The Whale
The Whale affiche

2023

Réalisé par : Darren Aronofsky

Avec : Brendan Fraser, Sadie Sink, Hong Chau

Film vu par nos propres moyens

En 2012, le dramaturge Samuel D. Hunter fait de sa plume l’instrument de ses confessions les plus intimes. Le théâtre devient cathartique pour l’auteur qui choisit d’extérioriser son mal-être sous les traits du triste héros de son œuvre désormais la plus célèbre, The Whale. Les identités du protagoniste de la pièce et de l’artiste qui l’a fait naître se mélangent et fusionnent sur les planches jusqu’à ne faire plus qu’une. Tous deux professeurs de littérature et ouvertement homosexuels, personnage fictif et géniteur spirituel sont avant tout unis par le démon d’une boulimie qui afflige leurs corps meurtris. Chair et âme partagent les stigmates du désespoir et les excès incontrôlés sont la manifestation d’une détresse émotionnelle qui incite au repli sur soi. Pourtant, The Whale est une invitation à l’ouverture sur les autres et à percevoir la beauté au-delà des apparences. L’enveloppe charnelle n’est qu’une coquille qui cache une noblesse du cœur, les mots maladroits se transforment en tentatives éperdues de reconstituer des liens affectifs ténus mais présents entre les personnages qui gravitent autour de Charlie, le protagoniste de la pièce. Le héros est reclu et endeuillé, mais même dans l’extrême solitude subsistent les reliquats d’une vie passée avec laquelle il est encore temps de renouer.

Après 5 ans d’absence, et en étroite collaboration avec Samuel D. Hunter, le réalisateur Darren Aronofsky signe son retour au cinéma avec l’adaptation de The Whale. Plus d’une décennie de gestation aura été nécessaire à l’accomplissement du projet qui repose en grande partie sur les épaules massives de Brendan Fraser, métamorphosé pour ce rôle. Charlie est l’Alpha et l’Oméga du récit, l’incarnation d’une vie vacillante mais aussi d’une mort annoncée, le dépositaire de la mémoire et le supplicié du destin. L’implication totale, aussi bien physique que morale, de l’ancienne gloire d’Hollywood est indispensable au long métrage et à bout de force, l’acteur se sacrifie dans la poursuite d’un idéal artistique. Sa transformation esthétique n’est cependant que l’illustration la plus ostensible d’une performance qui dépasse le simple grimage. Gravés dans la mémoire, les regards mélancoliques et pourtant plein d’espoir de Charlie sont des phares au milieu de l’obscurité d’un quotidien sinistre. Pour le comédien salué à travers le monde pour sa prestation, The Whale est une revanche. Presque complètement oublié des projecteurs depuis plusieurs années, réduit à des rôles très anecdotiques, il obtient ici une reconnaissance unanime. Charlie est condamné mais Brendan Fraser est ressuscité, ému jusqu’au larmes lors de l’ovation qui a suivi la projection du film au Festival de Venise, lorsqu’un public euphorique se tourne vers lui dans un tonnerre d’applaudissements dûment mérités.

Conscient de la force d’attraction de son comédien, Darren Aronofsky, d’ordinaire très démonstratif, s’efface régulièrement pour laisser place à l’émotion sincère et sans artifice, réduisant sa mise en scène au strict nécessaire. Charlie, professeur de littérature qui dispense ses cours par internet, est un homme morcelé, victime des épreuves d’une vie chaotique. Le souvenir de sa femme et de sa fille qu’il a d’apparence délaissé pour poursuivre une idylle amoureuse n’est plus que lointain, et la mort tragique de son compagnon l’a plongé dans les abimes d’une dépression qui se manifeste par une boulimie extrême. Devenu si énorme qu’il peine à se lever de son canapé, Charlie s’empoisonne un peu plus à chaque bouchée, se précipitant vers une mort certaine qu’il semble avoir choisie. Seule son infirmière Liz, interprétée par Hong Chau, est à son chevet et tente de soulager son malheur, toutefois consciente que cette force de la nature se meurt volontairement. Lorsque la pression artérielle de Charlie est au plus mal, tout pousse à croire que la semaine qui s’écoule à l’écran est sa dernière. Les jours restants deviennent alors une course contre la montre pour tenter de renouer avec sa fille revêche Ellie, jouée par Sadie Sink, après des années de séparation. Un dialogue précaire s’instaure alors que Charlie tente de lui transmettre en guise d’héritage les valeurs profondes auxquelles il croit. La sincérité comme valeur fondamentale et la foi en la bonté de l’être humain forment l’ultime leg idéologique du père.

