Le Boucher
Le Boucher Affiche

1970

Réalisé par: Claude Chabrol

Avec: Stéphane Audran, Jean Yanne, Roger Rudel

Film vu par nos propres moyens

Dès 1958, un couple emblématique du cinéma français se forme. Alors que l’hexagone vit sous l’influence de la Nouvelle Vague qui bouleverse les codes établis, le cinéaste Claude Chabrol et la comédienne Stéphane Audran entament un parcours commun. Uni à la ville comme à la scène, le duo offre quelques-uns des longs métrages les plus marquants de leur ère. Encore aujourd’hui, il reste bien difficile de déterminer lequel a le plus influencé l’autre: alors que l’actrice s’est souvent fendue de déclarations mettant en exergue tout ce qu’elle devait à l’auteur, nombre d’observateurs ont parfois souligné l’apport énorme que cette femme forte a eu sur les élans artistiques d’un homme par ailleurs insaisissable, régulièrement ivre mort sur les plateaux de tournage. Ainsi, avant Poulet au vinaigre en 1985, ou Les Noces Rouges en 1973, les deux amants collaborent ensemble sur Le Boucher, en 1970. Preuve du poids que Stéphane Audran a sur la vision de son époux, c’est à sa demande que le réalisateur fait appel pour la troisième fois à Jean Yanne, dans le premier rôle masculin.

Les deux acteurs s’opposent dans un duel entre amour et défiance. Alors qu’un petit village du Périgord est secoué par une série de crimes sordides, Popaul (Jean Yanne), le boucher local, s’éprend de la douce mademoiselle Hélène (Stéphane Audran), la directrice de l’école. Mais l’institutrice est une célibataire endurcie, et se refuse aux avances de son prétendant. Le ballet de séduction tourne au vice à mesure que la belle soupçonne de plus en plus fortement Popaul d’être l’instigateur des meurtres, tout en gardant le secret de ses présomptions.

Le Boucher illu 1

À l’évidence, Le Boucher tend à se jouer des codes usuels du polar. Bien qu’il étale les horreurs d’un tueur en série en toile de fond de son intrigue, le métrage refuse presque toujours toute preuve concrète au spectateur, manipulant les suspicions de chacun, à l’instar de son héroïne. Le film ne montre par exemple presque jamais de cadavre, et la seule fois où il le fait, c’est pour redonner de l’élan au récit, resserrer l’étau autour d’Hélène davantage que pour s’ancrer dans une logique de film policier. Les différents éléments, en nombre très restreint, qui pourrait servir à identifier le meurtrier, sont eux aussi manipulés, dissimulés, remplacés, pour enlever tout repère au public. Pour Claude Chabrol, la résolution de l’affaire compte finalement peu, seul importe le sentiment qu’il fait naître chez son audience, et le désir de la confronter à de simples présomptions. Jusqu’où peut nous conduire l’intime conviction, sans preuve tangible ? À quel moment les idéaux de justice censés transcender l’humain sont-ils remplacés par la force du soupçon ? Pour quiconque est au fait de la filmographie du réalisateur, le jeu de dupes est même double: moins d’un an auparavant, le metteur en scène avait déjà fait de Jean Yanne un tueur, cette fois affirmé dès le début du film, avec Que la bête meure. Dans l’imaginaire collectif, tout accable le boucher, sans pour autant que l’on ne puisse s’appuyer sur un fait concret.

Dès lors, Le Boucher n’est plus une simple intrigue policière, mais une véritable dissertation sur la société de son époque. Toutefois, et comme c’est très souvent le cas avec Claude Chabrol, le petit univers qu’il dépeint est loin de l’effervescence des grandes villes, dans la petitesse d’un modeste bourg de campagne. Dans ce royaume vicié, la promiscuité est totale. Dès les toutes premières minutes du film, le cinéaste réunit à l’écran la grande majorité du village, rassemblée pour célébrer un mariage. Un geste qui est répété plus tard pour un enterrement, selon un grand écart entre joie et chagrin, vie et mort. Le Boucher impose le crime là où on l’attend le moins, dans une communauté d’ordinaire affichée comme soudée et joviale sur grand écran. Tout le monde se connaît, selon la logique du film, et le cinéaste accentue la proximité de chacun en isolant complètement le hameau du reste du monde: succinctement, il rend compte d’un système téléphonique archaïque même pour l’époque, soumis aux horaires d’ouverture du bureau de poste, coupant les habitants de l’extérieur. Se perdre dans ce village, c’est prendre le risque d’y rester enfermé.

