Gerry
Gerry affiche

2002

Réalisé par : Gus Van Sant

Avec : Casey Affleck, Matt Damon

Film fourni par Carlotta Films

Immédiatement après avoir offert un regard empli d’espoir sur la jeunesse américaine avec ses films Will Hunting et À la Rencontre de Forrester, le metteur en scène Gus Van Sant change de paradigme à l’entame des années 2000 pour transcrire à l’écran les tourments de l’adolescence. Alors au sommet de sa popularité, le réalisateur abandonne la forme subtile mais accessible de ses précédentes œuvres pour renouer avec le cinéma plus expérimental qui avait marqué ses débuts. En quête d’un juste équilibre, l’artiste oppose les élans de vie des protagonistes de ses longs métrages récents à des évocations funestes claires désormais représentées à l’écran et qui entourent ses personnages au seuil de l’âge adulte. Sorti en 2002, et élaboré en étroite collaboration avec Casey Affleck et Matt Damon, qui sont acteurs, co-scénaristes et producteurs du film, Gerry signe ainsi le début d’un triptyque désenchanté, baptisé Trilogie de la mort par le cinéaste, complété par Elephant et Last Days. La perspective du futur n’est plus synonyme d’optimisme pour une jeunesse qui perd ses illusions, grandir devient le deuil de nombreuses espérances, et sur un ton profondément mélancolique, Gus Van Sant offre une représentation métaphorique aussi froide que juste d’une génération désabusée.

La profondeur de Gerry est intimement liée à l’extrême simplicité de son histoire. L’épure perpétuelle du film, tant esthétique que scénaristique, amplifie la profondeur de son propos, alors que chaque parole et chaque geste trouvent un impact décuplé dans les grands espaces qui se succèdent à l’écran. Ainsi, pendant la grande majorité du film, seuls deux personnages sont visibles, tous deux de jeunes adultes partageant le même nom, Gerry, et qui s’égarent dans le désert au cours d’une randonnée. Livrés à eux-mêmes sur ces terres arides, ils tentent de retrouver leur chemin mais font face à un désespoir grandissant, tandis que les liens d’amitié qui les unissent se délitent progressivement.

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Pour créer une adhésion solide autour des ses protagonistes, Gerry prive le spectateur de tous repères. Dans des landes désolées où jamais la vie ne se montre, Gus Van Sant fait des deux personnages principaux les derniers vestiges agonisants d’une humanité absente du récit. Leur triste errance dans un dédale de roches ne cesse jamais de les rapprocher d’une mort prochaine implicite que les deux adolescents refusent pourtant d’évoquer. Si dans les premiers instants du récit, quelques espaces de verdure émaillent l’écran et offrent un maigre réconfort, le film tend constamment vers un dépouillement de plus en plus affirmé, jusqu’à aboutir à des visuels totalement arides, étalés dans de très longs plans séquences. Gerry est une course mortifère vers une issue sinistre et inéluctable, illustrée par cette transition du foisonnement de la nature jusqu’au délabrement absolu. Peu à peu, le monde se vide de sa substance. La présence des animaux s’efface également progressivement. Les cris d’oiseaux accompagnent la première journée de vagabondage des deux Gerry, puis les protagonistes ne perçoivent plus que les empreintes d’une hypothétique faune, avant d’en perdre à jamais la trace. Le long métrage se transforme en périple dans les limbes de l’oubli. Tous les éléments extérieurs sont progressivement soustraits à l’histoire qui ne se centre plus que sur deux héros condamnés à un obscur destin, tandis qu’autour d’eux le vide visuel et sonore devient total. Le monde abandonne les adolescents à leur triste sort, les confrontant au néant d’un futur incertain. Le jeu autour des décors proposé par Gus Van Sant se tisse en réalité sur l’ensemble de la Trilogie de la mort. Si Gerry à pour toile de fond l’immensité du désert, Elephant est lui inscrit dans l’espace plus restreint du lycée de Columbine, tandis que l’environnement de Last Days est encore plus minime, réduit au simple cadre d’une maison. Avec son triptyque, le cinéaste se rapproche lentement de ses sujets jusqu’à ne faire qu’un avec eux.

