2022
Réalisé par: Giuseppe Tornatore
Avec: Ennio Morricone, Bernardo Bertolucci, Clint Eastwood
Film vu par nos propres moyens
Le 6 juillet 2020, le divin Ennio Morricone nous quittait à l’âge de 91 ans. Véritable colosse de la musique, il a collaboré plus de 500 fois avec la télévision et le cinéma, dans un ensemble de partition devenue mythique pour les passionnés de septième art. Toutefois Ennio Morricone était bien plus qu’un artiste parmi tant d’autres, et un coup d’œil à son impressionnante filmographie ne suffit pas à retranscrire l’émoi qui a frappé nombre de ses fans à l’annonce de son décès. Pour beaucoup, le compositeur était un ami, un partenaire de route cinéphilique, un fil rouge auditif qui ponctue encore aujourd’hui l’existence de millions d’adeptes tout autour du globe. Il n’existe peut être aucun autre musicien de cinéma plus influent au XXème siècle, et l’invariable retour récurrent vers son œuvre s’opère comme un dialogue à cœur ouvert. Pourtant, la nature discrète et humble de l’artiste tranche avec la malice de son art: satisfait d’opérer dans l’ombre des projecteurs, sous l’oeil fidèle de son épouse, Ennio Morricone ne s’est que rarement confié sur sa carrière, et le processus d’élaboration de ses compositions. Quelques mois à peine avant sa mort, il ouvre cependant la porte de son âme à Giuseppe Tornatore, un cinéaste pour lequel il a travaillé, et partage ses joies, ses peines, ses doutes, et toute sa fougue créatrice, dans le précieux documentaire Ennio.
En plus de deux heures, le long métrage retranscrit la carrière de Ennio Morricone, de son enfance précaire de fils de trompettiste, jusqu’aux sommets du septième art. En mêlant images d’archives, extraits de film, interventions de personnalités ayant côtoyé le maestro, mais surtout des entrevues avec le compositeur lui-même, Ennio nous fait voyager tout au long de cette odyssée filmique et musicale, en immersion dans l’intimité du génie. Plus qu’un périple dans l’Histoire et les coulisses du cinéma, le documentaire s’impose comme un inestimable leg, un indispensable et ultime hommage au plus grand d’entre tous.
Loin d’adopter la forme d’une nostalgique élégie, Ennio prend l’allure d’une célébration, d’un témoignage de la renaissance infinie d’un homme hors normes. Giuseppe Tornatore balaye le spectre de la mort et de la douleur propre à la disparition d’Ennio Morricone pour accentuer le renouveau perpétuel de sa musique. Toujours en recherche de nouvelles sonorités, le compositeur expérimente sans cesse, et se vante même de ne jamais avoir couché sur le papier deux fois la même musique, ou de ne presque jamais avoir repris le travail d’autres artistes, peut-être sa seule fierté. Profondément humble par nature, il souhaite mettre un point d’honneur à affirmer la constance de son originalité. Le documentaire se fait même le témoin de l’audace artistique de Ennio Morricone en soulignant une partie moins connue de sa carrière, lorsque dans ses jeunes années, le maître réunit un orchestre de musiciens ayant pour vocation de tirer les sons les plus incongrus, voire agaçants, de leurs instruments. Le simple bruit d’une échelle en bois qui grince inspire le compositeur qui perçoit dans le monde qui l’entoure une source inépuisable d’idées. Devant la caméra, Ennio Morricone décompose sa musique, la réduit à sa plus simple expression, la chantonne, et parachève nombre de ses interventions par un sourire mutin.
Le maestro reste toutefois un homme d’exigence, d’une rigueur absolue. Son cursus ancré dans la musique classique lui a appris la science des notes, et aucun de ses choix n’est hasardeux. Ennio Morricone mène le monde qui l’entoure à la baguette, en chef d’orchestre, et ne souffre d’aucune contradiction. Parfois conflictuelles, souvent respectueuses, ses relations avec les réalisateurs qu’il a côtoyés témoignent de l’emprise du compositeur sur les œuvres auxquelles il a participé. Comme l’affirme Ennio, un metteur en scène peut exercer un pouvoir absolu sur toutes les strates qui composent son film, sauf la musique, pour laquelle il doit souvent faire confiance à un intervenant extérieur. Ennio Morricone honore ce pacte par une implication sans faille, que ce soit pour un partenaire de longue date, comme Sergio Leone, ou pour un jeune débutant, comme Giuseppe Tornatore lui-même. La muse de la musique susurre à l’oreille du géant les plus justes décisions, et les cinéastes qui s’opposent un temps à ses choix finissent presque toujours par avouer leurs torts. Ainsi Elio Petri conteste initialement la partition qui lui est proposée pour Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, avant d’avouer que la composition de Ennio Morricone est la plus parfaite.
Aussi importante soit l’œuvre du maestro, aussi prépondérante soit elle sur l’Histoire du cinéma, et bien que Ennio suscite une envie profonde de replonger dans les dizaines de films qu’a magnifié Ennio Morricone, le documentaire expose également une part sombre de l’artiste. Durant de nombreuses années, le compositeur a honte de son statut, et ne considère même pas la musique de film comme un véritable art. Sa formation classique, et le regard critique de ses pairs et de ses maîtres sur sa profession plonge Ennio Morricone dans le doute. À travers une collection d’images d’archives rares, le film de Giuseppe Tornatore montre la relation ambiguë qu’entretient son protagoniste avec son professeur, Goffredo Petrassi. Constamment, le maestro tente de rester au contact de la musique classique, de ne pas couper ce lien essentiel avec ses bases.
La satisfaction que Ennio Morricone refuse de s’accorder résonne avec la reconnaissance que le monde du cinéma met de longues années à lui octroyer. S’ il est aujourd’hui presque impossible de citer plus grand génie de la musique de film, son parcours est fait de rendez-vous manqués. Ses compositions pour des films populaires sont snobées par la critique, peu encline à se pencher sur le cinéma bis . Dans une brève séquence, Ennio nous rappelle même l’affront essuyé par Ennio Morricone en 1986: alors que sa partition pour Mission caresse le divin, l’Oscar se dérobe à lui. Il faudra attendre de longues années pour qu’une statuette honorifique revienne au maître, avant que dans un ultime pied de nez, pour l’un de ses derniers travaux, le compositeur ne glane la récompense au mérite, pour Les Huit Salopards. Le musicien ne semble pourtant jamais amer: l’adoration de ses fans suffit à le combler.
Dans cette communion intense avec le public émerge l’ultime message de Ennio. À l’évidence, le génie a transcendé son art, a survolé presque un siècle, de la musique pop italienne qu’il a révolutionné à ses thèmes pour le cinéma à jamais au panthéon. Si Ennio Morricone s’amuse des reprises peu inspirées des starlettes du moment, il marque une profonde émotion devant les foules qui se massent et scandent ses compositions les plus mythiques. La musique de Ennio Morricone n’est plus un simple assemblage de notes, elle devient un phénomène fédérateur, une part intime de chacun partagée à travers le monde. Joan Baez ne s’y trompe pas au moment d’évoquer Here’s to you de Sacco et Vanzetti: les œuvres du maître sont de véritables hymnes.
Documentaire précieux dans l’intimité d’un géant, Ennio est un rendez-vous cinématographique immanquable pour les amoureux de septième art.
Ennio est actuellement en salles.