Emmett Till
Emmett Till affiche

(Till)

2023

Réalisé par : Chinonye Chukwu

Avec : Danielle Deadwyler, Jalyn Hall, Frankie Faison

Film vu par nos propres moyens

Le 28 août 1955, l’horreur d’un racisme solidement ancré dans le sud ségrégationniste des États-Unis fait un nouveau martyr. Venu de Chicago pour rendre visite à sa famille maternelle, Emmett “Bobo” Till, noir de peau, est mis à mort dans un torrent de sang, au cœur d’un Mississippi où règne la haine. À seulement 14 ans, le jeune garçon est enlevé en pleine nuit, sauvagement lynché, et son cadavre est abandonné au bord de la rivière avoisinante, simplement parce qu’il a eu le tort de s’adresser à une femme blanche dans des termes pourtant annodins. L’innocence de l’enfance est sacrifiée sur l’autel de la monstruosité humaine. Si la lutte pour les droits civiques est au centre de tous les débats à l’époque, le destin de cette nouvelle victime prouve que presque tout reste à faire, dans un pays qui ferme les yeux sur les drames humains les plus barbares. Emmett Till ne sera néanmoins pas un anonyme de plus dans l’interminable liste des afro-américains morts dans la plus profonde injustice. Sous l’impulsion de sa mère, l’adolescent devient un symbole de la guerre pour l’égalité. Consciente que le sort de son enfant peut choquer les consciences, et que l’Amérique doit faire face à ses démons, Mamie Till choisit de se faire prendre en photographie au côté du cadavre, laissant apparaître le visage hideusement tuméfié d’Emmett. Au cours des funérailles, et contre l’avis de ses proches, elle impose également que le cercueil soit ouvert, et presque 50 000 personnes se confrontent à la vision macabre du disparu. Les obsèques ne sont cependant qu’une première étape dans le combat de cette mère endeuillée. Assoiffée de justice, et aidée par la National Association for the Advance of Colored People, la célèbre association d’afro-américains ayant menée la lutte pour l’égalité, elle se rend dans le Mississippi pour témoigner au procès des meurtriers. Toutefois dans des USA encore rétrogrades, l’élite blanche est protégée, et les prévenus sortent libres du tribunal.

Le combat de Mamie n’est néanmoins pas vain. En médiatisant l’affaire, la courageuse femme a ému une partie de l’opinion publique, de la classe politique et surtout du monde artistique. Depuis plus de 60 ans, la mémoire d’Emmett s’entretient à travers une multitude d’œuvres, dans tous les registres. Parmi les exemples notables, Aimé Césaire lui consacre un poème dans son recueil Ferrements, dès 1960. La même année, la romancière Harper Lee s’inspire en partie du jeune garçon pour écrire le sublime Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. Deux ans plus tard, Bob Dylan évoque explicitement la tragédie dans sa chanson The Death of Emmett Till, reprise par la suite par Joan Baez. Sur le plan législatif, un étouffant immobilisme frappe néanmoins les institutions américaines, puisque ce n’est qu’en 2022 qu’est adopté le Emmett Till Antilynching Act, un projet de loi initié dans les années 1950, et qui fait du lynchage un délit fédéral.

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Quelques mois seulement après cette indispensable avancée, le cinéma transcrit à l’écran la lutte menée par Mamie Till. En retraçant les jours qui ont précédé et suivi le drame, la cinéaste Chinonye Chukwu tente de dresser le portrait d’un pays divisé, toujours perçu à travers le regard de la mère endeuillée, incarnée par Danielle Deadwyler. Emmett Till est un périple intime impossible, dans un monde en proie à l’injustice. Malheureusement, entre erreurs formelles et scénaristiques, le long métrage peine lourdement à rendre l’hommage qu’elle mérite à cette victime de la haine raciale.

