Le Temple des oies sauvages
Le Temple des oies sauvages affiche

(雁の寺)

1961

Réalisé par : Yūzō Kawashima

Avec : Kuniichi Takami, Ayako Wakao, Masao Mishima

Film fourni par Badlands

Insoumis, turbulent et impertinent, le réalisateur Yūzō Kawashima a marqué de son empreinte le cinéma japonais au fil de ses transgressions. Face à l’ordre établi et à la morale austère, le cinéaste pourfend les conventions de son époque et se fond dans une industrie hautement codifiée pour mieux la bousculer. Dès 1946, dans un pays en ruines après la Seconde Guerre mondiale, il s’affranchit des tabous de son époque pour faire du septième art un support de la vérité sentimentale et de la réalité du monde qui l’entoure. Son court métrage La Poursuite n’est que peu vu par le grand public, pourtant il lui attire les foudres de l’administration nippone et des forces d’occupation américaines. Pour la première fois sur grand écran, deux japonais s’embrassent ouvertement devant la caméra du metteur en scène. Les esprits rétrogrades condamnent le geste artistique, pourtant les mœurs évoluent invariablement et Yūzō Kawashima s’en fait le témoin. Longtemps mis en marge du monde du cinéma pour s’être affranchi de la pudeur, le réalisateur se fait lentement un nom au sein de la Shochiku, la célèbre société de production pour laquelle il met en scène une vingtaine de films de complément, des oeuvres souvent anecdotiques destinées à être diffusées dans les salles à la suite des longs métrages à gros budget, et dans lesquels apparaissent les starlettes des années 1940 et 1950. Rebelle par nature, Yūzō Kawashima accomplit son travail de commande mais laisse s’exprimer ponctuellement son esprit irrévérencieux. Se jouant malicieusement des règles de la censure, il expose parfois jeu d’argent, alcool et prostitution dans des comédies qui photographient la mutation sociale de son pays. Nul ne peut dompter son esprit turbulent, pas même sur les plateaux où le cinéaste est maître de son royaume, capable de déchirer complètement un scénario préétabli pour improviser totalement une scène. Entre magma créatif et nuits de débauche alcoolisées, il navigue dans les coulisses d’un septième art dont il se moque régulièrement à l’écran. L’auteur pose un regard critique sur le système dont il fait partie, conscient de sa propre condition. Durant plusieurs années, il tient par ailleurs le journal satirique Débat Club, publication potache qui tourne en ridicule la Shochiku.

Toutefois, au milieu des années 1950, et notamment sous l’impulsion de son disciple Shôhei Imamura, Yūzō Kawashima change radicalement son approche du septième art. Soucieux de laisser une trace durable loin des pitreries et de livrer son regard unique sur le monde, il s’extirpe de la Shochiku pour gagner la Nikkatsu. La société emblématique est alors en pleine reconstruction. Après plusieurs années consacrées uniquement à la distribution, la Nikkatsu souhaite à nouveau tourner des longs métrages et fédère une quantité impressionnante de nouveaux talents pour assouvir son ambition. Profitant de cette aubaine, Yūzō Kawashima signe ses deux oeuvres les plus connues pour la firme, Le Paradis de Suzaki en 1956 qui marque le début de la Nouvelle Vague japonaise, et Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo en 1957, une fresque historique qui dissimule une réflexion acide sur le Japon contemporain. Le réalisateur se distingue des grands maîtres locaux en s’affranchissant le plus souvent possible des décors de studios. Il affectionne tout particulièrement filmer le monde dans sa représentation la plus concrète, exposer la nature et les rues sous leur jour le plus réaliste. Toutefois, en parfait électron libre, le cinéaste se démarque de ses pairs dans son rapport unique à l’industrie. Contrairement à la plupart des autres metteurs en scène, il n’est pas inféodé à un studio en particulier, mais il navigue entre les différentes sociétés au gré de ses envies, se garantissant ainsi une forme de liberté artistique. En 1961, il rejoint brièvement la Daei pour le film Le Temple des oies sauvages, adaptation d’un roman de Tsutomu Minakami, une œuvre incontournable désormais disponible dans un merveilleux écrin chez Badlands

