Fondu au noir
Fondu au noir affiche

(The Fade Out)

Scénario : Ed Brubaker

Dessins : Sean Phillips

Livre obtenu par nos propres moyens

Critique initialement proposée sur le site de nos amis de chez James et Faye, sur lequel vous pouvez retrouver podcasts et articles centrés autour de la Pop Culture.

Vers Fondu au noir

La liberté artistique n’a pas de prix, et Ed Brubaker le sait mieux que quiconque. C’est à la sueur de son front, du bout de sa plume, qu’il l’a acquise, à force d’œuvres iconiques pour le monde du comics. En 2013, le scénariste est déjà un nom phare de l’industrie: ses travaux pour DC et Marvel sont reconnus de tous et salués dans les cérémonies. Parmi eux, son run sur Captain America, s’étalant sur plus de 8 ans fait office de pierre angulaire: avec le courage qui lui est propre et son ton sombre, l’auteur réinvente l’un des plus grands personnages de la Maison des idée, ressuscitant par la même Bucky Barnes sous la forme du Soldat de l’Hiver qu’on connaît encore aujourd’hui. Mais au sortir de cette épopée, Ed Brubaker est en quête de nouveauté et veut se reconstruire lui-même. Dans un mouvement capital pour sa carrière, il décide ainsi de délaisser les grosses majors pour revenir à une structure plus humble, bien que solidement installée: Image. Accompagné de Sean Phillips aux dessins, comme cela avait auparavant été le cas sur un de leurs énormes succès, Criminal, il propose une nouvelle série à l’éditeur, Fatale, en 2012. Désormais considéré aussi bien comme des maitres du noir que du Pulp, les deux artistes se voient récompensés dans la foulée d’une offre impossible à refuser: durant 5 ans, Image aura l’exclusivité de leurs travaux, mais accepteront en contrepartie de publier tout ce que souhaite le duo, sans même qu’ils n’aient besoin de pitcher leurs idées. L’occasion de s’affranchir des contraintes est trop belle et en 2013, Brubaker et Phillips acceptent avec gratitude. La possibilité de laisser leur imagination s’émanciper des entraves est acquise.

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En guise de première proposition, les deux auteurs offrent un récit aussi ambitieux que fascinant, en 12 numéro, inscrit au plus profond de l’ADN de Brubaker : Fondu au noir. Le scénariste a toujours été un fin cinéphile à la culture riche, comme en ont témoigné par le passé les différents essais qu’il propose à la fin de nombre de ses comics. Tout naturellement pour un maître des ambiances lourdes, il choisit de nous propulser dans les coulisses d’Hollywood durant une de ses époques les plus sombres, l’après Seconde Guerre mondiale et le début de la traque des sympathisants communistes, dans ce qu’on nomme “l’âge d’or du cinéma” alors que l’envers du décors y est intensément glauque. Dans un exercice de transfert certain, Brubaker fait de son personnage principal un scénariste de film, Charlie Parish, au cœur d’une machination infâme aux accents de Dalhia Noir. Après une soirée hautement alcoolisée, ce héros qui n’en a que le qualificatif se réveille à côté de la dépouille de Valeria Sommers, la star du film sur lequel il travaille, morte étranglée. Incapable de rassembler ses souvenirs, Charlie mène l’enquête dans le secret et plonge dans tout ce que l’envers des studios de cinéma a de plus révoltant, entre stars écœurantes d’impunité, dirigeants despotiques, et victimes d’un système profondément pervers et inhumain.

Sombre époque

Le positionnement temporel de Fondu au noir est au centre de son intrigue et la clé de sa compréhension. Nous sommes en 1948 et les lettres géantes trônant sur les collines de Los Angeles affichent alors encore intégralement le mot “HOLLYWOODLAND”. De terribles majuscules qui jettent une ombre opaque sur une ville en proie au désarroi. La Seconde Guerre mondiale est toujours dans toutes les têtes, a fauché de nombreuses vies, et privé les survivants de ce qu’il avait de plus beau. Les personnages de Fondu au noir qui en sont revenus sont dépourvus de ce qui faisait leur substance, que ce soit Charlie qui ne peut plus écrire, ou son ami scénariste Gil qui ne trouve plus le réconfort dans sa famille. À la douleur se joint l’affront: l’industrie du divertissement américain à totalement modelé l’image du conflit, a fabriqué de toutes pièces des héros à partir de ses stars, glorifiant l’acte de donner la mort. Hollywood est un organisme malade, tuméfié de l’intérieur mais œuvrant pour sauver son apparence.