La volonté de transmettre à une nouvelle génération l’histoire d’Emmett Till, ici joué par Jalyn Hall, répond néanmoins à une intention indéniablement louable et indispensable. Le cinéma se doit d’épouser ponctuellement sa mission de devoir de mémoire, et de rappeler à chacun le spectre de l’obscurantisme qui a semé la mort par le passé. Les États-Unis ont connu des années tumultueuses au cours de la décennie passée, marquée par d’innombrables crimes de haine, et raconter les combats du passé, avec pour ambition affirmée de montrer une voie vers un avenir meilleur, honore la démarche artistique de Chinonye Chukwu. Si ne serait-ce qu’une seule personne ouvre les yeux face à l’injustice à la vue d’Emmett Till, alors le long métrage à une raison utile d’exister, malgré ses défauts. Au moment où la défiance envers ceux qui sont différents meurtrie également l’Europe, le reste de l’occident aurait tort de se croire à l’abri d’un même fléau. Pour parvenir à toucher son public, la réalisatrice choisit d’émuler le geste de la véritable Mamie Till, dans le seul moment véritablement poignant du film. Puisque la mère d’Emmett a décidé dans les années 1950 de choquer utilement son pays en exposant le corps de son fils, Emmett Till ne se dérobe pas à sa tâche, et confronte le spectateur à la vision du jeune garçon lynché. Un flambeau métaphorique se transmet à travers les âges, celui d’un combat qui ne doit jamais être oublié.

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Le problème du long métrage n’est pas dans sa restitution des faits, mais davantage dans tout ce qu’Emmett Till fictionnalise autour des éléments avérés. Il ne fait aucun doute que Mamie éprouvait un amour profond pour son fils, mais les scènes proposées qui en attestent sombrent dans une exagération constante qui condamne le récit à des grossièretés scénaristiques qui ne rendent pas justice au défunt et au combat de son aïeule. Pour mieux nous faire comprendre que Mamie a été privée de sa peine, transcendée par un combat qui dépasse sa simple cellule familiale, le film passe par une longue phase introductive indigeste au cours de laquelle la femme et l’enfant sont unis par une complicité pleine de lourdeur. La haine des hommes a tué Bobo, et pourtant le film se réfugie dans un mysticisme exacerbé à l’extrême, laissant sous-entendre qu’un Dieu qui a laissé proliférer le mal guide les pas de Mamie, notamment au cours d’une scène de prière incongrue. La direction des acteurs relativement lamentable accentue encore davantage le sentiment qu’Emmett Till ne retranscris pas une réalité, mais s’épanouit dans un cadre factice imaginé par des scénaristes peu enclins à la prise de risque. On frise même l’indécence lorsque la confrontation entre Emmett et la femme blanche qui l’accuse étale une insouciance confinant à la bétise chez le jeune garçon. Le disparu mérite sûrement meilleur honneur que celui qui lui est rendu à travers son incarnation dans le film. Chinonye Chukwu avoue sa faiblesse dans une séquence où Mamie écoute inlassablement un disque qu’elle partageait avec son fils, incapable de s’empêcher de le repasser en boucle. Plutôt que de jouer sur la répétition de la mélodie, qui aurait pu frapper le spectateur en plein cœur, la cinéaste envahit l’espace sonore d’une des insupportables nappes musicales élaborée pour le film, annihilant la tension dramatique.

Le manque de subtilité synthétisée par cette relation filiale s’étend à tous les personnages d’Emmett Till, au point de donner paradoxalement une image peu reluisante de la communauté noire du Mississippi des années 1950. De par ses maladresses, le long métrage devient de mauvais goût. Chinonye Chukwu choisit de ne pas réellement incarner les hommes à la peau blanche de son film. Souvent relégués hors champs, à l’instar de l’avocat qui interroge Mamie, ils sont réduit au statut de résultante du mal raciste qui sévit dans le sud. Les assassins auraient pû être n’importe qui, c’est un système oppresseur qui a mis à mort Emmett, davantage que des êtres. Cette option voulue par la cinéaste n’est pas dépourvue d’intelligence, et la volonté de ne casser cette idée que lorsque le jury pénètre dans le tribunal, et qu’ils se révèlent tous être des hommes blancs, paraît judicieuse. Toutefois, en leur opposant une population noire qui est beaucoup plus creusée scénaristiquement, et en soulignant certains de leurs défauts, Emmett Till donne l’impression ignoble qu’ils ont une part de responsabilité dans le drame. Ainsi, l’oncle de l’adolescent ne pouvait pas résister à l’incursion des tortionnaires chez lui sans risquer la vie de sa famille, mais confronté à Mamie, il passe pour un effroyable lâche, presque mis en accusation. Le long métrage échoue à restituer les blessures de toute une communauté, et ne comprend même pas sa propre symbolique. Les membres de la famille d’Emmett sont des métayers, et les champs de coton convoquent implicitement l’image de l’esclavage chez le spectateur, pourtant, Emmett Till les montre euphoriques durant leur dur labeur. Un comble de la maladresse inhérente à l’œuvre.