Le monde disparaît et le temps qui s’écoule devient tout autant évanescent. La chronologie de Gerry est volontairement défaillante et les jours qui s’égrènent ne se perçoivent pas grâce à une alternance de scènes de jour et de nuit, mais uniquement à mesure que les visages des deux protagonistes deviennent de plus en plus marqués. Au début de son oeuvre, Gus Van Sant fait de l’obscurité un refuge affectif pour les deux héros qui partagent un moment complice au coin du feu, puis le cinéaste refuse absolument toute séquence dans la pénombre au spectateur, allant jusqu’à filmer une des nombreuses errances des personnages au moyen d’une caméra à vision nocturne. L’amitié exprimée dans un cadre réconfortant n’est plus qu’un lointain souvenir qui s’évapore et qui ne peut plus jamais être retrouvé. Régulièrement, le film prolonge l’idée que les minutes qui s’écoulent n’ont plus aucune valeur à travers des plans où le mouvement des nuages qui défilent est accéléré. Dans ce royaume de l’absence, le temps s’effondre sur lui-même, tandis qu’une seconde semble une éternité et que des heures entières sont synthétisées en un instant fugace. Gerry n’est pas un récit de survie trivial, d’autant plus que toute notion de suspense est absente du film, mais davantage un conte philosophique moderne, proche de la pureté des mythes ancestraux auxquels Casey Affleck fait référence dans un dialogue.

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Le désert du long métrage perd sa dimension concrète pour devenir une allégorie assumée d’un passage à l’âge adulte perçu avec défiance. Les deux Gerry sont davantage prisonniers du labyrinthe d’une existence dont le sens profond leur échappe que d’un véritable enfer de cailloux et de poussière. Assoiffés de liberté et galvanisés par la fougue de leurs jeunes années, ils ont voulu quitter les sentiers balisés d’un destin codifié pour s’aventurer dans l’inconnu. En abandonnant le chemin de randonnée habituel qu’arpente une famille en début de film, les protagonistes refusent un futur préétabli et espèrent tracer leur propre sillon. Pourtant, au plus fort du désespoir, le fantasme d’une route goudronnée montrée à l’écran dans des séquences oniriques devient leur unique obsession. L’adolescence finie, ils sont propulsés dans un univers où ils ne dépendent que d’eux-mêmes, seuls face à leurs âmes mises à nu. Les repères qu’ils pensaient immuables n’existent plus dans ce Tartare de montagnes infinies. Ainsi, une évocation des points cardinaux ne prend place que dans la plus grande confusion, alors que les deux Gerry ne partagent plus la même opinion sur l’orientation à suivre et sur le chemin parcouru. Leur passé commun n’est plus le socle de leur amitié, chacun aborde leur histoire personnelle à la lumière de ce qu’ils sont devenus face au péril d’une mort inévitable plutôt qu’à l’aune de ce qu’ils ont été. Ce basculement progressif vers une interprétation métaphorique de Gerry est accentué par le travail sonore de Gus Van Sant. Dans l’insouciance des premières minutes et du maigre espoir qui s’y instaure, les bruits du désert sont omniprésents, faisant de l’espace naturel un lieu presque propice à la vie. Puis, durant la majorité du film, le réalisateur fait peser la chape de plomb d’un silence absolu qui n’est brisé que par les bruits de pas des deux héros ou par leurs paroles. Dans le dernier tiers du long métrage, une fois toutes les illusions perdues, le cinéaste laisse enfin entendre une musique extradiégétique qui souligne l’ampleur métaphorique qu’a enfin pris le récit.

Gerry capture cet instant de la vie où les rêves s’évanouissent pour ne plus laisser place qu’à un futur envisagé comme une source de péril. L’émancipation est un saut dans l’inconnu qui confine à l’épreuve de force et qui destine les héros à affronter la perspective d’un échec presque certain. Les protagonistes partagent une même opinion désenchantée de leur propre personne, laissant à penser qu’ils ne se sentent pas aptes à aborder l’avenir sereinement. Ainsi, le patronyme qu’il ont en commun n’est pas uniquement un nom, sans que l’on ne sache jamais si c’est un pseudonyme, mais est aussi régulièrement employé dans le dialogue sous une forme verbale pour évoquer les ratés de leur périple. Lorsque l’un des personnages envenime une situation déjà périlleuse, il a “gerry”, que l’on pourrait traduire grossièrement par “foiré”. Le titre du film prend alors une signification totalement différente, et se doit directement à Casey Affleck et Matt Damon qui emploient ce nom dans la vie civile pour désigner un imbécile. Les héros font face à la piètre image qu’ils ont d’eux-mêmes, au point de se considérer mutuellement comme de parfaits idiots. Ce qui n’est au début du film qu’une appellation ponctuée d’humour devient une accusation dans les derniers instants de l’œuvre. Le temps de l’innocence s’achève à l’écran et les amitiés d’enfance se défont dans la violence. Les deux personnages jusqu’alors complices se découvrent des différences si fondamentales qu’elles ne peuvent que les séparer à jamais. Si jusqu’alors ils avaient pu coexister, leur prise de conscience de la mort les force à rompre leur lien. Le jeune adulte interprété par Casey Affleck s’oppose profondément à celui que joue Matt Damon. Le premier possède une âme rêveuse, qu’il exprime notamment lors du récit de la chute de Thèbes qu’il raconte au coin du feu, mais est aussi profondément marqué par ses émotions au point de pleurer timidement. Le second est un pragmatique qui cherche à tout prix à trouver une solution à une situation désespérée sans admettre que les espoirs de survie s’amenuisent. Il semble même refuser l’évidence et rudoie sévèrement son partenaire qui fond en larmes. 