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Une entité également viciée par le démon de la traque aux sympathisants communistes, souvent uniquement supposés, qui met au ban de la société des milliers d’êtres, essentiellement sur dénonciations forcées ou calomnieuses. Le monde du septième art en est profondément marqué. L’année précédant l’intrigue de Fondu au noir, un véritable procès historique à même lieu, celui des Hollywood Ten. Devant la commission sur les activités anti-américaine (HUAC) comparaissent 10 prévenus, éminents scénaristes, réalisateurs ou encore journalistes, suspectés d’accointance avec le parti communiste. À la question “Êtes-vous, ou avez-vous été membre du Parti Communiste Américain ?”, les 10 suspects refusent de répondre en invoquant le 1er amendement. Ils seront finalement tous condamnés pour outrage. Le jour même de cette décision, la quasi-totalité des dirigeants de studios de cinéma américains se réunit pour convenir d’une exclusion formelle des Hollywood Ten. Dans l’Amérique d’après-guerre, tout le monde est suspect, voire coupable jusqu’à preuve du contraire.

Si Fondu au noir ne cite que rapidement les Hollywood Ten, ce climat délétère et l’omniprésence du FBI pour l’asseoir est au cœur du récit, un pilier de l’intrigue. À plus forte raison, le personnage de Gil y fait écho, rappelant furieusement la trajectoire du bien réel Dalton Trumbo, l’un des condamnés qui a dû travailler dans l’anonymat durant de très longues années. Charlie est incapable d’écrire, Gil n’en a plus la possibilité, alors le second deviendra la plume du premier, dans le plus grand secret. Au cœur des USA de la fin des années 1940, résister par l’art est presque impossible, l’homme doit se conformer à une norme stricte décidée en haut lieu. Gil porte toute la fureur de ceux qui ont osé dire “non”, mais aussi le poids de leur révolte, leurs tourments et démons. Il apparaît d’ailleurs bien plus justicier et vindicatif que Charlie qui est régulièrement esclave des événements, voire complaisant. Alors que Brubaker et Phillips ont eux acquis leur liberté artistique, ils dédient leur premier ouvrage confectionné sans contrainte à ceux qu’on a dépossédé de ce droit, un geste fort.

Noir intense

Le duo évolue d’ailleurs sur une double dynamique graphique, partagée entre une reconstitution très poussée du Hollywood des années 1940, pour laquelle ils ont mené un travail de recherche particulièrement fouillé, notamment autour de l’architecture, mais aussi l’envie d’émuler les codes du film noir de l’époque, pour un comics qui ne l’est pas moins. Il est parfois plus frappant pour le public d’être confronté à une esthétique de l’image volontairement datée que de jouer la carte de l’ultra-réalisme. Cette expérience, tout le monde l’a déjà vécue: une séquence en noir et blanc nous apparait toujours plus authentique. Pour Brubaker et Phillips, c’est bien la charte esthétique du polar cinématographique de l’époque qui est adoptée: les couleurs ne sont pas monochromes mais se révèlent le plus souvent mordantes; les cadrages pensés comme des plans de cinéma, souvent à plusieurs échelles; et surtout le jeu d’ombre et de lumière est aiguisé pour mettre en avant les affres moraux des protagonistes striés par l’obscurité.

