1963
Réalisé par : Pier Paolo Pasolini
Avec : Orson Welles, Laura Betti, Tomás Milián
Film fourni par Carlotta Films
Suite à la sortie de son deuxième film, Mamma Roma, Pier Paolo Pasolini incarne la fougue d’un cinéma italien rebelle et impertinent. Celui qui était déjà un écrivain maudit par les institutions de son pays s’est métamorphosé en réalisateur insoumis. Sa dénonciation des injustices de son époque lui attire les foudres du pouvoir en place, tandis que son détournement perpétuel des images religieuses provoque la colère du clergé. Face à l’austérité des institutions, Pier Paolo Pasolini est un frondeur impertinent, se comparant parfois à Platon victime des puissants de son temps. Si l’Église éprouve une aversion affirmée pour le cinéaste, Pier Paolo Pasolini n’en ressent pas moins une fascination sincère pour les écritures saintes : ouvertement athée, et farouchement opposé aux organisations cléricales, le metteur en scène s’émerveille néanmoins de la force d’évocation de la Bible. En 1962, il participe d’ailleurs à une conférence religieuse à la citadelle d’Assise, et à l’occasion d’offrir une lecture de l’Évangile selon Saint Matthieu, qu’il mettra en image trois ans plus tard. Mais avant l’accomplissement filmique d’une retranscription stricte du texte qui allait honorer le réalisateur partout dans le monde, Pier Paolo Pasolini poursuit sa trajectoire impertinente. De son expérience mystique, le cinéaste tire un court métrage cynique, La Ricotta, présent dans l’anthologie RoGoPaG qui rassemble en plus du segment signé Pier Paolo Pasolini, des films de Roberto Rossellini, Jean-Luc Godard, Pier Paolo Pasolini et Ugo Gregoretti. Si les pairs du trublion italien s’attèlent à mettre en exergue les travers de la société moderne, Pier Paolo Pasolini réalise quant à lui une mise en perspective acide et profondément loufoque de la reconstitution cinématographique des Évangiles.
Sur le tournage fictif montré dans La Ricotta, un réalisateur incarné par Orson Welles coordonne la mise en image d’une reproduction de la Passion du Christ. Malgré l’ampleur du sujet, la légèreté règne et les acteurs épousent une étrange frivolité. Entre franche rigolade et instants triviaux, la discorde s’invite sur le plateau. Parmi les comédiens, celui qui a la charge d’interpréter le bon larron, crucifié aux côtés de Jésus et joué par Mario Cipriani, est en proie à des tourments plus graves qui tranchent avec la futilité ambiante. Vivant dans la précarité, il partage ses paniers-repas avec sa famille, et est constamment affamé.
Alors que les deux premiers films de Pier Paolo Pasolini manipulaient déjà l’imagerie religieuse, mais pouvaient se réfugier derrière le caractère implicite des évocations bibliques, La Ricotta se révèle plus frontale dans sa fronde anti-cléricale, par nature. À l’inverse de Accatone et Mamma Roma, les thèmes de société illustrés par des symboles catholiques ne sont plus le moteur du film, mais c’est bien le mysticisme qui occupe le premier plan, laissant transparaître une critique sous-jacente des inégalités contemporaines. Il n’en faut pas plus pour provoquer la colère sévère de l’Église : en mars 1963, lorsque sort La Ricotta, accompagné d’un accueil froid, le film est accusé d’”Insulte à la religion d’État”, et le metteur en scène est mis sur le banc des prévenus. Moins d’une semaine après la première séance, le réalisateur est condamné à quatre mois de réclusion, et le court métrage est confisqué pendant plus de huit mois. La Ricotta laisse éclater au grand jour la haine des institutions envers l’auteur, avant que L’Évangile selon saint Matthieu ne suscite une paix éphémère.
Pourtant, Pier Paolo Pasolini initie La Ricotta par un avertissement textuel, montré sur un panneau, et signé de sa propre main. Dans un bref paragraphe, le cinéaste témoigne de son amour profond pour la Passion, qu’il dit considérer comme “La plus grande histoire jamais racontée”. Néanmoins, il revendique dans le même temps le droit d’en offrir l’interprétation filmique qu’il souhaite, sans avoir de comptes à rendre à une quelconque intelligence supérieure. Le metteur en scène anticipe même les jugements d’hérésie dont il sera victime à la sortie du film, ordonnant néanmoins qu’on ne lui renie pas sa vision. La Ricotta est un geste de liberté, poussé à un tel paroxysme que Pier Paolo Pasolini accepte, avec une forme de malice, de ne pas être compris totalement par le spectateur. Son œuvre se compose comme une mise en parallèle de la sphère fictionnelle d’un film, ici traitant de la crucifixion du Christ, et la porosité qui s’installe avec la dimension réaliste, alors que l’on voit acteurs et techniciens s’affairer. Les uns finissent toujours par déteindre sur les autres : lorsque les acteurs sont montrés dans des reconstitutions de scènes bibliques, ils finissent par rire ou trahir leurs conditions de comédiens; à l’inverse, hors des plateaux, des caractéristiques propres aux icônes religieuses sont adjointes aux acteurs. Épouser un rôle est proposé comme un acte qui transcende la réalité, illustré par l’utilisation de la couleur dans les scènes de tournage, alors que le reste du film est en noir et blanc. Incarner devrait signifier être, au moins en partie, et ne pas imiter.
