Journal intime

(Caro Diario)

1993

Réalisé par: Nanni Moretti

Avec: Nanni Moretti, Renato Carpentieri, Antonio Neiwiller

Chaque samedi, Les Réfracteurs laissent le choix du film au sympathique générateur de conseils culturels “tastr.us”, en prenant la première recommandation proposée, sans limite d’époque. Cette semaine, Tastr a sélectionné pour nous “Journal intime” de Nanni Moretti.

Certaines œuvres sont si indissociables de l’auteur qui les a enfantées qu’on ose imaginer un autre cinéaste parvenir à un résultat similaire. C’est bien souvent un cinéma de l’intime qui se développe, une conversation entre un créateur et son public dans une communion filmique. Ce lien si spécial à établir et peut-être encore davantage à entretenir, le cinéaste Nanni Moretti a su parfaitement le construire au rythme de ses pellicules tantôt exubérantes, tantôt émouvantes. Un mélange de rire et de larmes très italien et pourtant au ton unique. Au moment de poser notre regard sur “Journal intime”, l’une de ses réalisations, on se dit que l’adjectif qui colle au titre du film est savamment trouvé: Nanni Moretti nous invite dans sa bulle au fil de son périple parfois décousu mais toujours prenant chez nos voisins transalpins, entre réflexions, lubies et humour.

Le pays natal du cinéaste est l’élément moteur du film. “Journal intime” prend l’apparence d’une balade amoureuse dans une Italie polymorphe. En point de départ, Moretti propose Rome, déjà gage de mélange culturel et social. À cheval sur sa Vespa, le cinéaste sillonne les rues, les quartiers, arrange les passants et dessine l’âme de la ville comme a su le faire après lui Ettore Scola dans “Gente di Roma”. Mais la capitale ne couvre que le début du film et progressivement l’auteur va s’en écarter pour plonger dans une Italie plus rurale: celle des petites îles où chaque insulaire possède un caractère propre que Moretti croque d’un air rigolard. Le pays apparaît au début bétonné dans les méandres de la métropole pour se changer en paysages enchanteurs sur les littoraux bercés par les vagues. Nanni Moretti aime sa patrie et transmet son affection même à ceux qui n’y ont jamais mis les pieds.

Ceux qui connaissent bien le cinéaste savent qu’il ne se contente pourtant jamais de s’extasier devant des visuels aussi séduisants soient-ils. Encore une fois Moretti va venir disséquer les agissements et déclarations de ses contemporains pour proposer également une étude sociologique de l’italien moyen dans toute sa pluralité. Avec beaucoup de compassion pour ses compatriotes, sans jamais basculer dans l’accusation, le réalisateur va se contenter de souligner certains travers et errances morales pour définir l’indéfinissable. Les caractères s’opposent, les familles se constituent sur des règles différentes, la télé prend une place démesurée chez certains alors que d’autres vivent reclus et coupés de tout progrès… Moretti ne dessine pas un seul visage mais plutôt une galerie de portraits attachants dans leurs imperfections.

« Tcha tcha tcha! »

Avec une telle démarche, il aurait été malvenu de la part de l’auteur de ne pas se pencher sur lui-même pour faire son autocritique. C’est d’abord dans ses actes manqués qu’on devine les fêlures de cet homme: son envie insatisfaite d’apprendre la danse souligne les rêves inachevés de Moretti, son angoisse de la vie familiale vient également compléter son portrait et son incapacité à travailler de manière posée appuie la folie douce de l’artiste. C’est dans le dernier tiers du film, alors que le cinéaste mène une fronde assez franche contre une certaine idée de la médecine que ses névroses personnelles vont se faire le plus visible et que l’attachement avec son audience va se cimenter.

Des traits de caractères qui soulignent le personnage “Moretti”, sorte de clown un brin mélancolique, toujours dans l’excès, voire au bord de l’hyperactivité, sans cesse en train d’intellectualiser le moindre détail pour en tirer le sens le plus profond. Moretti est autant humoriste que philosophe, il maîtrise le noble art de la caricature et se plie lui-même à l’exercice sans faux-semblant alors que son personnage est installé de manière très iconique avec son casque vissé sur la tête. Cette impression de dialogue direct avec le spectateur s’épanouit également dans une perpétuelle mise en abîme alors que la voix du créateur nous apostrophe directement ou lorsqu’il se tourne face caméra pour une remarque. Une façon de créer une dimension supplémentaire dans son récit sur un ton sans pareil.

L’autre axe à partir duquel Nanni Moretti va casser la distance avec son public c’est dans son amour du cinéma communicatif qu’il s’élabore. Les références fusent dans tous les sens, parfois avec légèreté comme lorsque le réalisateur s’extasie devant une scène dansée d’un vieux film, parfois avec gravité lorsqu’il évoque le décès Pasolini. On pourrait croire excluante cette strate du récit pour les cinéphiles les moins aguerris mais “Journal intime” compense ce léger défaut par une générosité du propos de chaque instant. La démonstration de Moretti s’impose comme un bonbon acidulé au goût de 7ème art.

La digestion de cette gourmandise filmée est aidée par la science du rire de Moretti, impossible à comparer avec un autre auteur. Le réalisateur minute parfaitement les échanges pour casser le rythme de son œuvre et nous prendre au dépourvu: au détour d’un dialogue, un protagoniste va brutalement quitter la scène et y mettre un point final abrupt et lunaire que le montage vient appuyer. Autre exemple: cette scène où le trublion italien va s’imaginer en train de torturer verbalement un critique pompeux et prétentieux.

L’ultime élément omniprésent de “Journal intime” reste la musique qui émaille le film quasiment sans cesse. Un mélange d’airs populaires et de nappes musicales plus posées, signées Nicola Piovani, qui apportent un brin de mélancolie au tout, contribuant à faire du long métrage un moment unique et difficilement comparable à d’autres productions.

Journal intime” est l’exemple parfait du cinéma de Moretti, fait de rires, de larmes et d’amour pour son pays tout en imposant un regard sans pareil sur son époque.

Nicolas Marquis

Retrouvez moi sur Twitter: @RefracteursSpik

Laisser un commentaire