2022
Réalisé par : Philippe Faucon
Avec : Amine Zorgane, Théo Cholbi, Pierre Lottin
Film fourni par Pyramide Films
Entre 1954 et 1962, l’Algérie déchirée réclame son indépendance. Depuis plus d’un siècle colonisé par la France, le pays souffre d’une forte précarité qui pousse ses habitants à s’émanciper pour tenter de tracer seuls un avenir meilleur. Les inégalités entre les exilés de la métropole et les natifs locaux, qui ne jouissent pas du statut de citoyen français, plongent ces terres d’Afrique du Nord dans le chaos. Dans la campagne aride et dans les grandes villes, le sang se répand, emportant dans un tourbillon de violence une quantité effroyable de victimes d’une lutte pour la liberté. Principalement regroupés sous la bannière de FLN, les indépendantistes prennent les armes pour s’opposer à l’armée coloniale, et durant 8 ans, les conflits s’emparent du pays. Longtemps minimisé par le gouvernement du général De Gaulle, le nombre de victimes de la guerre d’Algérie ne peut que provoquer l’effroi. Plus de 250 000 algériens sont tués, dont 140 000 combattants, parfois sous la torture, tandis que 25 000 militaires français perdent la vie. Près d’un cinquième de la population civile du pays est par ailleurs déplacée dans des camps de regroupement où la répression sanglante des manifestations est récurrente. Pour pallier au manque d’effectif, l’État français enrôle des locaux, exacerbant insidieusement les divisions parmi les algériens. Attirés par de fausses promesses, souvent contraints plutôt que par choix, et mis en marge des formations militaires régulières, ceux que l’on appellent les harkis deviennent des supplétifs de l’armée, sans bénéficier des mêmes droits que leurs homologues métropolitains. Le peu de traces écrites de leur engagement rend leur nombre difficile à évaluer, mais les historiens estiment qu’ils étaient entre 200 000 et 400 000 au plus fort de la guerre. Lors du retrait de la France en 1962 et malgré l’assurance d’un rapatriement qui leur avait été préalablement donnée par les hauts gradés, les harkis sont majoritairement abandonnés à leur sort une fois l’indépendance de l’Algérie acquise. Considérés comme des traîtres par la plupart de leurs concitoyens, ces anciens combattants sont mis au ban de la société, parfois même massacrés pour avoir répandu le sang de leurs frères. Environ 50 000 d’entre eux seront tués dans les mois qui suivent la fin de la guerre.
Durant plusieurs décennies, la France refuse de reconnaître sa responsabilité dans les tueries qui ont suivi les conflits. Sujet tabou de nombreux gouvernements successifs, le sort tragique des harkis n’est presque jamais mentionné, jusqu’en 2001, lorsque le président Jacques Chirac évoque enfin leur abandon. Néanmoins, pour la plupart des français, le destin des harkis reste nébuleux. Leur histoire est peu enseignée et le monde artistique ne se penche que rarement sur leur triste sort. Difficile de mettre un visage sur ces hommes sacrifiés par la guerre. Avec son film Les Harkis, le cinéaste Philippe Faucon leur offre une incarnation concrète, comme un témoignage de leurs tourments et de leurs contradictions. Après s’être penché une première fois sur les horreurs de la guerre d’Algérie dans La Trahison, le réalisateur épouse cette fois le point de vue de ces oubliés de l’Histoire, en s’attachant au parcours d’un de leurs bataillons, appelé Harka, de la fin des années 1950 au terme des conflits, alors que ses héros sont délaissés par leurs supérieurs. Loin de faire de ses protagonistes des hommes galvanisés par un idéal, le metteur en scène retrace leur parcours intime et les conditions sociétales qui les ont poussés à prendre les armes, souvent contre leur gré et leur convictions.