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Chinonye Chukwu semble vouloir chercher de la nuance sans y parvenir de manière cohérente, et parfois là où elle n’a pas sa place. En 1955, la NAACP était le seul recours de Mamie Till, un porte voix indispensable à sa détresse. Pourtant, la réalisatrice les dépeint de manière obscure dans son long métrage, les assimilant presque à une entité néfaste au deuil de la mère dans la première partie du film. Pour ces hommes qui doivent prévoir l’image publique de l’incarnation de la lutte pour les droits civiques, aucune place ne peut être laissée au hasard. De manière logique, Emmett Till fait de la première rencontre entre Mamie et l’organisation un moment éprouvant, où elle doit mettre sa vie à nue alors que son cœur saigne. Toutefois, on imagine aisément que n’importe quel décisionnaire de la NAACP a également manifesté un part de compassion envers cette femme meurtrie. À l’écran il n’en est rien, le dialogue vire à l’interrogatoire. L’ambition de Chinonye Chukwu est sans doute de témoigner d’un ressenti de sa protagoniste, davantage que d’une réalité des échanges, mais le long métrage évolue alors sur un terrain glissant avec une grande maladresse. Lorsque l’image d’une communauté noire vivant coupée du monde blanc au Mississippi est exposée comme un recours au racisme, le sentiment que la lutte menée par Mamie Till n’est pas comprise par le long métrage est démultiplié. Bien évidemment, en 1955, l’autarcie était un refuge presque vital pour les afro-américains, mais la quête de justice montrée dans le film devrait avoir pour finalité le vivre ensemble dans l’égalité plutôt que le repli sur soi.

Emmett Till ne peut même pas se vanter d’épouser une esthétique qui rend compte des tourments de la population noire à l’époque. La précarité oppressante et le labeur devraient imposer des visuels où s’invitent la saleté et le délabrement, pourtant le film impose constamment une reconstitution historique ratée, étincelante, où chaque voiture est lustrée à l’extrême et chaque costume impeccablement lavé. Dans ce monde de plastique, Chinonye Chukwu manipule péniblement la caméra, tentant parfois de jouer avec le flou de l’image, sans jamais vraiment savoir ce qu’elle souhaite exprimer. Parfois la cinéaste tente d’isoler ainsi Mamie, parfois elle souhaite l’immerger dans le monde qui l’entoure par le même artifice, mais jamais une ligne claire n’est tenue, faisant même varier la mise au point dans un même plan sans signification narrative. Mais plus que tout, les errances de montage perturbent le visionnage, et font du rythme de Emmett Till un véritable calvaire. La réalisatrice à beau inviter chacun de ses figurants à exacerber le moindre geste dans un surjeu misérable, demander à Danielle Deadwyler de multiplier les jeux de regard grossier, elle ne réussit pas à combler la platitude imposée par son découpage. Le film devrait être un coup de poing, il n’est en définitive même pas une caresse, à tel point que le discours final de Mamie, censé être l’apogée de l’œuvre et l’ultime message, est vécu avec un désintérêt total. Entretenir la mémoire est indispensable, mais les martyrs de la haine méritent mieux.

Emmett Till transpose à l’écran une histoire qu’il ne faut jamais oublier pour briser le cercle de la haine raciste. Son message devient capital, mais est toujours perturbé par une mise en scène désastreuse, et d’une platitude hors de propos.

Emmett Till est actuellement au cinéma.

Nicolas Marquis

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