Le Boucher illu 2

Si il est l’écho d’un lieu, Le Boucher est aussi celui d’une époque. En 1970, les mœurs évoluent dans une France qui sort des bouleversements de mai 68. Beaucoup de chemin reste à parcourir, et il en reste encore aujourd’hui, pour que les femmes soient considérées comme les égales des hommes, mais les lignes bougent. 5 ans après la sortie du film, la loi Veil octroie par exemple une certaine liberté à disposer de son corps pour les citoyennes de notre pays. En filigrane de son intrigue, le long métrage dénonce implicitement une vision de la toxicité masculine presque avant-gardiste. Sans devenir un brûlot féministe, Le Boucher met à mal de mademoiselle Hélène, esclave des carcans d’une société. Devant l’affirmation de sa volonté de rester célibataire, Popaul répond un cinglant “Ce n’est pas très normal”, comme si il intimait une forme d’ordre à son vis à vis de se conformer à un archétype dépassé. Régulièrement, le boucher devient même intrusif, et son visage collé aux carreaux de la salle de classe de l’institutrice est d’abord charmeur, avant de devenir presque horrifique. Claude Chabrol donne des racines profondes à ce mal ancré dans la société rurale. Le propre père de Popaul, évoqué sans jamais être montré, est décrit comme un parfait salaud. Plus puissant encore, le boucher répond à Hélène qui se lamente de l’accumulation de crimes “Il y a pas de raisons que ça s’arrête”. 

Les parallèles avec l’Histoire de la France n’ont d’ailleurs de cesse de se tisser. Le traumatisme du conflit indochinois est inscrit dans le récit, et Popaul, vétéran de la guerre, met un point d’honneur à ponctuer nombre de ses argumentations par des références à l’horreur qu’il a vécu là-bas. En 1970, peu de médecins parlent alors ouvertement de syndrome post-traumatique, mais l’obsession du boucher, qui évoque allègrement les “montagnes de cadavres” ou les conditions de survie inhumaines, nous y confronte. L’image de la barbarie, Le Boucher nous l’impose aussi à travers le monument aux morts de la Première Guerre mondiale, un temps filmé en gros plan, qui trône face à l’école d’Hélène et devant lequel défile les enfants. Le futur regarde le passé, les jeunes têtes blondes vivent l’héritage des massacres, sans que Claude Chabrol n’éprouve le besoin de le souligner trop ardemment. La découverte d’un cadavre, le seul montré, se fait par ailleurs à la sortie d’une grotte où s’affichent des peintures préhistoriques. Le pont entre les âges est sinistre. 

Le Boucher illu 3

Popaul catalyse finalement toute cette grammaire sanguinaire qui alimente Le Boucher. Les visuels sur l’hémoglobine animal sont réguliers, et à l’évidence, filmer le personnage principal alors qu’il débite des morceaux de viande dégoulinant impose une imagerie propre au tueur, qui nourrit encore un peu plus le doute du spectateur. Jean Yanne, couteau en main, suffit à faire naître la suspicion, et Claude Chabrol pousse le vice jusqu’à lui faire offrir un gigot fraîchement découpé, emballé comme un bouquet de fleurs, à Stéphane Audran. La romance est contaminée par le passif de l’homme, tout comme par son quotidien, et il est dès lors impossible de garder un regard neutre de tout préjugés sur lui.

Le Boucher n’a rien d’un polar commun, il tente une synthèse macabre de la société rurale de son époque. Symbolique et rebondissements se répondent parfaitement, dans un long métrage profondément réfléchi.

Le Boucher est disponible en DVD, avec en bonus:

  • Le film annonce
  • La présentation du film par Yves Alion

Nicolas Marquis

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