La Clé de verre
La Clé de verre affiche

(The Glass Key)

1935

Réalisé par: Frank Tuttle

Avec: George Raft, Edward Arnold, Claire Dodd

Film vu par nos propres moyens

L’expression anglaise “Glass Key” ne connaît pas réellement d’équivalent en français. Dans la langue de Shakespeare, posséder une “clé de verre” signifie que son détenteur peut franchir une porte qui lui était jusqu’ici close, mais qu’une fois la serrure déverrouillée, le sésame se brise, enfermant l’individu dans cette nouvelle pièce à jamais. D’une façon imagée, la linguistique désigne ainsi le passage d’un point de non retour dont on ne peut revenir, mais également la fragilité de cette transition. En 1935, le cinéaste Frank Tuttle porte à l’écran une nouvelle de Dashiell Hammett intitulée ainsi, où la fameuse “Clé de verre” est synonyme de meurtre, mais aussi d’une ascension sociale forcée. Si à l’époque, personne ne parle encore de film noir, l’oeuvre en possède pourtant tous les attributs: un crime sordide, des personnages taciturnes, une moralité floue… Les bases d’une grammaire cinématographique naissante sont jetées, et allaient connaître leur apogée quelques années plus tard à travers la deuxième adaptation d’une autre nouvelle de Dashiell Hammett: Le Faucon Maltais. La Clé de verre connaitra d’ailleurs elle aussi un remake quelques années plus tard, sous le prisme du noir. De quoi ériger l’auteur parmi les pères fondateurs de ce style, une figure emblématique, précurseur et reconnue.

Dashiell Hammett et Frank Tuttle font pourtant fi de l’image de l’enquêteur usuelle, associée au genre. Avec La Clé de verre, ils nous proposent plutôt de naviguer dans les arcanes du pouvoir politique de l’époque, à l’ombre des puissants et de leur jeu de dupe. Paul Madvig (Edward Arnold) est un homme influent de sa ville, patron de la ligue de votants, à même de décider du sort d’une élection d’une simple phrase. En apportant son soutien au sénateur réformiste Henry (Charles Richman), à quelques jours du scrutin, Madvig surprend son camp, et en particulier son associé Ed Beaumont (George Raft). Cette décision étrange répond en fait à une logique relativement terre à terre: Madvig est en réalité épris de Janet (Claire Dodd), la fille du politicien, et souhaite ainsi la courtiser. Toutefois, la famille Henry n’a rien d’idyllique: le fils Taylor (Ray Milland) accumule les dettes d’argent, semant la discorde. Le jour où son corps sans vie est retrouvé dans la rue, les adversaires politiques de Madvig font tout pour l’accuser, et il revient à Ed de faire la lumière sur cette affaire.

La clé de verre illu 1

Ancêtre du noir, La Clé de verre est en réalité ce que l’on nomme à l’époque un “film d’enquête”, assez basiquement. Bien que le police ne soit jamais incarnée à l’écran, sa structure narrative épouse le cheminement d’une investigation, tutoyant parfois le whodunnit. Un élément essentiel du récit jette cependant une atmosphère particulière autour du long métrage: jamais Frank Tuttle ne crée de réelle empathie pour le sort de la victime. Seule compte ici la lutte d’influence et de pouvoir des puissants, et le rapport de force. Le drame humain est presque totalement exempt du film. Les motivations de Ed ne répondent d’ailleurs pas à un souhait de rétribution pour le disparu, mais bel et bien à une envie d’innocenter son associé, sans vraiment se soucier de la vérité. L’impact sur l’opinion publique est le vrai moteur de l’intrigue.

