2022
Réalisé par : Sam Mendes
Avec : Olivia Colman, Micheal Ward, Toby Jones
Film vu par nos propres moyens
Après bientôt trente ans d’une carrière riche en pépites cinématographiques souvent récompensées sur la scène internationale, le réalisateur Sam Mendes se réinvente. Si ses films récents faisaient la part belle à l’action, à l’instar de ses deux James Bond et de 1917, l’anglais d’origine effectue un retour au sources notable avec Empire of Light, oeuvre délicate et intimiste qui renoue avec les drames humains subtiles qui avaient marqué le début de sa carrière. Sur les côtes britanniques, loin de la frénésie d’Hollywood, le metteur en scène retrouve l’essence de son art, présente dans ses blockbusters mais parfois trop discrète derrière la débauche d’explosions. Empire of Light est donc une rupture avec la filmographie récente de Sam Mendes, mais aussi une grande première. Pour son neuvième film, il assure seul l’écriture du scénario, contrairement à ses habitudes. 1917 avait permis au public d’apprécier sa plume, mais jamais il ne s’était jamais essayé à l’élaboration d’un script sans aucune aide. Ce nouveau projet revêt alors une importance significative et hautement personnelle pour le cinéaste qui confie à l’écran une part de ses propres rêves et angoisses. Entre amour du septième art et invitation à la tendresse affective, Empire of Light est une manifestation parfois imparfaite mais toujours touchante de l’âme de son auteur. Reconnu par ailleurs pour sa beauté formelle indéniable, le film reçoit les honneurs d’une nomination aux Oscars 2023 pour la qualité de sa photographie.
Dans l’Angleterre des années 1980, Hilary (Olivia Colman) travaille comme gérante du personnel dans l’Empire, un cinéma du bord de plage. Solitaire et dépressive, elle articule son existence entière autour de la routine parfaitement réglée de son métier, sans réellement s’épanouir. L’arrivée dans l’équipe de Stephen (Micheal Ward), un jeune garçon à la peau noire, bouleverse le quotidien de Hilary. Dans les coursives du bâtiment, les deux protagonistes s’éprennent l’un de l’autre et nouent une relation secrète. Malheureusement, aussi intense soit leur idylle, la dure réalité d’un monde en plein chaos se rappelle à eux et met à mal leur union affective.
Avec un amour manifeste, Sam Mendes transforme le cinéma en un lieu sacré propice à accueillir la magie artistique. Filmés longuement pendant la scène d’introduction du film, les couloirs et escaliers baroques de l’Empire font de l’édifice un temple d’une pureté infinie où le temps semble parfois se suspendre. Empire of Light est une immersion dans les coulisses d’une exploitation mais le mystère qui entoure la bâtisse est sans cesse entretenu par le réalisateur qui métamorphose la bâtisse en un lieu de prestige, certes un peu vétuste mais dont les heures de gloire passées sont évidentes. La récurrence de teintes dorées dans le décor et les reflets des nombreux miroirs font scintiller chaque recoin de ce palace comme une pierre précieuse. La symétrie parfaite d’innombrables plans fixes accentue la magnificence de ce saint refuge du septième art. Dans les salles obscures, le faisceau du projecteur devient un halo divin qui accompagne les acteurs des films à l’affiche, devenus présences mystiques. Au-delà de l’apparat de l’Empire, le cinéma est également le refuge des secrets. Dans un étage désaffecté, Hilary et Stephen s’étreignent loin des regards. Deux âmes vagabondes se réunissent et s’approprient un espace de liberté opposé aux tumultes d’une réalité sociale qui les dépasse et les opprime.
Si le bâtiment est une parenthèse enchantée dans un pays en plein chaos, les employés n’en restent pas moins des émanations de la diversité culturelle anglaise de l’époque. Jeunes ou vieux, excentriques ou pragmatiques, ils sont réunis dans un but noble qui transcende leurs individualités. De concert, ils travaillent à rendre grâce aux muses artistiques, faisant fi de leurs différences. Ils sont les sacrifiés du cinéma, ceux qui œuvrent dans l’ombre pour le bien du septième art, ne profitant que rarement du fruit de leur travail et se heurtant à la dictature patronale. Dans la solitude de sa cabine, le projectionniste incarné par Toby Jones ne s’extasie que du basculement de bobines, se privant généralement de la vue des films pour accomplir sa besogne. Son antre devient une antichambre si proche et pourtant si distante des stars du grand écran, émaillée de photographies de comédiens que l’opérateur ne côtoie que par procuration. Stephen est le seul trait d’union entre le domaine professionnel et l’attrait pour la fiction cinématographique, l’unique personnage à percevoir la magie des longs métrages et dès lors un guide vers une élévation spirituelle nécessaire à Hilary, qui culmine lors d’une séquence bouleversante où l’héroïne profite enfin des fauteuils rouges de l’Empire pour contempler Bienvenue, Mister Chance, passant dès lors dans l’extase d’employée rétive à spectatrice émerveillée.
