(Night Falls on Manhattan)
1996
Réalisé par: Sidney Lumet
Avec: Andy García, Ian Holm, James Gandolfini
Film vu par nos propres moyens
Dépasser la barre symbolique des 40 longs métrages est une véritable prouesse loin d’être accessible à tous les cinéastes. En 1996, Sidney Lumet y parvient finalement avec Dans l’ombre de Manhattan, alors qu’il rayonne sur le septième art depuis presque 40 ans. Au-delà de la régularité hors norme de cette bête de travail, pourtant loin du système hollywoodien, sa nouvelle proposition revêt à plus d’un titre un aspect testamentaire. L’heure de la révérence finale n’est pas encore venue pour l’artiste, mais son nouveau film prend des airs de synthèse de ses thèmes fétiches: labyrinthe judiciaire, influence politique, corruption policière, ou encore impact des médias… L’âme rebelle de Sidney Lumet plane sur son œuvre, au point qu’il signe même, une fois n’est pas coutume, le scénario de cette adaptation d’une nouvelle de Robert Daley, déjà à l’origine du Prince de New York. Le réalisateur joue sur ses gammes et nuance le propos d’une vie dans une nouvelle variation filmique.
Une fois de plus, le metteur en scène oppose l’individu idéaliste au poids des institutions, comme il en a souvent l’habitude. Sean Casey (Andy García) est un jeune substitut du procureur de New York dont l’exposition médiatique explose le jour où lui est confiée la tâche de mener le procès opposant la ville à un dealer célèbre. Un choix loin d’être anodin: l’arrestation catastrophe du malfrat à entraîné la mort de trois agents de police, et en à laissé un quatrième avec de graves blessures, Liam (Ian Holm), le propre père de Sean. Si cette affaire se révèle être un parfait tremplin pour la carrière du jeune magistrat, elle met également à jour un vaste réseaux de corruption insoupçonné, dans lequel baignent les forces de l’ordre. Tiraillé entre les valeurs de la justice et la loyauté envers son aïeul et ses collègues, Sean s’enfonce dans les coulisses du pouvoir.
En guise d’inspiration pour sa nouvelle, Robert Daley s’appuie sur la véritable affaire Larry Davis, qui a secoué la ville qui ne dort jamais et qui reste présente dans les mémoires au moment de la sortie de Dans l’ombre de Manhattan. En novembre 1986, reclu chez lui alors que la police frappe à sa porte, ce trafiquant notoire abat 6 agents. Durant son procès, son avocat plaide la légitime défense, arguant que le délinquant aurait en réalité fait face à une menace immédiate pour sa vie alors que des flics ripoux se préparaient à l’exécuter sommairement. Au-delà de la stratégie juridique identique du prévenu, Sidney Lumet s’appuie sur un jeu d’analogies subtiles avec la réalité, notamment au moment d’incarner les deux camps qui s’affrontent dans le tribunal. Richard Dreyfuss campe dans le film un avocat très proche visuellement de William Kunstler, le défenseur de Larry Davis, tandis que les procureurs à la ville et à la scène partagent le même surnom, “Morgy”. La seule différence notable réside dans le verdict: Sidney Lumet veut croire au fond de lui aux bienfaits de la justice, qui incarcère le dealer dans son film et qui tend à démontrer l’existence d’une zone grise morale, tandis que la réalité a vu Larry Davis être acquitté, à la surprise générale.
Toute la substance de Dans l’ombre de Manhattan découle de cette liberté: la vie des tribunaux, si chère au cœur de Sidney Lumet, est-elle binaire, partagée entre la culpabilité totale et l’innocence absolue, ou existent-ils des compromis indispensables avec les textes de loi ? L’inflexibilité d’un juge est-elle une constante, où le temps finit-il par avoir raison de ses valeurs ? Alors que Sean promet en façade aux électeurs de ne subir aucune pression et de frapper avec la même sévérité les classes populaires et les élites, on ne cesse pourtant de voir sa vertueuse mission s’éroder lentement comme un rocher soumis aux marées des circonstances. Le cinéaste met à mal le culte de la personnalité, en opposition totale avec ce qu’il avait pourtant exposé dans 12 hommes en colère. L’homme seul pris dans l’engrenage de la machine est broyé, ses idéaux bafoués, il est voué à être corruptible.
