblables pour découvrir une autre facette de son habitat, que le faste des nuits électriques lui interdisait de voir. En guise d’ultime étape de son périple, le protagoniste erre désespérément dans un hôtel désaffecté, construit sur un ancien cimetière. Jusqu’alors évoqué comme un futur projet immobilier, les ruines ne sont plus une simple coquille de béton pour De Roller, il comprend dans le désarroi que sous les incursions d’un capitalisme débridé reposent les morts sacrifiés par la modernité.
Une culture du sol est dès lors matérialisée mais se heurte à la multiplicité des nationalités qui se côtoient sur l’île. Français, portugais, américains… Tahiti est un Babylone moderne, où les passeports se perdent mystérieusement, destiné à s’effondrer face à la désunion des hommes. L’identité des locaux agonise sous le poids des ingérences étrangères ou de celle de la métropole. L’esprit des ancêtres se perd lentement, il est travesti, caricaturé, réduit à une simple expression du faste au détriment de la mémoire. Si la jeune génération semble un moment en mesure de prendre le pouvoir et d’affirmer sa souveraineté, elle se révèle finalement elle aussi sous la coupe de puissances étrangères, incarné par un américain presque complètement muet, qui entend diriger les mouvements de révolte à venir dans l’ombre. Dramaturgie internationale et intime se marient et fusionnent, le destin des insulaires leur est volé sur le grand échiquier de la politique mondiale. De larbin chargé de réprimer les émeutes, De Roller devient un homme de l’île, qui dans la nuit insondable erre sur la plage pour tenter de trouver les femmes qui se vendent aux marins français. L’aveugle veut voir, il éclaire l’obscurité de sa lampe torche dans l’espoir de mettre en lumière les abîmes de l’être. La laideur que camoufle le luxe des décors doit être éclairée, mais la quête du héros est vaine, les enjeux le dépassent. Il est presque seul face à une machine à broyer la chair. Que restera-t-il au final de l’épiphanie de De Roller ? Shannah restera en place, tout du moins il l’espère, mais lui devra partir. Pacifiction – Tourment sur les îles doit alors se terminer sur une note défaitiste, car là est la fatalité des relations entre opprimés et oppresseurs que rien n’a brisé. Dans la cohue des corps en chaleur, dans la frénésie de la boîte de nuit qu’un esprit cynique a nommé Paradise, le cirque se perpétue. Politiques, militaires et locaux se donnent une ultime accolade et la danse funeste se poursuit.
Fascinant visuellement et sensoriellement, hypnotique et nimbé de mystère, Pacifiction – Tourment sur les îles est une œuvre unique aux mille interprétations possibles et à la profondeur inouïe.
Pacifiction – Tourment sur les îles est disponible en Blu-ray et DVD chez Blaq Out, avec en bonus :
- Un entretien avec le réalisateur Albert Serra