Ainsi, il n’existe aucune raison commune concrète à l’enrôlement de ces supplétifs, leur assemblée disparate n’est unie que par un spectre de circonstances diverses, différentes pour chacun. Toutefois, leur engagement ne semble jamais être la résultante d’un choix idéologique. Les harkis ont pris les armes par contrainte davantage que par conviction, ils ont été propulsés au front sans réelle conscience politique, le plus souvent par un besoin impérieux d’argent dans un pays précaire. Perdus dans des panoramas infinis, les hommes errent sans cesse et sans repos, en quête d’un ennemi le plus souvent abstrait et invisible. Dans un même pèlerinage sans but, l’âme et le corps vagabondent sur des terres arides, confrontant ces soldats de fortune à un désert aussi bien visuel que spirituel. La ligne de front devient alors un concept flou et mouvant. Les quelques rares échauffourées sanglantes présentes dans le film apparaissent inopinément et peuvent s’inviter au détour du moindre chemin, dans un pays où la guerre se livre partout. Néanmoins, pour ces harkis, les combats semblent le plus souvent lointains. Les protagonistes ne font presque jamais usage de leurs armes. Les fils de l’Algérie se meurent, mais leur sacrifice n’est évoqué que par ouï-dire, tout comme les enjeux politiques globaux ne sont entendus qu’à travers des rumeurs, ou par le biais d’une radio dérobée à un membre du FLN. Les héros du film n’ont presque pas conscience des raisons profondes de cette lutte pour la souveraineté nationale, ils sont déconnectés des racines du conflit, simplement présent parce qu’un obscur destin les a voué à être absorbés par un camp plutôt qu’un autre, par nécessité plutôt que par volonté. La motivation profonde du long métrage est de leur donner une psyché, de faire d’eux des hommes à part entière, de ne plus percevoir les harkis comme une simple ligne dans les livres d’Histoire mais bien comme des êtres dans toute leur complexité. Il ne sont plus un chiffre relégué à la marge, ils sont Salah (Mohamed el Amine Mouffok), ici pour subvenir aux besoins de sa famille, ou encore Kaddour (Amine Zorgane), venu venger son frère tué par le FLN, sans réellement avoir d’opinion politique, perpétuant une effroyable loi du sang. Au comble de l’horreur, un indépendantiste torturé par l’armée française se voit contraint de rejoindre les harkis après avoir vendu les siens. Une horrible machine de guerre réduit les hommes à l’état de bête, leur renie leur identité, et fait par la violence des adversaires d’hier les plus enragés des alliés d’aujourd’hui.
Privés d’idéologie, les harkis s’opposent aux indépendantistes, surnommés les fellaghas, animés d’une mission supérieure pour une liberté espérée. Si le plus souvent un fossé sépare les deux camps, quelques rares interactions funestes confrontent les héros du film à leurs adversaires de circonstance. Les supplétifs de l’armée française combattant sans but réel sont témoins du sacrifice de leurs concitoyens. Ils sont distants au moment de leur tirer dessus, mais au contact de leurs cadavres lorsqu’ils les fouillent. Même par delà la mort, les raisons de la lutte survivent à ces martyrs. Sur le manteau de l’une des victimes, la phrase “Je combat pour ma patrie” s’impose aux harkis, comme un rappel mortifère des raisons d’une guerre fratricide. En d’autres circonstances, les protagonistes auraient pû être alliés du FLN, armés pour l’émancipation de toute une nation, ils ne sont affiliés à l’armée française que sous couvert de fausses promesses, instrumentalisés par un pouvoir qui les manipule avant de les trahir. Lors d’une mission d’infiltration, Les Harkis rend encore plus poreuse les divisions entre les deux camps et fait ponctuellement de ses tristes héros des fellaghas déguisés. Une simple tunique et un morceau de papier, voilà tout ce qui sépare ces frères ennemis en définitive, une même souffrance née de l’oppression les unis sans que les harkis n’en aient pleinement conscience. Dans l’ombre, une élite tire les ficelles de ces marionnettes belligérantes, les aveugle pour imposer leur mainmise. Les véritables adversaires des supplétifs ne sont jamais incarnés par les membres du FLN, que Philippe Faucon filme en général de loin ou hors-champ, mais bien la hiérarchie militaire française qui conditionne leur haine, et plus métaphoriquement, eux mêmes, hommes contraints de faire face au reniement de leurs émotions par ceux qui les dirigent. Les harkis courent après des chimères, soit disant vouées à la destruction de l’Algérie, pourtant le commandement français passe davantage de temps à les faire crapahuter dans les endroits vierges du désert, par peur qu’il ne se rebellent, qu’à véritablement les faire combattre. La résurgence récurrente du sang versé rappelle néanmoins aux spectateurs toute la dramaturgie d’une guerre abjecte, où la violence est le propre des deux camps. Lors de deux scènes qui se répondent parfaitement, deux hommes sont poignardés, la première fois des mains des harkis, la seconde de celle des partisans du FLN. Le sang appelle le sang, la mort engendre la mort.