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C’est la un point essentiel du récit: le noir a pour règle essentielle une moralité floue, où bien et mal ne sont jamais polarisés. Jamais Charlie ne sera un parangon de justice, il n’en a absolument pas les épaules. L’innocence qu’incarne Maya Silver, la gloire montante qui doit remplacer Valeria au pied levé, est constamment souillée par la perversion qui l’entoure. Si on s’attache à un protagoniste, ou à l’inverse si on le déteste foncièrement, il ne faut en général qu’une poignée de numéro pour comprendre la nuance que veux y apporter Brubaker. Rien n’est facile dans cette équation, et si une véritable infamie devait exister, elle serait alors institutionnalisée, le fruit d’une pyramide de domination qui laisse toute liberté aux puissants, pas si loin des schémas qui nous gouvernent aujourd’hui. Le malheur ne surgit pas seulement de l’humain, mais d’un système synthétisé par le FBI et par les patrons de studio, dans l’envers du décors. Au moment de finalement les incarner, Phillips les oppose d’ailleurs visuellement: le bras armé de la justice est froid et lisse, tandis que les dirigeants du monde du septième art ont des allures monstrueuses. Pour le reste des personnages, la course à l’autodestruction se poursuit, entre volute de cigarette inachevée et flot d’alcool incessant.

Obscures trajectoires

La démolition progressive de chaque intervenant est aussi le fruit de leurs origines, souvent tronquées. Le récit se veut indéniablement acerbe sur les stars de l’époque, souvent prêtes à tout pour arriver à leurs fins, mais encore davantage sur ceux qui les manipulent dans l’ombre. Fondu au noir dénonce aussi bien le parcours d’enfants stars, conditionnés dès leurs naissance pour assouvir les pulsions néfastes des décisionnaires, que la toute puissance des médias. Le passif n’existe pas à Hollywood, il est voué à être complètement réécrit par les organes de communication des grands studios pour répondre au fantasme de l’Amérique. La substance profonde de l’être est reniée, que ce soit ses origines ethniques ou sa sexualité, pour rentrer dans le carcan imposé par une société en pleine dérive, partiellement complice de cette course à la célébrité qui laisse sur le bas-côté des milliers de destins brisés.

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Charlie en est même presque un de responsable: il refuse de voir l’évidence pendant la majeur partie du récit, et ne sera paradoxalement jamais plus clairvoyant que lorsque ses lunettes seront brisées, à l’inverse de Dotie, la responsable des relations publiques qui gardera ses montures intactes et continuera à jouer le sinistre jeu. Si la provenance des comédiens est obscure, leur disparition l’est tout autant. À l’instar de Valeria, n’importe qui peut nous être subtilisé, n’importe quand, sans que cela n’impacte réellement le monde que dépeint Fondu au noir. Il suffit d’une autre histoire à inventer, de cacher les miettes sous le tapis, d’en appeler à la dévotion de laquais de l’ordre établi pour que les starlettes d’aujourd’hui sombrent dans l’oubli total. Là aussi, Charlie passe du stade d’ignorant volontaire à gardien de la vérité: ses souvenirs de Valeria sont représentés initialement de façon presque abstraite, tel un fragment de sa mémoire dont il ne peut se saisir, avant de s’afficher de manière de plus en plus précise.

Mais quel élément déclencheur amène Charlie à entamer sa transition ? Le choc de la mort de Valeria, il semblerait que le personnage principal cherche avant tout à s’en défaire dans le déni, et même qu’il incite Gil à se taire à ce sujet. Son amour naissant pour Maya joue bien un rôle crucial dans sa progression, mais n’en est pas le moteur. Pour Brubaker, c’est avant tout le besoin de redevenir humain qui anime son héros. La guerre la vidé de tout sentiment, dépourvu de ce qui le définissait, il se lance alors dans une quête éperdue pour regagner le domaine de l’émotion. D’abord rouage d’un système, il s’en émancipe de plus en plus pour reconquérir sa part de ressentis, s’accorder le droit de souffrir avant d’obtenir celui de s’émouvoir. Charlie est un martyr, celui qui choisit de descendre de son piédestal et de sa position confortable pour revenir du côté du peuple.

Fondu au noir est disponible chez Delcourt.

Nicolas Marquis

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