Leila et ses frères
Leila et ses frères affiche

(برادران لیلا)

2022

Réalisé par : Saeed Roustaee

Avec : Taraneh Alidoosti, Saeed Poursamimi, Navid Mohammadzadeh

Film fourni par Wild Side

S’inscrivant avec courage dans la longue lignée des cinéastes iraniens malmenés par le régime en place pour leur regard critique sur une nation inégalitaire, le réalisateur Saeed Roustaee offre une peinture au vitriol de son pays au fil de ses longs métrages. En seulement trois films, il s’est fait dénonciateur des injustices qui règnent sur ses terres, qu’elles soient héritées de codes moraux rétrogrades, comme dans Life and a Day, sorti en 2016, ou issues de textes de loi absurdes, telles que le metteur en scène les expose en 2019 dans La Loi de Téhéran. Ses protagonistes ne sont généralement que des êtres impuissants face à l’obscurantisme d’une société toujours davantage précipitée vers une chute inexorable. L’irrésistible ascension de Saeed Roustaee sur la scène internationale contraste avec la décrépitude lente et froide de ses personnages. À seulement 33 ans, son talent indéniable pour subtilement décupler la tension inhérente à chacun de ses récits lui vaut un accueil chaleureux dans une myriade de festivals prestigieux. La grande fresque Leila et ses frères, désormais disponible en DVD et Blu-ray chez Wild Side, est le dernier exemple en date de cette trajectoire glorieuse. Incontestablement son travail le plus complexe et le plus ambitieux, son œuvre est sélectionnée en 2022 à Cannes et récolte les louanges d’une critique enthousiaste et unanime. Sous sa caméra, l’Iran des plus précaires agonise lentement et les espoirs s’évanouissent face à la fatalité du malheur.

Interprète du personnage principal du film, un véritable astre scénaristique autour duquel gravite une fratrie en perdition, la comédienne Taraneh Alidoosti rayonne à l’écran, insoumise face à un destin délétère. Collaboratrice régulière d’une autre sommité du cinéma iranien, Asghar Farhadi, l’actrice est une enfant du septième art local depuis son adolescence, mais également une femme de convictions profondes à l’âme rebelle et assoiffée de justice. Ses multiples prises de position face à l’oppression que subissent les femmes en Iran font d’elle une personnalité immensément populaire, mais également une cible récurrente d’un pouvoir aussi craintif que cruel. Pour un simple tatouage féministe ou pour avoir relayé une vidéo dénonçant les violences que subissent ses semblables, Taraneh Alidoosti est inculpée pour outrage et propagande contre l’État. Selon ses propres mots, les femmes de son pays “ne sont pas citoyennes mais captives”, et elle tente de leur donner une voix grâce à sa notoriété. En 2022, l’horreur institutionnalisée repousse les limites de l’insupportable. À la suite de la mort de Masha Amini, une simple étudiante mise à mort pour avoir porté des vêtements jugés inappropriés par la police de mœurs, l’Iran s’embrase. Une vague de répression effroyable frappe les manifestants épris de liberté et Taraneh Alidoosti leur apporte son soutien dans une publication sur les réseaux sociaux, où elle apparaît sans hijab, brandissant une pancarte où sont inscrits les mots “Femme, Vie, Liberté”. Ivres de colère, les instances iraniennes l’enferment durant trois semaines dans des conditions de détention particulièrement éprouvantes. Des marches de Cannes aux geôles de Téhéran, l’actrice est une combattante de l’égalité. Ses démêlés avec une justice qui n’en a que le nom légitimisent toute la fronde sociétale que porte ouvertement Leila et ses frères. À peine quelques semaines avant le sang et la colère qui ont déferlé dans les rues iraniennes, Saeed Roustaee offrait au public une vision froide de quelques-unes des racines du mal, comme un avertissement cinglant.