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The Whale plonge dans l’intimité la plus profonde de son protagoniste et invite à investir les murs de son habitat, unique décor du film, parfois perçu comme une prison, d’autre fois comme un refuge fragile. Un pacte implicite se noue entre le public et Darren Aronofsky. Pour mesurer le malheur qui frappe le héros blessé, le spectateur ne doit faire qu’un avec le protagoniste malgré son physique hors norme, il doit en épouser le regard parfois trop candide mais néanmoins bouleversant. Afin de parvenir à cette communion, The Whale brise l’intimité de son personnage. Charlie est mis à nu moralement, mais aussi visuellement lorsqu’il se révèle au public dans son plus simple appareil, instaurant dès lors un rapport émotionnel qui transcende la carapace de la chair. La nudité froidement montrée prive le personnage de ses mystères, l’homme n’est plus une masse difforme énigmatique, il est un être rendu fragile, et dont chaque secret sera révélé dans la suite du récit. Le corps devient prolongement de la psyché. Une vie d’épreuves et d’espoirs brisés ont condamné le héros à l’immobilisme et au cloisonnement affectif, l’extrême difficulté avec laquelle il se meut à l’écran métaphorise chaque seconde un peu plus son incapacité à entrevoir un épanouissement personnel, lui qui voudrait pourtant croire si profondément à la beauté de chaque vie. Il est déjà trop tard pour Charlie, son existence tourmentée a fait de lui un paria de la société, symboliquement de plus en plus amorphe. D’abord en déambulateur, le héros gagne ensuite un fauteuil roulant, avant d’être totalement dépossédé de ses mouvements, condamné à son canapé. Il n’est plus qu’un centre d’attraction autour duquel tourbillonne frénétiquement une galerie de personnages impuissants face à son malheur, comme des vestiges du passé avec lesquels il est encore temps de dialoguer avant l’heure funeste. La nourriture n’est pas un réconfort illusoire pour Charlie, elle est l’arme d’un suicide allégorique, l’instrument de la décrépitude qu’il provoque. Il est hanté par les fantômes de son existence et pense qu’il doit expier ses fautes à chaque bouchée. se rapprochant inexorablement d’une mort prophétisée dès le début de The Whale. Le héros devient pénitent et une vision à laquelle il est parfois difficile de se confronter, un miroir qui renvoie l’image d’une bonté sacrifiée par les vexations. Sans cesse soumis au jugement des autres, Charlie ne peut pas se soustraire à la vérité des mots et son être profond se dessine aussi bien dans les dialogues que dans ses instants solitaires. Il est autant cette personne esseulée qui souffre à l’écran que celle qui a couru vers sa perte, décrite par Liz. Il est à part égale l’homme sensible qui pleure au comble du désespoir que celui qui s’est détourné de sa famille, comme le lui reproche Ellie. Au terme de son périple, il devra se soumettre au verdict de ses étudiants à qui il avait caché son apparence, il devra montrer ce qu’il est et les confronter aux vérités de la vie, dans ce qu’elle a de plus cruelle et concrète, laisser apparaître son physique, résultat de ses affres moraux, et priver son discours de tout artifice professoral, ordonnant la sincérité dans un élan de rage.

Le caractère hautement introspectif de The Whale trouve une résonance particulière dans l’exercice du huis-clos presque total auquel se plie Darren Aronofsky. L’appartement de Charlie est à son image, désordonné mais rempli d’innombrable livres, maculé de détritus de nourriture mais aussi de copies de ses étudiants. Le chaos et le savoir se rencontrent dans cette parenthèse hors du monde, complètement coupée d’une société que le protagoniste a reniée. La frénésie de l’extérieur n’est jamais devinée qu’à travers les fenêtres sales de l’appartement, où à quelques rares instants depuis le balcon où se rencontrent plusieurs fois Charlie et ceux qui viennent lui rendre visite, comme un sas entre le logis et un autre univers distant. Les secrets du passé traumatique du héros et de son compagnon s’y dévoilent, par l’intermédiaire de Liz qui expose froidement à Thomas, un jeune et étrange missionnaire joué par Ty Simpkins, le suicide de l’amant de Charlie. La vérité du corps s’y expose aussi au moment où Charlie est confronté au regard accusateur d’un livreur de pizza dégoûté par son apparence, marquant ainsi une ultime rupture avec le monde des hommes. Le protagoniste est Dieu d’un domaine de quelques mètres carrés, d’un royaume enclavé sur lequel il a le contrôle, mais dehors la terre se meurt. Constamment, une météo grisâtre assombrie le peu de ciel aperçu, et les rares incarnations de la nature s’évanouissent au fil du récit. Un oiseau, corbeau de sinistre augure, vient se nourrir de quelques pommes que lui prodigue Charlie au début du film, avant de disparaître. Proche du terme de The Whale, l’assiette du volatile est même montrée brisée. L’appartement du protagoniste le préserve temporairement d’une agonie omniprésente à l’extérieur de son habitat, d’un monde mortifère que le héros à arpenté par le passé et dont il est revenu à jamais traumatisé. 