La Ricotta n’en dénonce pas moins une forme de vacuité dans la quête de perfection artistique absolue. L’amour qu’éprouve Pier Paolo Pasolini pour les Évangiles est montré comme impossible à restituer : si les séquences en couleurs s’affichent comme des références directes aux grands peintres italiens, et bien qu’on intime l’ordre aux acteurs de rester immobiles, ils finissent toujours par céder à leurs pulsions humaines, par l’intermédiaire de fous rires notamment. De plus, la récurrence d’un gag qui échange musique classique de circonstance avec des chansons populaires démontre que la signification profonde de l’imagerie religieuse peut être détournée par le cinéma, et que n’importe quel mythe peut devenir farce. Le septième art n’est pas une reproduction réaliste du monde, elle n’est qu’un reflet biaisé, qui plus est lorsqu’il tente de reconstituer les mythes fondateurs. La magnificence voulue est inatteignable, et il est permis de se demander si deux ans avant de réaliser L’Évangile selon saint Matthieu, Pier Paolo Pasolini ne fait pas aveu de sa propre faiblesse et de son impuissance.
Le cinéaste se transpose d’ailleurs ouvertement dans La Ricotta, sous les traits de Orson Welles, accentuant cette idée en faisant lire à l’américain un ouvrage sur Mamma Roma à l’écran. Le metteur en scène, entouré des saints qu’il dirige, occupe alors une position démiurge. Il est l’architecte de cette reconstitution, celui qui ordonne et déclenche les évènements par instant, ou bien celui qui observe dans le silence à d’autres moments. Il semble indéniable que le choix de Orson Welles ne peut pas être innocent de la part de Pier Paolo Pasolini : en 1963, le réalisateur de Citizen Kane est une incarnation de la perfection cinématographique, mais aussi un personnage tourmenté par les studios américains qui contrarie sa vision artistique. Pier Paolo Pasolini manipule cette aura propre au cinéaste en rendant sa parole, pourtant érigée en modèle de sagesse, comme vouée à ne pas être comprise par ceux qui l’entourent. Lorsqu’un journaliste vient l’interviewer, seules les déclarations les plus triviales sont consignées, tandis qu’une parabole somptueuse sur le besoin d’imperfection en art est réduite à un message simpliste par le reporter. Toutefois, même si Orson Welles est un dieu sur son plateau, La Ricotta ne peut pas s’empêcher de contenir une acidité envers l’industrie cinématographique. Au moment où réalisateur et journaliste se séparent, Orson Welles souligne une vérité oppressante : tous deux ont le même patron. Le pouvoir du cinéaste ne s’affirme que sur son plateau.
Le reniement, ou tout du moins l’incompréhension, de la parole divine de la part du reporter constitue un prolongement d’une mise en accusation plus large de la société. Si le bon larron est le seul protagoniste véritablement vertueux de La Ricotta, Pier Paolo Pasolini fait le choix de l’entourer de personnages voués à mettre à mal sa bonté de cœur, faisant de lui un véritable martyr. Les membres du casting se moquent de lui, le metteur en scène le commande sans considérer sa souffrance physique, et l’intervention de civils au moment de la crucifixion, en costumes du dimanche, tranchants avec les tenues d’époque préalablement proposées par le film, et qu’on imagine aisément issus de la bourgeoisie que Pier Paolo Pasolini exècre plus que tout, alimentent l’idée que l’Italie ne mérite pas et ne récompense pas la bonté de l’âme. De plus, une notion de décadence générale est étroitement liée au tournage : alors qu’elle est en tenue de scène, une jeune femme s’adonne à un strip-tease, mettant à nue ses charmes et brisant ainsi totalement l’image de sainteté qu’elle est censée incarner à l’écran. Ceux qui sont chargés de reproduire la pureté de la Bible ne peuvent naturellement pas être à la mesure de leur modèle, car ils sont humains par essence. Le cinéma n’est qu’un vaste trucage, même lorsqu’il est au service d’une mission supérieure.
Seul le bon larron est porteur des valeurs proches de celui qu’il joue, et se voit ostracisé pour son altruisme. En homme de bonne volonté, il partage ses repas avec sa famille, mais est alors victime des quolibets de ses collègues. Pier Paolo Pasolini en fait un véritable martyr, si ce n’est christique, au moins de l’industrie cinématographique qui broie ses qualités morales. Il ne vit pas du cinéma, il ne fait que survivre, et la séquence où le chien d’une star dévore son précieux déjeuner est significative : La Ricotta quitte la sphère mystique un instant pour offrir un message de société. Le cinéaste fait alors des moments iconiques de la Passion des séquences à double sens. Lorsque le bon larron peut enfin savourer un dîner, l’image de la Cène est installée, mais les moqueries incessantes des autres membres de l’équipe du film font de cet instant de plaisir une souffrance dans un cadre décadent. Bien plus ostensible, la crucifixion, imagée dans un premier temps, avant que le bon larron ne meurt réellement sur la croix, marque l’ultime douleur de ce messie de pacotille pour les dieux du cinéma. Son sacrifice final ne lave pourtant aucun péché : fruit de la négligence, sa mort ne libère pas l’amour éternel, et se révèle vaine.
Loufoquerie assumée, fronde anti-cléricale mais également acide envers l’industrie du cinéma, La Ricotta utilise le mythe fondateur que Pier Paolo Pasolini adule pour dénoncer les travers de l’être humain.
La Ricotta est disponible dans le coffret collector limité Pasolini 100 ans, disponible chez Carlotta Films, reprenant 9 films du cinéaste, avec en bonus:
- 2 documentaires : “Cinéastes, de notre temps : Pasolini l’enragé” et “Médée Passion : Souvenirs d’un tournage”
- 4 documents ou analyses et 7 entretiens
- des scènes coupées de “Des oiseaux, petits et gros” et “Médée”
- 7 bandes-annonces originales
- 2 bandes-annonces “Pasolini 100 ans !”