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Dans un huis-clos étouffant, Yūzō Kawashima se fait maître de son environnement pour offrir une chronique visuellement éblouissante et magistralement corrosive de la bassesse humaine et de l’oppression des plus démunis. Au coeur du temple des oies sauvages, orné de mille peintures de volatiles, le moine lubrique Kikuchi (Masao Mishima) règne sans partage et asservi son disciple Jinen (Kuniichi Takami) en le reléguant aux plus viles corvées, loin de toute élévation spirituelle. À la mort de son amant et à la demande de ce dernier, la courtisane Satoko (Ayako Wakao) gagne le temple et devient la maîtresse de Kikuchi, se donnant à lui au gré de ses envies insatiables. Néanmoins, la jeune femme s’émeut progressivement du sort du taiseux Jinen alors que le garçon prend lentement conscience de sa condition d’esclave d’un régent déviant. En quête d’une justice supérieure, il s’érige, jusque dans le sang, face à cette figure patriarcale défaillante.

À travers une pyramide de l’autorité au sommet de laquelle siège Kikuchi, apte à ordonner Satoko et à opprimer Jinen, Le Temple des oies sauvages reconstitue un schéma familial patriarcal vicié et corrompu, dans lequel l’homme est détenteur d’un pouvoir démesuré. Le lieu saint devient une émanation lointaine des foyers japonais et de leurs rapports de force, tandis que fidèle à sa réputation, Yūzō Kawashima emploie la chronique historique ancrée dans les années 1930 pour poser un diagnostic implicite froid sur sa propre époque. Un même mal ronge le monastère et les maisons nippones gouvernées par une masculinité gargarisée de sa puissance, celui de l’inégalité entre les générations et entre les sexes. L’harmonie et l’équilibre devraient être au centre de toutes les aspirations dans le secret du temple, pourtant seule l’asservissement s’affiche à l’écran, celui qui s’exprime à travers les vexations que subit Jinen, ou plus implicitement à travers le refus de l’âme dont est victime Satoko, réduite au simple statut de chair pourvoyeuse de sensualité. Deux esprits égarés sont tombés entre les griffes d’un geôlier immoral, et bien que Satoko ne manifeste aucune forme de rébellion, probablement partiellement contentée par le peu de privilèges dont elle jouit, le film réunit dans le dialogue les deux forçats, rendant leurs trajectoires sociales analogues. Ils “appartiennent au temple”, ils en sont des possessions désincarnées. Pourtant Jinen conserve au plus profond de lui le souvenir de temps lointains qui constitue son unique bien intime. Le passé est un secret, à plus d’un égard une honte et un chemin de croix qui a conduit une couche précaire de la population vers la prison du temple des oies sauvages, mais cette mémoire évanescente est la seule expression d’un jardin secret précieux dans un lieu où le temps semble se distendre, et qui une fois dévoilé à tous ne peut conduire qu’au crime face aux rires gras de Kikuchi. Le Temple des oies sauvages se rapproche alors ostensiblement du mythe d’Oedipe, incitant le fils à tuer le père spirituel après s’être lié charnellement à la mère de substitution. Toutefois, le nouvel homme de la demeure refuse son royaume conquis. Son geste funeste est une aspiration à la liberté. Le forfait accompli, il se défait ainsi de ses barreaux allégoriques en déchirant la tapisserie d’une oie qui nourrit ses petits. Il n’est plus un oisillon dans le besoin, il doit assumer le poids de son péché quitte à sombrer dans l’abîme moral, mais l’esclave s’est affranchi dans le sang.