D’autant plus que La Clé de verre présente la population comme hautement manipulable. Frank Tuttle fait le choix de ne jamais réellement l’incarner à travers un personnage marqué, mais de plutôt représenter l’évolution de son ressentit sur le meurtre, à travers des montages secs et expéditifs de quidams s’épanchant sur l’affaire. En une poignée de secondes, des ménagères anonymes, ou des hommes devisant dans un salon de coiffure, retranscrivent l’avis général sur l’affaire. D’abord acquis à la cause de Madvig, ces inconnus se laissent progressivement convaincre de sa culpabilité, sans preuve concrète, simplement sous les coups de semonces répétés de l’Observer, le journal aux mains des opposants du magnat de la politique. La Clé de verre souligne avec emphase ce pouvoir de la presse, à travers le visuel le plus marqué du film: dans un kaléidoscope hypnotique, les journaux tournent, étourdissent les lecteurs et le public. Le peuple ne contrôle rien, il est assujetti au message vindicatif.

La Clé de verre illu 2

Seules peut-être les femmes du film contrebalancent cette idée, et apportent un peu de sentiment au milieu des affrontements virils des hommes. Janet a perdu un frère, Opal (Rosalind Keith), la propre fille de Madvig, un amant. En faisant de ces deux figures les propres enfants des manipulateurs de l’intrigue, La Clé de verre souffle un message singulier. Les péchés des pères contaminent les cœurs de leurs enfants, leur quête de pouvoir irraisonnée jette le trouble sur le futur de leur propre sang. Lors d’une courte séquence, Opal apparaît même alitée, comme malade devant le cirque ambiant qui se déploie devant elle. Le long métrage s’écarte ainsi de la pure construction de l’enquête pour élargir son message social.

Cette juste place dans la société est au centre des interrogations de La Clé de verre, car si Madvig cherche à s’émanciper de sa condition, il n’en reste pas moins un homme associé à une certaine image de la rue, au contact de la population, loin du château de glace des Henry. La fameuse “clé de verre”, c’est lui qui la détient, inconscient que c’est elle qui le condamne. Loin de prôner un désir de maintenir le statu quo, tant il se fait vindicatif envers les Henry, le film ne cesse de souligner l’incongruité de la volonté d’ascension d’un homme que chacun manipule. Dès l’introduction du personnage, le long métrage signifie tout ce que Madvig a de malvenu dans ce nouveau monde. Alors qu’il s’habille pour se rendre chez les Henry, Ed doit ajuster son costume, et lui fait comprendre à travers une boutade que ses chaussettes ne sont pas conformes à l’étiquette. Pourtant, Madvig est prêt à tous les sacrifices pour se soumettre servilement à ses nouveaux maîtres, sans même qu’on le lui demande.

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Ed connaît lui davantage sa juste place dans ce monde, et comprend qu’il appartient à la rue autant qu’il fait l’union avec la sphère politique. Perpétuellement,  La Clé de verre le montre au contact des plus humbles, comme cet homme un peu simplet qui multiplie les tours de magie ratés. Cependant, sa loyauté sans faille envers Madvig, le poussant même à se mettre en danger physique, interpelle. Un homme se doit de répondre à un code de l’honneur selon la logique du film, et c’est dans l’amitié profonde que le personnage joué par George Raft éprouve pour celui de Edward Arnold que réside cette idée. D’abord prêt à l’abandonner, conscient que son associé se fourvoie, il ne cesse pourtant de revenir vers lui.

Toutefois, La Clé de verre n’est pas manichéen. Si Ed et Madvig incarnent un certain idéal, les antagonistes du film, Shad O’Rory (Robert Gleckler) et son homme de main Jeff (Guinn ‘Big Boy’ Williams) offrent un reflet déformée à cette amitié. Eux qui ont juré la perte de Madvig et qui dirige l’Observer sont aux antipodes de la relation fantasmée de leurs alter ego. Jeff n’est qu’un larbin, les muscles de Shad, et une fois sa servilité établie, le morcellement profond de cette relation déchire le rideaux de la vérité, laissant transparaître l’immondice de l’être humain. Sans virer à la bouffonnade, Frank Tuttle installe d’ailleurs le laquais comme profondément idiot. Alors que Ed et Madvig sont dans une forme d’échange équivalent, leur contrepartie est déséquilibrée, garant d’un rapport de force désordonné que le film met à mal.

Frank Tuttle pose les bases du film noir naissant avec La Clé de verre, et dynamite le système politique de l’époque, sous le maquillage d’une enquête où seul compte le pouvoir.

Nicolas Marquis

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