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© IRIS Film, Elle Driver, Wild Bunch 2022. Tous droits réservés

Femme dévouée à sa famille, Leila (Taraneh Alidoosti) lutte au quotidien pour s’extirper d’une pauvreté qui accable les siens. Dans l’espoir d’un avenir meilleur, elle incite ses quatre frères à rassembler leurs économies pour tenter de faire l’acquisition d’un magasin dans un luxueux centre commercial qui contraste avec leur logis délabré. Malheureusement, les moyens manquent à la fratrie et leur seul espoir repose sur les quelques économies secrètes de leur père (Saeed Poursamimi), bien décidé à ne pas partager son bien avec ses enfants, préférant dilapider son argent dans le mariage du fils d’un lointain cousin, en échange du statut honorifique de parrain de la famille. Lorsque loyauté paternel et illusions d’une ascension sociale s’affrontent, Leila et ses proches se déchirent.

En centrant son regard sur les iraniens les plus précaires, Leila et ses frères devient cri de détresse et d’agonie face à une oppression économique qui accable les hommes, et surtout les femmes, de bonne volonté. Dans un pays disparitaire, le tissu social s’est tellement distendu qu’il s’est clairement déchiré. Il n’existe plus de classe intermédiaire entre ceux qui possèdent tout et ceux qui n’ont presque rien, même plus leur dignité constamment malmenée. Davantage qu’un fossé, c’est un mur infranchissable qui sépare deux Iran si distincts qu’ils ne semblent même plus former une seule nation. Le luxe n’est qu’un mirage lointain et inaccessible pour Leila et ses frères, un autre monde qui s’affirme visuellement dans des démonstrations tapageuses, le rêve interdit d’une vie meilleure dans des palais de glace qui abritent néanmoins le spectre de la corruption humaine. Les protagonistes du film n’ont rien de vertueux, ils apparaissent même dramatiquement friables, mais une ultime frontière est tracée entre leurs tourments moraux auxquels ils résistent et une autre société, celle de ceux qui ont succombé à l’appât du gain aux dépens de leurs semblables. Dans une tour entièrement vitrée, à la vue de tous, un homme d’affaire malhonnête tente de pervertir les héros d’un récit éprouvant en les incitant à prendre sa succession dans une sordide arnaque, tandis qu’au milieu des ornements rutilants du centre commercial où Leila et ses frères rêvent de s’établir, une armée d’employés invisibles, parfois voués à nettoyer les toilettes, se cache derrière chaque vitrine, esclave d’une modernité ivre d’injustice. La vie des plus pauvres est une épreuve de résilience à la lisière de cet univers de fantasmes corrompus. Privés de tout, jusqu’à leur dignité d’être humain, les membres de la famille de Leila sont prisonniers des murs délabrés de leur maison, leur seule et unique possession, qui n’est pourtant qu’une geôle économique dans des ghettos où les hommes s’empilent comme des marchandises. L’entreprise est vouée à l’échec, mais Leila et ses frères tente de pulvériser ces remparts de la précarité, d’esquisser une voie vers l’émancipation financière, pour mieux confronter le spectateur à la fatalité de l’impossibilité d’une ascension sociale, interdite par un ensemble de règles implicites ou explicites. L’argent ne vaut rien, du jour au lendemain, des décisions politiques dont sont exclus les protagonistes dévaluent la monnaie pour perpétuer le cercle vicieux de la misère, tandis qu’en marge du bouleversement, les ogres spéculateurs du malheur se repaissent.

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© IRIS Film, Elle Driver, Wild Bunch 2022. Tous droits réservés