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En utilisant les valeurs de plan de ses cadres, Gus Van Sant fait étalage de l’opposition farouche qui s’installe entre ces deux protagonistes et du rapport de domination implicite. Aussi désespéré soit le périple, celui qui ouvre la marche dans le désert possède un ascendant sur son compagnon d’infortune. Pourtant, le déséquilibre est presque constant. Matt Damon est en tête durant les premières minutes, mais c’est à cause du chemin qu’il trace que les deux Gerry se perdent. Dès lors, Casey Affleck essaye constamment de s’affirmer en se montrant au même niveau de l’image que son partenaire, tentant même de le dépasser, mais il ne cesse d’être rappelé à sa place, faisant de lui un suiveur qui a voulu s’émanciper sans jamais y parvenir. Dans une des ultimes et plus célèbres scènes du film, un plan séquence muet de plusieurs minutes, la distance est même éprouvante, permettant au spectateur de mesurer le fossé qui s’est creusé entre eux. Gerry prend alors des allures de chant du cygne de l’âge de l’innocence. Le rêveur a voulu affirmer son identité et ouvrir une nouvelle voie, mais avec un grand fatalisme, Gus Van Sant nous montre explicitement qu’il n’a jamais pu y parvenir. Une approche pratique de l’existence l’a emporté sur les illusions d’une jeunesse qui agonise. La fin de Gerry est un prolongement logique de ce triste constat, aussi difficile émotionnellement à admettre que cohérent. En mettant à mort son ami, le Gerry joué par Matt Damon n’est pas simplement devenu un Caïn moderne qui donne toute son ampleur au récit, il est aussi un homme terre-à-terre qui a mis fin à l’ère de la candeur dans le sang, et qui retrouve les chemins balisés une fois son forfait accompli.

Il est dès lors permis de voir dans Gerry davantage que l’histoire de deux amis égarés dans le désert, et de distinguer dans cette fable macabre une évocation du déchirement propre à chaque adolescent sur le point de basculer dans l’âge adulte, invité à faire le deuil d’une partie de ce qu’il est. L’empire de roche n’est alors plus simplement un lieu de péril, mais une métaphore de l’âme de chaque individu et de la lutte fratricide qui s’y joue. Régulièrement, Gus Van Sant installe l’idée que de deux Gerry, il n’en existe en réalité qu’un seul. À l’évidence, donner le même nom aux deux protagonistes contribue à semer la confusion dans l’esprit du spectateur, mais plus subtilement, le cinéaste valide cette interprétation en effectuant un plan à 360° autour de Casey Affleck. Dans son mouvement circulaire, la caméra balaye l’ensemble du décor, pourtant jamais Matt Damon n’est visible à l’écran. Le film à la simplicité scénaristique d’apparence évidente, Gerry devient une mise en perspective virtuose de la dualité de l’être et de la fatalité d’un destin qui contraint l’homme à abandonner une partie significative de ce qu’il est.

En maîtrise totale de sa mise en scène, Gus Van Sant fait de Gerry un film empreint d’une douleur permanente mais nécessaire, à la profondeur insoupçonnée de prime abord et où chaque plan revêt une signification cachée.

Gerry est disponible en Blu-ray chez Carlotta Films, dès le 7 février, avec en bonus : 
. Sur les traces de Gerry : Le journaliste et critique de cinéma Serge Kaganski décortique Gerry, le « film trip » de Gus Van Sant, en le comparant notamment avec son long-métrage suivant, Elephant.
. Salt Lake Van Sant : Gus Van Sant et le directeur de la photographie Harris Savides dirigent Casey Affleck et Matt Damon sur le tournage d’un plan-séquence de Gerry dans le désert de l’Utah.
. Bande-annonce originale
. Bande-annonce de 2022

Nicolas Marquis

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