(Будинок зі скалок)
2023
Réalisé par : Simon Lereng Wilmont
Film vu par nos propres moyens
Depuis bientôt neuf ans, la région du Donbass, située à l’est de l’Ukraine, est à feu et à sang. Bien avant que la guerre totale ne s’empare du pays, ce territoire accueillant une population importante d’origine Russe fût le macabre théâtre des tensions entre les deux nations. En 2014, l’effroyable belligérance du régime de Vladimir Poutine pousse l’armée à envahir le territoire. Deux peuples qui n’en formaient difficilement qu’un auparavant sont désormais clairement séparés dans un torrent de sang et de haine. Sous les balles, les hommes agonisent et la paix fragile du passé se meurt. Néanmoins, la résurgence d’une défiance qui trouve ses racines dès l’effondrement du bloc soviétique, parfaitement synthétisée dans le documentaire La cacophonie du Donbass édité par Rimini, est également rendue possible par l’extrême précarité qui frappe ces terres. Peu de perspectives d’avenir s’offrent aux jeunes adultes de la région, le plus souvent condamnés à une vie de misère et à des emplois sous-payés. Comme si un mal en engendrait un autre, le fléau de l’alcoolisme s’empare d’une grande partie de la population. Privés de futur, de nombreux habitants du Donbass se réfugient dans le bonheur illusoire de la boisson et anesthésient leur peine. Les enfants livrés à eux-même et impuissants face aux maux des adultes sont souvent victimes des abus de leurs parents. Les services sociaux du Donbass font dès lors face à une grave crise humaine et sont dépassés par l’afflux incessant de centaines de petits garçons et petites filles, éloignés de leur logis pour garantir leur sécurité. Entassés dans des foyers d’accueil en attente d’une décision judiciaire relative à leur garde, les tout jeunes martyrs de la pauvreté et de la guerre s’installent dans ces lieux de transit, sous la bienveillance des travailleurs sociaux, souvent des femmes, qui tentent de leur prodiguer une affection dont ils ont été privés.
Au plus proche de la détresse, Simon Lereng Wilmont capture le quotidien de ces destins brisés dans son long métrage nommé aux Oscars, Éclats d’enfance. Après ses œuvres remarquées Oleg, une enfance en guerre et The Distant Barking of Dogs, le documentariste poursuit sa noble mission de mise en lumière des tourments des enfants du Donbass. Tourné entre 2019 et 2020, ce nouveau film plonge dans un des nombreux foyers d’accueil de la région, au plus proche de ses jeunes pensionnaires. Refusant tout trucage de la réalité, le réalisateur fait de la simplicité esthétique et narrative un exaltateur de sentiments et bouleverse par sa sincérité.
Dans un abri modeste qui préserve les enfants de la fureur des adultes, les jeunes rescapés du Donbass apprennent à retisser des liens sociaux dans la douleur. Le foyer n’offre qu’un confort rudimentaire, la peinture s’écaille, les chambres sont surchargées, pourtant le peu de moyens dont bénéficient les protagonistes d’Éclats d’enfance est déjà une chance qui ne leur à jamais été offerte auparavant. Le refuge est un lieu d’accueil et de bienveillance où les victimes du désamour des adultes peuvent redevenir enfants. Dans la joie d’une célébration de Noël, des cadeaux sont prodigués à ces meurtris du quotidien, une offrande qu’on devine être la première pour certains, émerveillés par les déguisements et les décorations. L’insouciance renaît timidement mais se perçoit au-delà des apparences. Après des années de vexations, ils apprennent à vivre ensemble et à se nourrir des expériences des autres pour accepter leur peine. Régulièrement, Simon Lereng Wilmont utilise le long couloir du foyer pour illustrer une forme de solitude inhérente à ses intervenants, toutefois, au bout du corridor, les enfants sont réunis dans leurs chambres de fortune. Amitiés et amourettes naissantes que ne déchirent que le départ de certains pensionnaires s’épanouissent, et dans une danse juvénile, les âmes fusionnent. Cependant, derrière la douce naïveté essentiellement montrée au début du film, l’horreur des blessures psychologiques profondes finit par se dévoiler. Les jeux les plus anodins sont viciés par les épreuves du passé. Les protagonistes sont si jeunes et pourtant déjà traumatisés par le mal des adultes. Une simple reproduction infantile d’une séance de divination candide se métamorphose en prophétisation d’un futur effroyable, alors que le petit garçon qui s’improvise prédicateur condamne son interlocuteur à une vie de misère. Sous un drap, les enfants s’amusent à se raconter des histoires effrayantes, mais comme une plaie qui s’ouvre à nouveau, l’un d’entre eux fait de l’évocation de sa famille une manifestation de l’effroi absolu.