L’enrôlement des harkis marquent également une scission avec la détresse de la population civile. Désormais dirigés par l’armée française, les combattants au centre du récit sont isolés et privés de leur lien avec l’âme de leur pays, rendus marginaux par leur sinistre profession. Si certains sont là pour pourvoir aux besoins des leurs, une profonde rupture avec leur famille est imposée. Un décisionnaire leur signifie que les proches des harkis seront rapatriés au plus près de la caserne pour assurer leur protection, mais en constant voyage, l’harka des protagonistes ne les côtoie jamais à l’écran. L’introduction du film qui montre un futur harki proche de son fils devient l’évocation d’un paradis perdu, qui ne se retrouve qu’à la fin de l’épopée, après la désertion. Néanmoins, impossible pour celui qui a trahi l’idéal national de renouer avec les rêves d’un lointain passé. Seules la violence et la défiance de ses concitoyens l’attendent à son retour, comme une punition injuste motivée par la haine. Philippe Faucon marque ainsi un point final dans l’évolution implicite de l’opinion publique algérienne qu’il restitue pendant l’ensemble de son œuvre, en filigrane. Montré au plus proche des harkis dans l’entame du film, les civils sont progressivement substitués à l’image, avant de réapparaître partisans du FLN. L’âme d’un pays a doucement changé et a choisi un camp après l’ambiguïté initiale. Le long métrage devient un témoignage de la place conflictuelle des supplétifs dans la recomposition nationale. Les protagonistes ne sont absolument jamais français, leur statut particulier et l’abandon froid de l’armée ne laisse aucun doute sur l’absence de considération que leur voue la métropole. Toutefois, au terme de la guerre, ils ne sont pas non plus algériens, les crimes du conflit les ont condamnés à être en marge du pays et leur uniforme a imposé la peur, comme le souligne Salah. Ils sont les abandonnés de l’Histoire, des hommes sans patrie, exclus chez eux, accueillis nul part. Le peuple algérien réclame justice pour les atrocités commises et s’il est impossible de mettre en accusation l’armée française, alors les harkis délaissés deviennent boucs émissaires. Les anciens d’un village se font ainsi juges, couteau sous la gorge d’un protagoniste, réclamant sauvagement un tribut pour le sang versé, aveuglés par la colère du deuil. Les enfants de l’Algérie désormais libre sont également empoisonnés par l’ire de leurs parents. À l’écran, ils n’ont en général qu’une dizaine d’années, pourtant ils manifestent déjà une violence juvénile destinée à un fils de harkis. Subtilement, le long métrage évoque ainsi la condition des enfants des supplétifs, qui durant de nombreuses décennies seront considérés comme des citoyens de seconde zone, victimes de l’ostracisation de masse du simple fait de leurs origines.