Témoignage constant de la passion d’un homme pour le cinéma, Empire of Light ne cesse pourtant jamais de tendre vers d’autres formes d’art pour créer un élan commun vers l’acceptation de sa peine, à l’aune des œuvres de dizaines de créateurs. Sam Mendes offre parfois une splendeur accrue aux autres disciplines. Dépourvues du faste factice de la salle de cinéma et des diktats économiques, la musique et la poésie sont des expressions brutes de l’âme de leurs auteurs. La culture est un refuge de l’esprit, un espace utopique où les divisions s’effacent et où les sensibilités se réunissent. Hilary et Stephen, une femme blanche et un homme noir amoureux dans l’Angleterre parfois rétrograde des années 1980, ne trouvent aucun pareil dans les couples qui arpentent les bords de mer main dans la main. Pourtant, le quatrième art régulièrement mentionné unit les êtres au-delà de la couleur de leur peau, dans un cri de vie. Régulièrement, les personnages de Empire of Light évoquent les Rude Boys et le 2 tone, des courants musicaux hérités de racines jamaïcaines, qui dans la Grande-Bretagne de cette époque ont ouvert une voie vers une alliance sociétale qui transcende la carnation. Symbole de cet idéal, les deux protagonistes du long métrage sont appelés à être réunis autour d’un disque et à épouser cette idéologie nouvelle. La poésie devient quant à elle l’expression de la psyché de Hilary et bien souvent une confession de sa douleur. Dans une lecture qui s’entend durant les premières minutes de Empire of Light, l’employée du cinéma livre une description désabusée de la nature, où tout n’est que mort et déliquescence, en accord avec son être tourmenté. Pourtant, à la fin du long métrage, le désespoir à laissé place à la renaissance. Un autre poème évoque les bourgeons nouveaux des arbres et le cycle infini de la vie dans lequel s’inscrit désormais la protagoniste. Le long métrage s’apprécie alors comme le témoignage parfois maladroit de la résurrection d’une femme, mise métaphoriquement à nue et à mort lors de la scène de l’avant-première des Chariots de Feu, à la moitié du film, avant de retrouver son envie de vivre malgré les désillsion. Sam Mendes n’est pas le plus subtile des scénaristes et ses envolées littéraires sont parfois curieusement impromptues, mais la structure narrative du film voulant reproduire le cycle des saisons à l’échelle humaine trouve une consistante séduisante.
La poursuite d’une extase artistique constante mais immatérielle affronte la dureté concrète d’un contexte politique qui alimente la haine et la défiance entre les hommes. Empire of Light rassemble deux être opposés en tout, pour les confronter à des hordes de skinheads d’apparence identique, aveuglés par leur bêtise et assoiffés de violence. Évoquée dans le dialogue par Stephen, l’Angleterre des années 1980 est gangrénée par la désunion. La résurgence du racisme et la détresse des années de mandature de Margaret Thatcher plongent la nation dans l’effroi. Les citoyens devraient s’ériger contre ceux qui les oppriment, partiellement symbolisés par l’abominable gérant de l’Empire qu’interprète Colin Firth, pourtant une sinistre logique pousse les plus démunis à considérer ceux qui partagent une peine proche de la leur comme un adversaire à abattre. L’idylle entre les deux protagonistes est un miracle et l’espoir fou que deux individus en quête d’une vérité humaine supérieure peuvent s’affranchir des frontières sociales qui les séparent pour fusionner leurs âmes. Sam Mendes les prive cependant du cocon soyeux qu’ils ont confectionné pour les confronter au monde ivre d’une colère irraisonnée. Le cinéma est leur abri, et les hordes de racistes le pulvérisent pour les rappeler à la sanglante réalité d’une société en pleine déchéance. Les vitres se brisent, les sols se peignent de sang et le réalisateur brise la symétrie de son image pour illustrer la perte d’un équilibre précaire. À jamais, le jardin d’Eden est corrompu par la folie humaine. L’illusion de l’amour cède alors sa place à la manifestation des dissensions qui frappe ce couple anachronique. Steven veut croire à la bonté de chacun et que l’Empire est une route vers un avenir radieux. Le jeune homme s’approprie les lieux, gagne en influence, est même montré repeignant le bâtiment, cependant il finit par prendre conscience que cette existence l’enfermera dans la précarité s’il succombe au mirage dorée de l’édifice, comme sa mère, infirmière dévouée, a elle aussi été bernée par la fausse promesse d’un futur professionnel mensonger. Lors de la scène de l’avant première, Steven est relégué à l’arrière de la salle, pendant que le patron du cinéma parade sur scène, illustrant ainsi une profonde fracture sociale.
