Intimacies
Intimacies affiche

(親密さ)

2012

Réalisé par: Ryusuke Hamaguchi

Avec: Rei Hirano, Ryo Sato, Mikio Tayama

Film vu par nos propres moyens

Alors que sa carrière n’en est encore qu’à ses débuts, Ryusuke Hamaguchi fait de la transmission de ses acquis une priorité. En 2012, PASSION, son premier succès critique, n’est sorti que depuis 4 ans et le cinéaste n’a connu entre-temps qu’une maigre reconnaissance. Toutefois, cet amoureux profond de cinéma, mais aussi de théâtre qu’il a si souvent mis en scène dans ses œuvres, est habité par une volonté intense de partage. Ryusuke Hamaguchi a beau n’avoir que 34 ans à l’époque, il souhaite inculquer son savoir et sa méthodologie aux jeunes acteurs en devenir. Lorsque l’ENBU Seminar, une école d’art dramatique de Tokyo, lui propose de venir enseigner, le réalisateur y voit une double opportunité: celle d’instruire la jeune génération, mais également de se nourrir de leur regard sur le monde, dans un échange mutuel. Loin de se retrancher derrière un bureau et de dispenser robotiquement ses leçons, Ryusuke Hamaguchi élabore un projet filmique titanesque, auquel il convie ses apprentis comédiens, en guise de but ultime à leur cursus. Intimacies, long métrage de plus de 4 heures, se révèle même être une mise en abîme totale du monde du théâtre. Alors que sa première partie restitue la conception d’une pièce et les répétitions qui l’accompagnent, son second segment est une captation intégrale de la représentation finale.

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Intimacies impose dès lors son réalisateur comme un homme exigeant: d’une part envers ses acteurs, dont il tire le meilleur, d’autre part envers son public, à la vue du temps qu’il leur réclame. Pour la première fois, avant que Senses ne pulvérise ce record de durée, Ryusuke Hamaguchi explose le carcan habituel d’un film: son installation artistique ne se plie pas aux règles en place, et ne saurait être amputée de la moindre minute. Il existe bien une version courte de Intimacies au Japon, mais l’œuvre en perd une grande partie de sa force de propos. La volonté de l’auteur est de nous faire éprouver son histoire sur la longueur, de réclamer à son audience une partie significative de son temps pour lui faire ressentir l’investissement conséquent, presque surhumain, que représente l’élaboration d’une pièce de théâtre. L’épuisement propre à une telle séance est un sentiment souhaité par le réalisateur, qui ne manque d’ailleurs pas de souligner cette envie à la moitié de la pellicule, juste avant que la pièce démarre: alors que deux heures de film se sont déjà écoulées, Rei Hirano, qui interprète la metteuse en scène Reiko, invite explicitement le public du théâtre à couper les téléphones, à ne pas boire, à ne pas fumer, et à être d’une attention totale pour toute la durée de la représentation. L’avertissement touche fatalement aussi les spectateurs du film.

Mais si cette mise en garde se révèle aussi marquante, c’est avant tout parce que Intimacies avait exposé jusque-là la mécanique complexe qui unit metteur en scène, auteur, et comédiens. La représentation théâtrale apparaît comme une apogée, un feu d’artifice (image reprise au cours de la pièce) après une longue course dans un ciel noir opaque. Pourtant, sa conception se fait dans une forme de chaos permanent. Les rapports conflictuels entre les différents partis, en venant parfois aux mains, ne cesse d’être mis en exergue par Ryusuke Hamaguchi, qui définit l’œuvre théâtrale comme l’aboutissement d’un travail commun. Si l’auteur Mamoru, qu’interprète Ryo Sato, semble un temps être le maître de la conception, l’ascendant progressif que prend Reiko perturbe ce statu quo. En faisant de l’écrivain et de la metteuse en scène des amants à la ville, le cinéaste souligne cependant une relation de connivence indispensable pour restituer l’âme d’une œuvre. Bien que leur couple soit mis à rude épreuve, c’est une scène de compréhension mutuelle qui marque la fin des répétitions. De façon plus originale, Intimacies offre aussi une place de choix aux acteurs: si dans les premiers temps, leurs répétitions répondent à un processus robotique, afin d’accentuer les mots que souhaite Reiko, le long métrage invite ses personnages à s’approprier leurs rôles. Leurs faiblesses sont en fait leurs plus grandes forces, selon le conseil que leur prodigue Mamoru. Une pièce de théâtre est un tout, un élan collectif.