Dans une démarche de vérité sans cesse affirmée, notamment illustrée par l’absence totale d’interview qui émaille les documentaires conventionnels, Éclats d’enfance devrait inviter le public à espérer un avenir meilleur, mais l’abomination d’un mimétisme du monde corrompu des adultes, à l’échelle de l’enfance, ressurgit sans cesse. Les pensionnaires du foyer reproduisent leurs modèles défaillants, ils ont adopté une part de leur travers. Certains d’entre eux transgressent déjà les lois en volant, fumant, ou plus implicitement en reproduisant une pyramide de domination sociale. La violence héritée habite déjà les protagonistes, qui doivent laisser exploser leur fureur contre un punching-bag, contre certains de leurs semblables dans une scène bouleversante qui montre deux jeunes fillettes s’insulter et s’empoigner pour jouer, ou même aux limites du soutenable, contre eux-même. Malgré toute la dévotion du personnel du foyer, le poison semble souvent avoir déjà contaminé les résidents du refuge. L’une des intervenantes n’a apparemment qu’environ 5 ans, pourtant elle confie avoir déjà consommé de l’alcool, ce spiritueux qui a brisé ses liens familiaux. Il est peut être trop tard pour secourir ces enfants, le monde qui les entoure les a scarifié, mais il faut tenter de les aider, inlassablement. Le jeune Kolya qui occupe une place centrale dans le documentaire sombre dans une vie de délinquance malgré les suppliques des travailleuses sociales et se dessine à même la peau les symboles des voyous qu’il a côtoyé en dehors du refuge, inconscient qu’il se détruit. Au fond de lui se cache néanmoins une bonté profonde qui s’exprime à travers son amour pour ses frères et sœurs, mais des efforts titanesques et indispensables sont nécessaires pour que celui qui se rêve homme reste un enfant.
D’autant plus que sa propre mère le pousse à assumer des responsabilités auxquelles elle se dérobe. Dans une des rares visites de la matriarche, elle enjoint son fils à devenir une figure d’autorité pour les plus jeunes, le qualifiant de “Petit homme”. Kolya n’est même pas encore adolescent et déjà il fait l’expérience d’un monde des adultes qui fuit son devoir pour le laisser seul face à l’ampleur d’une tâche démesurée. Le lien entre enfants et parents apparaît sans cesse fragile, voire souvent brisé, dans Éclats d’enfance. Les petits garçons et petites filles qui peuplent le foyer voudraient désespérément croire à l’amour de leur aïeux, pourtant leur quotidien est fait de promesses non tenues, de rendez-vous manqués et de trahisons affectives. Les hommes ont abandonné leurs enfants, les ont rejetés à la marge d’une société décadente. Les exclus entretiennent parfois avec affection le souvenir de leur maison, jamais montrée explicitement, mais ils comprennent déjà que leur cellule familiale est gangrénée par les divisions et le malheur né de la précarité. Le logis n’est qu’un fantasme mis à mort par la réalité. Au paroxysme de décrépitude, la décision judiciaire de déchoir une mère de sa parentalité est souvent espérée par les enfants, conscients qu’il sont les premières victimes des agissements révoltants d’ignominie de leurs parents. Pourtant, un fil fragile continue de réunir les plus jeunes et leurs tuteurs biologiques, celui du téléphone, régulièrement présent dans le film. Au combiné, les pensionnaires du foyer veulent joindre timidement ceux qui les ont trahis, tentent de retrouver l’amour de parents défaillants, mais ils se heurtent le plus souvent à un mur du silence. Éclats d’enfance est fait d’une litanie d’appels manqués, comme une effroyable fatalité.