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Pourtant l’appartement prend davantage l’allure d’un cimetière de la mémoire que d’un véritable havre de paix. Les vestiges des temps passés auxquels doit se confronter Charlie se cachent à chaque recoin. Dans la difficulté des mouvements issus de son sur-poids, le héros tend désespérément la main vers une photographie de sa famille ou ouvre avec peine une pièce qu’il avait gardée close depuis longtemps et qui a un temps abrité son amour avec son compagnon. L’appartement est restreint, mais le voyage dans le temps immense, toute une vie de secrets, de bonheurs et d’épreuves se découvre là, dans un espace exigüe qui ne cesse jamais de révéler ses mystères. Les spectres d’une existence perdue hantent les murs et se rappellent à Charlie alors que lui-même n’a jamais été aussi prêt de la mort. Comme s’il avait déjà un pied dans l’autre-monde, le héros perçoit la présence de son ancien amant comme presque tangible. La mémoire de celui qui a partagé l’appartement est nichée dans chaque recoin et l’effroi provoqué par sa perte permet de mesurer l’intensité d’un amour qui a défini le destin de Charlie et balisé sa route vers l’abandon de soi. Aux évocations funestes répondent des élans fougueux de vie qui inopinément s’invitent dans l’appartement. Ellie est elle aussi un vestige du passé, mais elle est vivante. Tourbillonnante, tempétueuse et colérique, elle est une tornade qui bouleverse l’ordre établi dans le logis, un rappel pour le héros, celui de ce qu’il laissera derrière lui lorsqu’il rendra son dernier souffle. Une seule fois durant tout le film, Darren Aronofsky s’extirpe du huis-clos, à l’instant le plus dramatique et pourtant le plus onirique, dans les quelques secondes bouleversantes d’une communion retrouvée entre le père et la fille, lors de la prise de conscience que le souvenir restera partagé par ceux qui survivront à Charlie. Les quelques flashbacks qui les illustrent une différence profonde entre le temps maussade omniprésent durant le film, et le soleil radieux qui plane sur ce passé idéalisé. Charlie y est toutefois montré de dos et de loin, comme s’il était déjà absent.

Une curieuse hérédité du malheur uni à ce titre parents et enfants. Si jeune, 16 ans à peine, et pourtant déjà ostracisée, Ellie est exclue elle aussi d’une société dont elle ne comprend pas les codes. Incapable de se fondre dans le moule que réclame d’elle un monde qu’elle considère avec défiance, elle s’empoisone, cède à la colère, confond parfois honneteté et médisance. Pourtant après chacune de ses saillies, Charlie s’émerveille de son franc parler. L’homme est meurtri par certaines remarques mais il concède à sa fille une vérité qu’il cherche désespérément ailleurs. Leur relation conflictuelle devient le pivot du film, le cœur battant d’un récit candide mais sans faux semblants. Le message partiellement mièvre prend une autre couleur, plus nuancée, l’invitation à voir la beauté au fond de chacun, même chez la plus froide des personnes, galvanise le public, électrise et émeut. Puisque Darren Aronofsky place la sincérité au plus profond d’une cruauté de façade, l’étincelle dans les ténèbres voit son éclat décuplé. Même si The Whale porte en lui une part de naïveté, son ton fataliste lui permet d’atténuer sa candeur. Charlie ne peut pas guérir son corps, toute l’odyssée se déroule à la lisière d’un trépas certain, mais il peut sauver son âme et ses illusions. Ellie apporte un secours affectif qui ne se découvre qu’à la toute fin, à celui qui rompt physiquement. L’adolescente s’oppose alors à Liz, dont la bienveillance bouleverse, mais qui se bat contre des chimères. Son combat est mené vaillamment mais elle ne peut qu’offrir un maigre confort matériel au mourant qui a déjà lâché prise. Elle reste le personnage qui comprend le mieux sa peine, mais comme une condamnation au malheur, elle est aussi la seule qui assimile son choix avoué à demi-mot de mourir de chagrin autant que des conséquences de son obésité, sans pour autant l’approuver. Charlie abandonne une vie qu’il ne peut plus affronter, la résilience d’un homme a été vaincu par les tristes évènements de son destin, pourtant une dernière pulsion l’anime. Au moment de regarder en arrière, le protagoniste qui a œuvré pour le bien, dans l’ombre, ne réclamant jamais la moindre reconnaissance, veut s’assurer qu’il a assumé une partie de son devoir, même s’il s’est lourdement trompé en n’apportant qu’un soutien financier à son enfant. Sa quête est celle d’une absolution que seule Ellie peut accorder, et en aucun cas un Dieu dont Charlie s’est détourné. Si The Whale incarne une voix de la religion à travers Thomas, c’est en général pour mieux s’écarter des doctrines catholiques et placer le divin ailleurs que dans une interprétation biaisée et hypocrite de la Bible, davantage dans l’amour de son prochain, voire essentiellement filial, et dans le sacrifice de soi.