Le réveil de la haine des hommes agite la conscience du couple disparate, désormais conscient qu’il partage un mal-être enfoui davantage qu’un véritable sentiment amoureux profond. Leur connivence est fruit de la souffrance avant d’être synonyme de passion, même si Empire of Light est très maladroit dans la restitution scénaristique de cette illumination des protagonistes. Si le film mentionne rapidement Paul McCartney, Hilary convoque le lointain souvenir d’un autre Beatles, John Lennon, qui chantait en 1972 “Woman Is The Nigger Of The World”. Une peine semblable issue d’un asservissement a réuni les deux amants et l’acceptation des leurs tourments les mène à la séparation, une fois le secours mutuel prodigué. L’employée du cinéma est enragée de vivre dans une spiritualité manifestée et dans l’affirmation de son être mais les carcans des codes sociétaux patriarcaux de l’époque contraignent sa libre expression, la propulsant dans une démence explicitement montrée à l’écran dès l’entame du récit, malgré les faiblesses d’écriture de Sam Mendes, parfois involontairement grotesque. L’auteur dépassé par la complexité de sa propre création cède à une forme de facilité qui n’est contrebalancée que par une excellente performance de Olivia Colman, porteuse d’une nuance salutaire absente des péripéties du scénario. L’amour est précaire mais l’amitié sincère reste le meilleur des médicaments à ses affres psychologiques. Malgré la candeur de cette idée, l’exaltation des cœurs née de la vue époustouflante d’un feu d’artifice que Steven et Hilary semblent être seuls au monde à partager crée une adhésion naturelle à leurs destins croisés. Sur le toit de l’Empire, deux esprits solitaires ne font désormais plus qu’un. La femme froide se fait friable, ose progressivement montrer ses fellures à son amant dans un élan de tendresse qui brise la léthargie de son existence monotone. Auteur sévère avec son égérie, Sam Mendes ne cesse néanmoins jamais de confronter la mise à nue de son personnage féminin avec une résurgence étouffante de la violence qui lui est infligée. Aux embrassades passionnées avec Steven répond l’horreur des faveurs sexuelles qu’exige d’elle son patron. Habituée à la contrainte morale, la protagoniste laisse elle aussi éclater ponctuellement sa colère aveugle lorsque confrontée aux démons de son passé traumatique, elle cède au repli sur soi dans un cri de rage. Hilary est en marge du monde, pourtant Steven l’invite à plonger dans l’inconnu d’une existence sur laquelle l’emprise ne peut pas être totale, mais qui reste la seule façon de vivre.
L’affection, qu’elle soit exprimée charnellement ou à travers de simples mots, devient alors le pivot de Empire of Light, au risque de devenir un récit aussi naïf que bouleversant. Hilary et Stephen sont grandis d’un secours qu’ils se prodiguent mutuellement, même si leur histoire commune est vouée à n’être qu’éphémère. Le jeune homme a tenté de guérir son amante, parfois tristement vainement tandis que sa supérieure hiérarchique devenue âme soeur provisoire lui a appris à canaliser sa colère. Ensemble ils se sont extirpés de l’impasse d’un destin qui s’imposait à eux. Les vertus curatives de leur relation ne se matérialisent qu’à la toute fin, néanmoins Sam Mendes illustre cet élément essentiel de son œuvre dès l’entame, lorsque Steven soigne un pigeon dans les étages désaffectés de l’Empire aux côtés de Hilary. Thérapeute maladroit, le protagoniste veut transmettre son souffle de vie salvateur à son aimée, l’enjoindre à danser avec lui ou à enfin profiter de la magie du septième art et à ne plus subir pour exister. Leur union est toutefois fragile, comme ce château de sable que l’employée du cinéma démoli, acculée par les questions du jeune homme sur son passé. Steven n’a pour seule arme dérisoire que sa bonne volonté, inutile au moment où policiers et infirmières viennent interner de force Hilary, en pleine rechute. Reclu dans un placard, l’amant ne peut qu’être spectateur impuissant de la scène, observant la déchéance exactement comme le projectionniste de l’Empire regarderait la scène dramatique d’un film depuis sa cabine. Face au déchirement inévitable du couple, Sam Mendes invite son héroïne à passer du rôle d’être aimé à celui de mère spirituelle, curieusement et malheureusement en contradiction avec son message empathique de fond. Montrant ici les failles de son écriture, le cinéaste peine à inscrire naturellement cette transition dans la logique de son récit et se réfugie dans des scènes beaucoup trop explicites et grandiloquentes. Les mains de la mère de Stephen et de Hilary s’enjoignent dans une séquence légèrement grotesque et pour définitivement appuyer cette évolution factice de la protagoniste, le film la confronte au projectionniste qui quitte bizarrement son rôle de spectateur taiseux pour évoquer son propre fils, dans une scène incongrue. Trop vite conclu et un peu mal à propos, le long métrage parvient toutefois dans la douleur à rendre sa dignité à la protagoniste, à défaut de lui permettre l’amour.
Empire of Light compense sa maladresse par sa sincérité et sa générosité. Sam Mendes échoue parfois à assembler toutes les pièces de son puzzle avec une parfaite cohérence, mais réussit toutefois à émerveiller.
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