Le réalisateur impose Sean comme le véritable messie de la vie judiciaire, convoquant dans son œuvre nombre d’évocations religieuses. Au plus évident, le long métrage hérite de l’imagerie liée aux tribunaux américains, solidement attachée au christianisme, alors que le fameux “In God We Trust” s’affiche dans la salle d’audience, ou que le nombre de jurés, 12, rappelle celui des apôtres fidèles de Jésus. Dans l’ombre de Manhattan ne s’arrête pas là, et poursuit le parallèle: les avocats de la défense sont également 12; Liam, le père, est criblé de trois balles, un chiffre loin d’être anodin; les mentions explicites des décisionnaires du clergé sont récurrentes; qui plus est, Sean a 33 ans, l’âge du Christ au moment de sa mort… Passé les miracles de la première moitié, le parcours du héros devient un chemin de croix, voire un calvaire qui met à mal ses convictions, et dont l’acte final, la destruction d’une preuve clé, devient la crucifiction. Sidney Lumet ne manque pas de proposer un plan rappelant La Cène pour précéder cette déchéance et ce reniement moral, alors que Sean est entouré par 12 policiers durant une conférence de presse, son ultime discours impartial. À plus forte raison, la réplique régulière du long métrage, “Nailed It” évoque les clous de la croix. Sean est le martyr du dieu de la justice, et son message est condamné à être noirci par les hommes.
Tout aussi prégnante que la représentation biblique, la structure scénaristique voulue par Sidney Lumet et Larry Davis invite un parfum de tragédie, au sens premier du terme, presque semblable à celle de Shakespeare ou de la Grèce antique. Outre l’unité de lieu relative, ici New York, la mise à mort des figures paternelles et l’opposition à la famille spirituelle sont omniprésentes. Comment aller contre la police, alors que Sean en a lui-même fait partie et est un pur enfant du système ? Où trouver la force d’interroger le père ? Les réponses se trouvent avec gravité, alors que les morts observent les échanges: on jure par exemple sur la tombe d’une mère disparue. Le poids du passé, mais surtout celui du devoir face au cariérisme et à la facilité, sont des éléments essentiels du récit. Comme nous l’avons retracé tout au long de ce mois spécial, les tribunaux sont l’agora de Sidney Lumet, dans laquelle il fait de l’esprit critique du spectateur un instrument de son histoire. Après nous avoir assimilé, par exemple, à un juré dans 12 hommes en colère, à un témoin dans Serpico, à un avocat de la défense dans Le Verdict, nous voilà devenu procureur avec Dans l’ombre de Manhattan.
La caméra reste pourtant un regard jeté sur l’histoire, et possède son propre point de vue. Sidney Lumet renvoie le public à sa propre impuissance, hormis peut-être lorsqu’il est question du simple pouvoir du bulletin de vote, rapidement évoqué. Très régulièrement, le cinéaste ne filme pas directement Sean, mais met en scène des caméras de télévision qui capture son image, et ce à des moments clés du récit. L’arrestation du dealer, le procès, la conférence de presse du héros évoqué plus tôt… Autant d’instants fondateurs pour le mythe étalé, dans lesquelle le spectateur prend conscience de son incapacité à influencer les événements. Nous, le peuple, sommes en marge des épreuves, désespérément dépourvus de toute influence, loin des élites.
Dans l’ombre de Manhattan prend des allures de film-somme, la conclusion d’une réflexion sur la justice entamée 40 ans plus tôt, et offre de surcroît à son réalisateur l’un de ses seuls films convaincant des années 1990.
Dans l’ombre de Manhattan est édité en DVD chez la Paramount.