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Cependant les évocations christiques incessantes qui ponctuent The Whale participent grandement à faire du film une œuvre au regard ambivalent, et afflige le récit d’une forme de prosélytisme insidieux qui ressurgit violemment aux moments les moins opportuns. Darren Aronofsky contrarie l’évolution naturelle de son personnage en le confrontant à une bienveillance fantasmée de la religion sous les traits de Thomas, alors qu’il semble évident que si un Dieu existe, il a abandonné Charlie. De plus, le cinéaste, modifiant le texte original de Samuel D. Hunter, associe les courants de pensée catholiques exprimés à l’écran à New Life, un mouvement réel proche de la secte, lointain cousin des témoins de Jéhovah, mais refuse de mettre en accusation ses membres. Si dans l’entame de The Whale, cette branche pervertie de l’Église est condamnée pour avoir provoqué indirectement la mort du compagnon de Charlie, Thomas est si dévoué à sa tâche que le film semble esquisser les contours d’une nouvelle génération de dévots, plus vertueux que leurs aînés. Par ailleurs, une interprétation cohérente du film devrait mener à ne placer le pardon qu’entre les mains de Ellie, déesse allégorique de Charlie, mais The Whale se compromet en tissant une intrigue secondaire autour du jeune garçon et en lui accordant une forme d’absolution parentale qui laisse à penser que l’épanouissement et l’amour sont présents chez New Life. Une doctrine nauséabonde basée sur un détournement des préceptes catholiques trouve lamentablement sa place dans le long métrage, en parfaite inadéquation avec le destin de Charlie. Darren Aronofsky veut nimber chacun des personnage d’une aura mystique mais échoue à poser un regard critique cohérent sur le concept d’une foi aux mains de gourous.

Néanmoins, peut-être que les desseins du réalisateur, Dieu de son propre film, sont ailleurs et que ses voies sont elles aussi impénétrables, car une autre forme de mystique directement issue des hommes naît tout de même à l’écran. Charlie est un martyr moderne, son canapé est sa croix et chacune de ses bouchées est un nouveau clou. Au terme de The Whale, il rejoindra un paradis perdu où ne l’attend pas une cohorte d’angelots mais simplement le souvenir lointain de vacances familiales. La tentation, ici exprimée à travers le péché capital de gourmandise, l’a détourné du droit chemin, celui de l’élévation spirituelle né de l’instruction. Plusieurs fois le protagoniste est montré en pleine lecture d’un ouvrage, mais il est toujours interrompu par la sonnette de son appartement qui lui signifie l’arrivée du livreur de pizza. Toutefois au bout des épreuves, le héros à vécu selon les préceptes de son propre livre saint, une rédaction d’Ellie sur Moby Dick. Le texte est hésitant et enfantin, pourtant sa lecture sauve Charlie de la mort à plusieurs reprises. Dans son ultime périple vers l’au-delà, ces mêmes mots l’accompagnent comme un ultime sacrement, lui ouvrant les portes d’une plénitude retrouvée. Une autre religion a vu le jour, la sincérité juvénile que le professeur réclame de ses élèves est son socle. Le protagoniste a épousé ces nouveaux préceptes. Il a été tour à tour le narrateur Ishmael spectateur du carnage, Capitaine Achab tentant pourfendre le monstre du deuil mais succombant à son obsession, mais surtout la baleine évoquée dans la rédaction, dépourvue de sentiments en apparence mais dont les évocations triviales servent à détourner le lecteur du malheur profond de l’auteur, selon les dires de Ellie.

Dommage que The Whale s’aventure souvent sur le terrain glissant d’évocation religieuse à propos desquels Darren Aronofsky est parfois flou, car son film se révèle profondément touchant dans le portrait sobre d’un homme brisé.

The Whale est désormais disponible en VOD, Blu-ray et DVD, chez Originals Factory, avec en bonus :
Making-of : Les Gens sont merveilleux
-Musique The Whales : Sounds of the sea 

Nicolas Marquis

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