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Le conflit entre l’humanité de Jinen et la bestialisation que lui impose Kikuchi est un fil rouge du récit, semblable à cette corde immonde que le moine attache à son disciple pour asseoir son joug. Si la torture de Satoko est morale et très implicite, celle de Jinen est physique et ouverte, hautement symbolique lorsque Kikuchi roue de coups son apprentis pour une raison injuste, le frappant de tablette où sont inscrit des sutras. Une spiritualité pervertie victimise le démuni en quête de vérité, striant son corps de cicatrices. Yūzō Kawashima renforce l’ostracisation de son protagoniste en employant le décor du temple pour créer deux classes distinctes de personnages, l’une régnante du haut des salons, l’autre à même la terre, dans l’accomplissement de basses besognes comme le vidage d’une fosse sceptique en introduction du film. L’autorité suprême ne touche pas le sol et à perdu le lien avec la réalité, alors que ses larbins s’affairent dans les cailloux, exclus du confort et de la dignité. En proposant de très nombreux plans où la caméra est posée à même le sol, voir même dans la terre au moment de funérailles, Le Temple des oies sauvages assimile le point de vue du spectateur à celui des personnages esclaves des événements, sans emprise sur la vie de leur décisionnaires, qu’ils soient clairement incarné à travers Kikuchi, ou plus allégorique lorsque des divinités invisibles contemplent des hommes au seuil de la mort. Le long métrage prend le parti des laissez-pour-compte du destin, rendant dès lors leur révolte face à la fatalité légitime. Les privations, la maltraitance et le refus du confort font de la rébellion un acte naturel et Yūzō Kawashima laisse son spectateur seul face au dilemme de la nécessité du sang versé. Préalablement au meurtre, l’opulence affronte la précarité, les pièces feutrées s’opposent à l’exiguïté du réduit où vit Jinen, les chaussures neuves de Kikuchi contrastent avec les sandales usées de son moinillon. Puisque la justice est absente de cette terre, le meurtre devient nécessaire et constitue la seule forme de rétribution possible. L’horreur est justifiable dès lors que la vertu est soustraite au récit, elle est même partiellement jouissive. Satoko peut alors être perçue comme un vecteur de l’identification du public. D’abord dégoûtée par l’apparence de Jinen, elle ne le considère ensuite qu’à travers les paravents du temple, avant de le prendre en sympathie et de le voir clairement, uniquement séparée par une baie vitrée qui le laisse apparaître ouvertement à son regard, puis de s’unir à lui, et en définitive de comprendre son crime, avec effroi mais sans le dénoncer.

La mort est l’unique frontière du film, le seul marqueur de temps alors qu’autour du temple, les minutes semblent se suspendre, tant et si bien qu’il est longuement impossible de situer clairement l’époque du récit, avant qu’enfin le Japon des années 1930 ne se dévoilent. Le lieu saint est une bulle hors du monde, une parenthèse désenchantée où agonisent les âmes en peine face à une sempiternelle loi de l’oppression. Le Temple des oies sauvages n’est pas un film sur une époque, mais davantage un long métrage qui convoque une effroyable vérité intemporelle. Dans cette antichambre funeste, jusqu’au seuil de l’heure fatidique, la triste logique humaine de l‘asservissement est immuable. Chaque incursion de modernité dans le temple apparaît à ce titre anachronique. Le spectateur voudrait pouvoir se réfugier dans la conviction que l’œuvre est ancrée à une ère lointaine, mais l’apparition d’un lit occidental ou d’un téléphone le rappelle à la vérité. Le Temple des oies sauvages est là, prêt de nous, au coin d’une rue. Les rapports humains qui y sont exposés ne sont pas des témoignages abstraits, ils sont une réalité toujours omniprésente dans un monde pourtant modernisé. L’essor d’une nouvelle ère n’a pas apporté son lot de changements, elle a tout juste permis que l’argent, souvent montré dans le film, soit un agent corrupteur supplémentaire. Yūzō Kawashima ne s’adonne néanmoins pas à un huis-clos parfait, et il quitte parfois brièvement le temple pour laisser vagabonder sa caméra dans le Japon des années 1930, impérialiste et rigoriste. La froideur du monde extérieur, soumis au bruit des bottes militaires, résonne avec la vérité du temple. Une même martialité s’y exprime, et dans les dialogues, le film tisse un parallèle explicite entre la sévérité de l’entraînement monastique et les manœuvres des soldats. La maison décadente est une émanation du monde qui l’entoure, elle y est inscrite, elle répond aux mêmes règles strictes. Une jeunesse est formatée pour répondre aux diktats d’une vieille génération, incapable de se soumettre à ses propres exigeances. En refusant à la fois le moule militaire, scolaire et au terme du film, religieux, Jinen se transforme en expression d’une insoumission face à des schémas oppressifs semblables. Il est l’âme d’une jeunesse qu’une caste dirigeante souhaite contraindre, mais qui se rebelle. Le protagoniste du film en est presque lointain cousin de son réalisateur, lui aussi irrévérencieux face aux codes, au point d’avoir eu des démêlés réguliers avec la censure.