Les dysfonctionnements de tout un pays se dessinent au fil de cette fresque complexe, mis en accusation face à la vision froide de l’injustice. Les organes d’un pouvoir malade ont métastasé et leur affliction contamine des êtres désormais privés de leur individualité, à travers les gigantesques mouvements d’une foule désincarnée. Leila et ses frères ne sont que cinq au milieu de la tempête, des figures timides dans les couloirs d’hôpitaux bondés débordant jusque dans les rues, dans les files d’attentes d’une administration qui au comble de la bêtise exige des demandeurs d’emploi qu’ils restent assignés à résidence sous peine de perdre leurs droits, ou plus ouvertement, dans la cohue vengeresse d’ouvriers qui voient leur usine fermer arbitrairement du jour au lendemain, en introduction du film. Le travail manuel n’est plus considéré, il est fragile et éphémère, parfois non rémunéré à sa juste valeur, il divise les hommes au lieu de les réunir, séparant ceux qui réclament justice dans le fureur et ceux qui fuient par peur, comme Alireza (Navid Mohammadzadeh), l’un des frères au centre de l’épopée. Pour d’autres, comme Parviz (Farhad Aslani), le labeur quotidien est une humiliation, une honte sociale dans les zones d’ombre du centre commercial. Leila et ses frères ne convoitent pas une richesse malhonnête ou miraculeuse, leur désir d’ouvrir un magasin est un rêve légitime, une chance unique de ne plus dépendre des autres pour accéder à une autonomie financière pérenne. Les protagonistes ne veulent pas opprimer, ils ne souhaitent que vivre honorablement, rendant dès lors chaque entrave à leur liberté économique plus injuste. N’ayant presque que leur vie à marchander, les cinq héros sont contraints d’engager toute leur âme dans leur quête. Une organisation sociétale défaillante force les hommes à faire l’ultime sacrifice pour trouver un maigre épanouissement. Si les protagonistes souhaitent s’émanciper, ils doivent être prêts à tout mettre en jeu, jusqu’à leur vertu morale, comme le fait Leila. Le temps des compromis et des demi-mesures qui définissent Alireza, se décrivant comme aussi apeuré par le malheur que par le bonheur, est révolu. Il faudra être capable de tout pour ne plus subir, alors qu’en marge du long métrage, certains bien-nés profitent de l’opulence sans la moindre contrepartie.

L’ostracisation n’est néanmoins pas l’apanage des puissants. Parmi les exclus, une autre exclusion s’affirme, celle des femmes iraniennes, citoyennes de seconde zone d’un pays où règne un patriarcat sanglant. Leila souffre d’une double peine, infligée dès sa naissance, liée à la pauvreté de son ascendance mais aussi à son sexe. Pourtant, elle est le lien indispensable entre chacun de ses frères, le trait d’union entre des hommes séparés par le destin mais réunis dans un but vertueux. L’opprimée parmi les opprimés revendique son droit à la vie, offre une perspective d’avenir à ses proches en étant l’instigatrice du projet d’acquisition d’un magasin. Taraneh Alidoosti est une lumière hypnotisante de grâce qui guide les autres comédiens, tout comme son personnage mène ses pairs vers un futur fantasmé en s’affranchissant des entraves qu’on lui impose. Tempétueuse et rebelle, elle livre une fronde implicite contre l’avilissement, se révélant être la plus déterminée des personnages. Nul ne peut stopper la colère d’une femme qui n’a rien à perdre, puisque de toute façon la société ne lui accorde rien, pas même le droit à l’expression de sa douleur physique. Décuplé par le contexte de révolte qui a pris place en Iran depuis la sortie du film, Leila et ses frères fait d’un protagoniste féminin le vecteur de la raison quant aux questions financières et à l’utilisation vertueuse de l’argent face aux dérives égocentriques du père, mais aussi celui d’une justice enfin rendue, exprimée dans une séquence fatalement choquante mais indispensable dans le pays, lorsqu’elle gifle son aîné et dénonce ses mensonges. Le monde est devenu fou, mais un ultime rempart s’érige contre la déliquescence, sous un hijab. Le cinéma est dès lors presque une étincelle qui a précédé l’embrasement de toute une nation. Toutefois, Saeed Roustaee ne nourrit aucune illusion sur la condition des femmes qui l’entourent. Leila est insoumise mais le plus souvent, son combat s’exprime dans le secret et n’a pas pour mission d’embellir son propre quotidien qu’elle sait fatalement obscur. La jeune femme n’envisage aucun bénéfice personnel de sa lutte parfois solitaire, elle ne souhaite que construire une union entre ses frères, consciente qu’ensemble ils ne sont plus seuls comme elle l’est, comme l’est sa propre mère, ou comme le seront peut-être un jour les filles de Parviz, déjà marginalisées pour ne pas être nées garçons. Elle incarne à ce titre les actes les plus significatifs et lourds de conséquence du film, elle est le protagoniste de l’action transgressive nécessaire face à la léthargie de ses frères. Souvent incapables de tenter de se donner les moyens, même illusoires, de s’extirper de leur condition d’êtres asservis, les hommes du long métrage n’ont pas conscience qu’ils se reposent sur Leila pour sortir leur torpeur. Elle est exclue des décisions collégiales, privée d’un droit de vote loin d’être anodin, mais dans l’ombre, elle agit pour leur bien en faisant voler en éclats les règles oppressantes de la déférence parentale.