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Pour autant, la troupe n’est pas seule maîtresse de son destin. Le monde extérieur et la situation géopolitique internationale font une incursion saugrenue dans le processus de répétition. Alors que l’élaboration de la pièce suit son cours, l’explosion d’un conflit en Corée et la résurgence de violence entre le nord et le sud perturbent la vie des personnages, au point de bouleverser profondément l’attribution des rôles. La mise en scène de Reiko est dépouillée, sa méthode de répétition savamment préparée, mais certains paramètres lui échappent totalement. Toutefois, elle semble être la seule parfaitement consciente de l’importance de la sphère politique sur le travail collectif. Au cours d’une réunion avec l’ensemble des participants, elle souhaite aborder l’actualité, alors que la plupart des comédiens ne comprennent pas cette envie. Ryusuke Hamaguchi propose le personnage de Reiko comme l’un des seuls conscients du monde qui l’entoure. Outre le fait qu’elle soit la plus sensible et la plus compatissante, de longues séquences où elle emprunte le métro tokyoïte et laisse planer son regard sur le paysage alentour accentuent sa volonté de s’ouvrir sur le monde, de se nourrir de l’extérieur.

Le caractère introspectif de la création artistique est davantage incarné par Mamoru, qui lui est présenté comme froid, taiseux, voire sinistre. Une profonde douleur l’habite même au moment de couper le cordon ombilical spirituel qui le relie aux mots qu’il a couché sur le papier. Pourtant, Intimacies ne nourrie pas de faux semblant: même s’il est permis dans douter, l’auteur se défend perpétuellement de s’être incarné dans son œuvre. Aussi proche de la réalité soient ses écrits, il ne sont pas une manifestation de son égo, mais bien le fruit de son imagination. Mamoru n’est pas un personnage de sa pièce, il est davantage un être démiurge, qui peut changer jusqu’au sexe d’un personnage, sa nature profonde, en un simple coup de crayon. Au terme du casting initial, il réécrit même de fond en comble sa pièce pour coller aux acteurs choisis. Ce qui s’exprime dans les répétitions trouve un écho singulier dans la représentation théâtrale en elle même: contraint de jouer lui même dans la pièce, l’auteur incarne un poète incompris, honteux de sa plume, qui délivre ses envolées lyriques sur un rythme effréné, comme pour s’affranchir d’une douleur. Pour Ryusuke Hamaguchi, l’écrivain est presque esclave de l’imagination. Mamoru se décrit d’ailleurs comme un simple “réarrangeur d’idées” qui ne lui appartiennent pas réellement. Son âme vagabonde dans la nuit, et s’immerge dans un domaine où naît et meurt l’imagination. Selon sa propre image, il ne fait que ramasser les miettes pour leur donner une forme. Son seul talent vient de ses mots. Dans un poème qu’il dédie à Reiko, il assimile le vocabulaire à des trains que l’écrivain emprunte, effectuant des correspondances au gré de ses envies. Si certains trains sont de lents trains de banlieue, d’autres sont similaires au rapide Shinkansen, mais ne se révèlent qu’aux plumes les plus initiées. 

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Intimacies expose la position de l’auteur comme un simple porte-voix d’idées qui ne lui appartiennent pas, des concepts fluctuants qu’il se contente d’attraper et de verbaliser. C’est à partir de cet axe que se construit toute la réflexion profonde du film, intimement liée à la parole et aux interactions entre les hommes, souvent impossibles. Le silence est un poignard qui meurtrit aussi bien celui qui l’impose que celui qui le subit. Intimacies entend casser cette barrière, renouer avec un essentiel et unir les êtres dans un élan collectif. Ainsi, au cours des répétitions, la plupart du temps alloué n’est pas dévolue à la récitation idiote des répliques, mais à la conversation et à l’expression des angoisses de chacun. La relation entre Reiko et Mamoru est elle aussi porteuse de cette problématique, alors que la frontière opaque entre ces deux âmes pourtant complices se matérialise: jamais l’auteur n’a posé la moindre question à sa partenaire, comme s’il était garant d’une vérité. Toutefois, c’est au cours de la représentation en elle-même que cette idée est tissée le plus intensément. Les personnages de la pièce sont tous, sans exception, confrontés à l’impossibilité de verbaliser leurs sentiments. L’expression orale est synonyme de souffrance et la connexion physique n’est pas un refuge. Ce que l’on ne sait pas dire tue à petit feu, plonge les protagonistes dans un abîme de désespoir insondable.

Intimacies est d’une exigence profonde: sa durée réclame une implication totale pendant de longues minutes, et son interprétation se veut poussée. Mais sous la carapace d’un film parfois austère se cache la richesse folle d’un cinéaste jusqu’au-boutiste, au service de son art.

Intimacies n’est actuellement disponible qu’en import.

Nicolas Marquis

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