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Jinen refuse de plier face à un ordre établi avant tout par soif de spiritualité. Même réduit à une condition presque animale, l’homme aspire à une vérité supérieure, à une expression de l’âme et à une envie de transcendance. Le jeune garçon s’oppose à son maître dans cette quête intérieure. Kikuchi a démissionné de sa mission monastique, ses vœux de pauvreté ont été trahis par l’extrême opulence dans laquelle il vit et il ne se rend même plus aux réunions cléricales. En devenant détenteur de richesse, il a perdu de vue la noblesse philosophique de sa profession, il n’est plus qu’un fonctionnaire, montré dans Le Temple des oies sauvages comme moins soucieux de la recherche de l’illumination que son disciple. Jinen est lui conscient d’une forme de vérité dans les sutras, mais dépasse son maître en comprenant également les contradictions qui les habitent. Les textes saints ne sont ni infaillibles, ni justes, leur récitation idiote ne suffit pas à être grandi, et l’âme déchirée, le jeune homme fait face à son monde qui s’effrite et s’effondre. Le faste des ornements du temple et l’appât du vice ont privé Kikuchi de la poursuite d’un idéal, le poids de la précarité et du crime ont démontré à Jinen que la religion n’apporte pas le salut promis. En surpassant le maître, l’élève a compris que son modèle était perfide. Le long métrage uni protagoniste et spectateur dans cette prise de conscience, en mettant en parallèle une vingtaine de minutes de récitations de sutras, et la compréhension, par le visuel, de la culpabilité mortifère de Jinen. L’horreur du meurtre et les lectures religieuses évoluent de concert, le sacré est à jamais souillé par la révélation de la vérité. Les psaumes deviennent une bande son macabre et lancinante. Le protagoniste est alors exclu de l’éveil spirituel. Son geste pourtant légitime l’a à jamais chassé du refuge de la religion, il est devenu paria impardonnable, malgré la nécessité de sa transgression. Face à l’un des ses professeurs, il s’effondre et expose le dilemme profond du long métrage en pointant les zones d’ombre morales des dogmes zen.

L’injustice religieuse trouve écho dans les autres sources de plénitude, refusant à jamais l’équilibre psychologique à Jinen. Ainsi, les forces de la nature que contemple un temps le protagoniste étalent un même déséquilibre, notamment lorsqu’il est fait mention d’un oiseau de proie prêt à se saisir des carpes du jardin, ou lorsque Jinen évoque son nid, rempli d’animaux sur le point d’être dévorés. Dans les murs du temple des oies sauvages ou en dehors, seule règne une loi du plus fort, l’être doit se battre sous peine d’être asservi. Dès lors, les ornements du temple, fait de peinture d’oies, ne sont plus un accompagnement à l’émerveillement mais les murs d’une prison de l’âme, que le film énonce comme “passé, présent et futur”. La nature et l’art ne libèrent pas, ils enferment, oppressent, enclavent Jinen et dans une moindre mesure Satoko. Les parois du temple sont à la fois fragiles, faites de papier, et presque insurmontables. Le Temple des oies sauvages prolonge la mainmise de Kikuchi sur les muses en le rendant détenteur de diverses œuvres, tandis que son disciple est dépourvu de tous artifices. Le moine libidineux manipule poteries et photographies, comme si une classe dirigeante possédait tyranniquement l’éveil artistique et le pervertissait. Ainsi, le peintre qui a décoré le temple et qui décède au début du film ignore que sa création dévouée est désormais le refuge du vice, loin de la spiritualité qu’il espérait. Dans l’ultime portion du film, alors que Yūzō Kawashima impose une large ellipse et une cassure formelle avec un passage en couleur, le temple est devenu un lieu touristique où l’accès à l’art se monnaye et où les occidentaux se massent sans s’imprégner de la plénitude du lieu. Pourtant, une partie de la toile est déchirée, un oisillon s’est extirpé du tableau et brisé son cadre, Jinen a pris son envol et il n’en reste plus qu’une trace sur les parois du temple aux oies sauvages.

L’audace formelle délirante et la profondeur scénaristique du Temple des oies sauvages en font une œuvre ensorcelante et un incontournable du cinéma japonais.

Le Temple des oies sauvages est disponible en DVD et Blu-ray chez Badlands, dans un magnifique coffret limité à 1000 exemplaires, avec en bonus : 
– Nouvelle restauration 4K
– Boîtier digipack 3 volets avec étui cartonné
– Présentation du film par Christophe Gans (19′)
– « Kawashima, l’âge d’or » (29′)
– Bandes-annonces

Le Temple des oies sauvage boite 1
Le Temple des oies sauvages boite 2

Nicolas Marquis

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