Si Simon Lereng Wilmont fait le choix volontaire de centrer son regard sur les plus jeunes, laissant le plus souvent les travailleuses sociales de côté, les quelques apparitions de ces êtres profondément altruistes force l’admiration. Puisque l’ampleur démesurée de leur tâche est perpétuellement soulignée, et puisque les moyens mis à leur disposition sont loin d’être à la hauteur du défi, leur abnégation constante frappe en plein cœur. Avec leur volonté pour seules armes, elles se sacrifient pour venir au secours de vie brisées et pour guider les enfants vers un chemin vertueux souvent difficile à percevoir mais auquel croient profondément ces femmes dévouées. Éclats d’enfance adopte le point de vue des jeunes désoeuvrés, à l’exception de quelques très rares séquences où s’entend une voix-off, et c’est donc selon leur perception que le spectateur mesure la bonté de ces seules adultes réellement soucieuses du sort des démunis. Le réconfort après un coup de téléphone resté sans réponse et le dialogue bienveillant entretenue avec Kolya malgré ses dérives bouleversent. Au cœur du tourbillon de la vie, ces bienfaitrices sont des bouées de sauvetage. Conscientes que les enfants manquent avant tout d’amour, elles instaurent des moments de complicité indispensables. L’une d’entre elles se dévoilent ainsi peignant les cheveux d’une pensionnaire, lui prodiguant quelques mots doux pour l’aider à affronter la peine et les angoisses. Difficile de mesurer la force nécessaire aux travailleuses sociales pour affronter quotidiennement les épreuves affectives de leur métier. Chaque départ est un déchirement qui invite aux larmes sincères et la crainte de voir un jour revenir leurs anciens protégés les habitent sans cesse. Dans un territoire en guerre, elles sont une autre forme de combattante, avec la douceur pour seul fusil. Si les enfants du refuge ne doivent connaître qu’une fois l’amour, alors ce sera entre ces murs.
Mais quel futur pour les jeunes qui quittent le foyer ? Une relation délicate s’est à peine nouée entre enfants et adultes qu’elle est immédiatement brisée par l’irrémédiable fatalité du départ. Presque tous les réfugiés montrés dans le documentaire manifestent leur souhait profond de ne pas regagner leur maison. Leur famille est hantée par les démons d’un quotidien invivable, s’en extirper est davantage une nécessité qu’un choix. Pourtant, les petits garçons et petites filles ne sont pas égaux face aux réponses apportées. Si pour certains le secours d’une grand-mère ou une adoption sont des paradis inespérés, pour d’autres l’envoi vers un pensionnat est un échec, presque une condamnation à sombrer dans les limbes d’une administration qui renie leur individualité. Les travailleuses sociales manifestent à ce titre leur perception d’un cercle vicieux. Les enfants qui n’ont pas trouvé de solution adaptée deviendront un jour parents en proie aux mêmes turpitudes que leurs aïeux et verront peut être leur progéniture gagner à leur tour le foyer. Les fratries morcelées ne se recomposent jamais et dans les larmes, les derniers reliquats de l’enfance meurent sous les diktats d’une loi sans nuance. La réponse devrait être humaine, elle n’est que législative. Malheureusement, depuis le tournage d’Éclats d’enfance, le sort des ces nécessiteux n’a fait qu’empirer. À l’horreur de la perte de l’autorité parentale a succédé celle d’une guerre abominable. L’avenir n’est plus garanti, la vie de ces êtres fragiles est quotidiennement menacée. Quiconque à eu le courage de voir Éclats d’enfance ne peut plus percevoir l’invasion russe de la même façon. Les victimes ont désormais un visage.
En plus d’être aboutis dans sa forme, Éclats d’enfance est une œuvre nécessaire, dont le message essentiel se doit d’être entendu. Sa sélection aux Oscars est presque une évidence.
Éclats d’enfance est actuellement disponible légalement sur Arte.
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