Toutefois, davantage que dans la peinture d’une population qui tente de se reconstruire après les abominations, Les Harkis s’épanouit avant tout comme une vive mise en accusation des pouvoirs militaires français, pourvoyeurs du malheur. Une main invisible a manipulé les hommes, les a opposés malgré leurs ressemblances, et s’est retirée presque du jour au lendemain, commettant la pire trahison possible pour les harkis, l’abandon. La parole de la métropole n’est toujours que mensonge, de l’enrôlement à la débâcle. Une vérité propre aux puissants est substituée aux supplétifs, hommes de paille d’un conflit qui les dépasse. Ainsi, les forces militaires se gargarisent de l’illusion d’une Algérie harmonieuse dans l’entame du film, lorsqu’un préfet se livre à un discours vantant les supposés bienfaits de la France, alors que la précarité règne partout dans le pays. Les dires des décisionnaires sont contredits à chaque scène par une réalité du terrain, jusqu’au crime ultime, le renoncement de l’asile aux harkis qui les condamne presque à mort. Les promesses d’une caste supérieure souvent invisible n’engagent qu’elle, une ombre obscure ordonne les harkis, leur laisse entrevoir le mirage d’un futur, avant de les laisser seuls face à un tragique destin. Si Philippe Faucon avait humanisé l’armée dans La Trahison, il la réduit ici à des incarnations belligérantes, à l’exception du lieutenant Pascal, joué par Théo Cholbi, seul homme vertueux au milieu de personnages français assoiffés de combats. Pourtant, les blessures des harkis se confrontent aux dirigeants habités par la rage. La chair meurtrie et criblée de cicatrices d’un supplétif est opposée en vain à un gradé pour lui rappeler sa promesse. La vérité du corps pourfend les mensonges des institutions, malheureusement sans déclencher la moindre prise de conscience d’une détresse. La honte est alors jetée sur ceux qui ont armé les harkis dans le faste de cérémonies pompeuses, avant de leur retirer leurs fusils en secret, les laissant dans le désarroi. La logique militaire a trahi l’humain, a corrompu son âme pour ensuite le livrer en pâture à ses futurs tortionnaires, en détournant le regard de son sort et en reniant ses engagements.
L’esprit entaché par le sang et la chair torturée par les combats, les harkis sont désormais dépossédés de leur futur. Isolés dans le désert, inconscients que le gouvernement français s’apprête à les abandonner, cette poignée d’êtres brisés déambule sans but, dans une ultime excursion qui a pour seul but de les éloigner de toute forme de vie. Les combattants sont comme jugés par contumace par leurs supérieurs pour le seul crime de leur avoir obéi, car à l’évidence, le retrait est une condamnation. La métropole était l’unique refuge de ces âmes en peine, la bouée de secours qui avait préservé le peu d’espoir qui leur restait, et le refus de l’exil est l’ultime vexation. En revenant sur sa parole, l’armée a brisé toute forme de bonheur. Aux plans familiaux idylliques répondent désormais des instantanées d’étreintes brisées, d’ultimes enlaçades avant que ne s’abatte le bras d’une justice irraisonnée d’une population blessée. Une mort prophétisée a morcelé l’amour et privé l’homme de l’abri du cœur, achevant de le déposséder de ses sentiments pour qu’il ne soit plus qu’une coquille vide bientôt sacrifiée. La seule issue est la clandestinité pour ceux qui avaient représenté la France, une exode secrète permise par le lieutenant Pascal, seul métropolitain à même de comprendre la détresse de ses hommes car seul à avoir partagé leurs conditions de vie rudimentaires dans le désert. Lui aussi a cru aux mensonges de ses supérieurs, lui aussi a succombé aux illusions, et en conséquence, il est l’unique personnage encore soucieux de l’avenir des abandonnés de l’Histoire. Son altruisme ne pourra pourtant pas secourir tout le monde. Pour les autres bannis, se fondre sans un mot dans l’exaltation du sentiment national nouveau est l’ultime solution. Une foule galvanisée défile drapeau en main dans les rues d’Oran, et parmi elle s’aperçoit un harki, comme une tentative éperdue pour Philippe Faucon de conjurer la colère de tout un peuple qui frappera pourtant durant des années encore après la guerre.
Philippe Faucon donne un visage et une âme aux harkis dans son film, judicieusement minimaliste pour conserver son caractère très intime.
Les Harkis est disponible en DVD chez Pyramide Films, avec en bonus :
- Essais casting, effets et costumes
- Carnet de repérages
- Photos de plateau