(The Last Man on Earth)
1964
Réalisé par: Ubaldo Ragona, Sidney Salkow
Avec: Vincent Price, Franca Bettoia, Emma Danieli
Film vu par nos propres moyens
Le schéma narratif de l’homme esseulé, livré à lui-même, traverse les âges et se teinte de nouvelles nuances. Au bon souvenir des lectures incontournables de notre jeunesse, le Robinson Crusoë de Daniel Defoe posait cette grammaire dès 1719. et proposait déjà de quitter le simple récit de survie pour opposer son héros aux questionnements moraux de son époque: la solitude de ce personnage y souligne à bien des endroits la dépendance, principalement affective, de l’humain à ses congénères. En 1954, le romancier Richard Matheson épouse à nouveau une installation scénaristique similaire, mais explose les carcans de son prédécesseur dans Je suis une légende: l’île déserte est devenu un monde à l’abandon, où seul subsiste un ultime survivant, noyé dans un décor de bâtiments devenus fantômes et propices à tisser une critique sociale de l’époque. L’ouvrage de Matheson devient culte, et c’est tout naturellement que le cinéma s’en empare 10 ans plus tard, sous la direction de Ubaldo Ragona et Sidney Salkow.
Ce protagoniste principal, c’est Robert Morgan, qu’incarne Vincent Price, une véritable icône du cinéma d’horreur. Homme de science accompli et père de famille épanouie, Robert voit notre monde s’écrouler, victime d’un terrible virus hautement contagieux qui transforme la population en ersatz de vampires. Étrangement immunisé, il résiste tant bien que mal au quotidien, au fil d’une existence monotone et répétitive, où seuls ses instincts les plus primaires le poussent à continuer de survivre alors qu’il est désormais d’apparence le dernier être humain sain sur terre.
Seul au monde
Dès les premières images mettant en scène Robert, Ubaldo Ragona et Sidney Salkow s’évertuent à communiquer au spectateur le poids de la routine mortifère de ce personnage. Un réveil douloureux, une démarche désabusée, et au plus visible les croix que le héros accumule sur des calendriers témoignant de sa solitude qui semble durer depuis des années: tout est fait pour nous inviter à éprouvé le terrible fardeau de Robert. D’un bout à l’autre du long métrage, le public n’a pour seul point de repère et d’identification que cet ultime survivant. Dès lors, tous les élans de ce personnage pour s’accrocher aux vestiges d’un monde déchu prennent aux tripes: lorsque Vincent Price se lance aux trousses d’un chien errant aperçu brièvement, et ce pendant visiblement plusieurs heures, on saisit ses motivations. C’est grâce à cette phase d’installation que le besoin viscéral d’aimer à nouveau apparaît cohérent.
Je suis une légende refuse d’ailleurs de faire de Robert un homme motivé par l’extase malicieuse de profiter d’un monde à l’abandon. Le cinéaste George Romero se disait particulièrement influencé par les écrits de Matheson pour sa saga …Of The Dead, et pourtant l’approche diffère. Les héros de Zombie se vautraient dans les richesses d’une civilisation déchue, Robert, lui, ne prend que ce dont il a besoin, jamais davantage, au point de même se lamenter au moment de devoir “voler” une automobile. Le personnage principal de Je suis une légende entretient même le souvenir de la société qui s’est effondré, en se rendant à l’église pour se rappeler sa famille. À plus forte raison, il entreprend de nettoyer les rues des cadavres qui les jonchent, et taille inlassablement des pieux de bois pour pourfendre les vampires. Le film expose un personnage dans une logique de reconstruction de notre planète.
Le passé omniprésent
L’axe d’interprétation autour de cet homme raisonnable trouve écho dans son passé tourmenté par l’apocalypse qu’il a traversée: Robert est un scientifique ayant œuvré à la lutte contre le fameux virus responsable de la fin de notre société. Dans le deuxième tiers du récit, Ubaldo Ragona et Sidney Salkow remettent en perspective cette position à travers un long flashback. Alors que le monde devient fou en se réfugiant dans le fanatisme et les croyances occultes, le héros de Je suis une légende reste penché sur son microscope, convaincu que la réponse est dans les faits et non dans la peur.
Cette angoisse de ses contemporains possède incontestablement deux niveaux de lecture: le livre de Matheson, tout comme le film , sortent en pleine Guerre Froide, alors que la chasse aux sympathisants communistes est intense et les suspicions naissent des prétextes les plus imbéciles. La peur de la contagion théorise ce contexte. Les éléments relatifs aux institutions, comme les soldats qui empilent les cadavres dans de gigantesque fosses pour les brûler, semblent tendre également dans ce sens: les mesures misent en place pour le bien commun sont inhumaines, sans aucune décence, et fortement violentes.
Ces séquences du passé sont aussi l’occasion pour Ubaldo Ragona et Sidney Salkow d’ancrer l’histoire de Je suis une légende au plus profond de l’affect du spectateur. La famille de Robert sert de point d’attache émotionnel: la logique voudrait que le film crée une certaine emphase en livrant des visuels de la décadence globale, et pourtant c’est exactement l’inverse qui est proposé. On s’attache à l’épouse et à la femme de notre héros, on y trouve le reflets de nos propres vies, et c’est en nous les retirant de manière abrupte et arbitraire que le duo de réalisateurs réussit à trouver de l’impact. Il est bien plus violent de voir partir des personnages auxquels on s’est lié que d’étaler la mort de milliers d’inconnus désincarnés.
Logique vampirique
Je suis une légende ne manque pourtant pas d’un certain ludisme pervers propre aux films de survie en milieu hostile. En faisant des morts des vampires, le film s’amuse des codes jalonnés par ses prédécesseurs, prenant à loisir ce qui lui convient, détournant d’autres éléments, et ignorant complètement certaines règles. Le reflet du miroir agit ainsi comme un repoussoir, le dégoût de l’ail est lié à une allergie propre au virus, la séduction et tout ce qui est relatif aux chauve-souris deviennent particulièrement discrets. A plus forte raison, Je suis une légende refuse l’occulte et cherche perpétuellement à expliquer, à fournir des raisons valables.
Dès lors, la séquence finale prend un aspect bien particulier, qu’il convient d’interpréter au risque de divulguer son contenu. Robert est poursuivi, et se réfugie dans une église où il trouve la mort. Cet homme de raison rencontre son funeste destin dans un lieu où le mysticisme règne. La vérité des faits est enfin vaincue par les croyances aveugles qui ne s’appuient sur aucune preuve. Ubaldo Ragona et Sidney Salkow proposent même un visuel intriguant: ce ne sont pas des hommes menaçant qui approche alors la dépouille du héros, mais une assemblée hétéroclite, essentiellement composée de femmes et d’enfants. Robert n’est pas victime de la force, il succombe à l’aveuglement des masses qui ont choisi de se conformer aux nouveaux diktats.
Pur produit de son époque, Je suis une légende n’est pas qu’un film d’horreur, il est également une critique fine de la société de l’époque, porté par un formidable Vincent Price.
Je suis une légende est désormais disponible en version intégrale et restaurée, chez Artus Films.