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© IRIS Film, Elle Driver, Wild Bunch 2022. Tous droits réservés

Avant de lutter contre toute une société, Leila combat les codes de sa structure familiale viciée, qui dessine un autre schéma défaillant de liens inégalitaires entre chaque membre. Aux codes oppressifs propres à l’État iranien se substituent ceux du sang, tout aussi patriarcaux. Le malheur n’est pas qu’hérité des lois institutionnelles ou des diktats économiques, mais il se flétrit également dans les réunions entre hommes qui administrent, glorifient ou accablent toute une lignée. Dans la douleur d’un deuil exprimé ou dans le faste d’un mariage luxueux, une autre forme de pouvoir aveugle meurtrit et asservit Leila, ses frères et ses parents, par procuration. Des obligations implicites, comme celle de donner le nom d’un défunt à un nouveau-né, régissent le destin et condamnent les hommes à n’être qu’esclaves de leur existence. Le rêve du père de Leila est aussi précaire que le sien, être parrain de sa famille, et un même mètre étalon décide de son sort, l’argent. Roi de pacotille sur un trône désuet, il tutoie son idéal au bénéfice d’un don financier à de nouveaux mariés, avant d’être destitué de son piédestal, comme condamné à mort, lorsque la dot n’est pas versée. La noce et la mort sont d’ailleurs explicitement mises en parallèle par Saeed Roustaee qui fait d’une photographie prise avant la fête le potentiel portrait posthume du père. Grandeur et déchéance ne se mesurent pas par l’amour ou l’affection, complètement absente de cette figure paternelle néfaste, mais uniquement par une quantité de pièces d’or refusées à ses enfants pour glorifier son égo. Leila incarne derechef l’autorité morale que les aînés ont abandonnée. L’idéal commun du bonheur que ses parents ont délaissé lui incombe désormais, elle est l’apôtre du partage des plaisirs et de la peine, et si elle doit renier père et mère pour le bien de ses frères, elle s’exécutera.

Leila et ses frères se métamorphose alors en cri d’alerte adressé à la génération des jeunes adultes iraniens, légitimement désemparés face à un futur dont ils ne sont pas maîtres, mais qu’ils doivent néanmoins tenter de s’approprier contre vents et marées pour tracer une nouvelle voie, loin des ténébreuses erreurs du passé. Le film est une invitation à la rébellion constante magnifiée par une mise en scène incandescente, celle des femmes qui doivent prendre leur place, celle des hommes qui doivent s’affranchir de leurs chaînes et celle des fils qui doivent tuer spirituellement les parents fautifs. Le combat invite à la peine et au sacrifice, mais il est le seul qui mérite d’être livré pour à jamais briser la logique du désespoir. Le passé n’est qu’une collection de vastes mensonges que se raconte le patriarche et qu’il tente de léguer à ses fils, mais Leila et ses frères doivent renoncer à ce sombre héritage pour construire leur propre futur. La richesse symbolique et concrète que les aînés refusent à leurs enfants doit leur être attribuée, par la force et la ruse si besoin. L’avenir d’un pays où l’inégalité est omniprésente ne peut plus être laissé entre les mains de ceux qui ont perpétué la misère et l’oppression, par pouvoir ou par lâcheté. Seulement au terme de cet acte insurrectionnel indispensable peut naître l’amour véritable, celui qui une fois tout perdu s’exprime dans des gestes anodins, comme une fête d’anniversaire, ou essentiels, tel la fuite d’un pays qui sombre dans le chaos.

Fresque d’une densité rarement inégalée sur un Iran en crise, Leila et ses frères place les exclus au centre de sa réflexion, au plus près de leur détresse. Un pays meurt, un autre doit renaître.

Leila et ses frères est disponible en VOD, DVD et Blu-ray chez Wild Side, avec en bonus : 

  • Un entretien avec Saeed Roustaee
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Nicolas Marquis

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