La Femme sur la Lune
La Femme sur la Lune affiche

(Frau im Mond)

1929

Réalisé par : Fritz Lang

Avec : Willy Fritsch, Gerda Maurus, Gustav von Wangenheim

Film fourni par Potemkine Films

Le 21 juillet 1969, l’homme marche pour la première fois sur la Lune et s’affranchit des limites du possible. Depuis des millénaires, les rêveurs du monde entier tournaient leur regard vers les étoiles et laissaient libre cours à leur imagination débridée pour tutoyer les astres d’un peu plus prêt, avant que le prodige scientifique ne concrétise ce fantasme. Précédant fictivement Neil Armstrong, poètes, peintres, écrivains et musiciens ont arpenté la surface de notre satellite naturel au gré de leurs créations. Dès 1902, le septième art se lance lui aussi à la conquête de l’espace et repousse l’ultime frontière sur les écrans de cinéma. Aujourd’hui mondialement célèbre, Le Voyage dans la Lune de Georges Méliès démontre aux spectateurs ébahis que les artistes sont souvent les premiers explorateurs des territoires inexplorés. Un autre réalisateur de génie voyage jusqu’à la Lune 27 ans plus tard. Le cinéma muet connaît ses dernières heures et dans un ultime film sans parole, Fritz Lang laisse vagabonder son âme d’esthète dans La Femme sur la Lune

Le chantre de l’expressionnisme allemand est alors à nouveau adulé à travers le monde. Si le souvenir de l’échec commercial de Metropolis reste douloureux pour Fritz Lang, le succès des Espions, “Un petit film mais avec beaucoup d’action” selon les mots humbles du cinéaste, lui a permis de conserver son aura auprès de la UFA, la société de production germanique qui finance la plupart de ses longs métrages. Le cinéaste bénéficie même d’une liberté créative presque totale malgré des relations particulièrement conflictuelles avec la société. Le budget alloué est conséquent mais la UFA se heurte sans cesse au culte du secret du metteur en scène et ignore même jusqu’à l’imposante durée de La Femme sur la Lune avant sa sortie. L’artiste ne recule devant aucune excentricité pour laisser s’épanouir sa vision tantôt crédible, tantôt romanesque de la conquête spatiale. Maquettes, séquences d’animation et décors exubérants sont les instruments oniriques qu’il emploie pour émerveiller le monde. Tragiquement, La Femme sur la Lune se révèle être un dernier songe offert au public avant la lente agonie du peuple allemand. En 1928, les espoirs de la République de Wehrmacht se meurent et le parti nazi émerge dans le paysage politique du pays. Cette odyssée fantastique de Fritz Lang est le dernier rêve enchanté de la première période germanique du cinéaste, qui réalise ensuite les désillusionnés M le maudit et Testament du docteur Mabuse avant son exil loin de sa patrie.

Comme d’ordinaire à cette époque, le metteur en scène adapte à l’écran un écrit de son épouse Thea von Harbou. Il s’y joue le destin de Wolf Helius (Willy Fritsch), scientifique de génie convaincu à l’instar de son vieux maître Georg Manfeldt (Klaus Pohl) que le voyage vers la Lune est réalisable et que le sol du satellite renferme de riches gisements d’or. Dévoué à la conception d’une fusée, le protagoniste se voit dépossédé de ses plans par un étrange conglomérat d’influents industriels qui souhaitent diriger le projet. Si Wolf souhaite parcourir l’espace, il doit se plier à leurs désirs et emmener avec lui leur homme de main, Walt Turner (Fritz Rasp). En désespoir de cause, le héros accepte le sordide chantage et entame un périple vers la Lune en compagnie de Walt, Georg, du couple de scientifiques et amis Friede Velten (Gerda Maurus) et Hans Windegger (Gustav von Wangenheim) et d’un enfant, passager clandestin. L’épreuve physique du décollage, la peur de la mort, l’avarice et l’attirance évidente de Wolf pour Friede mettent néanmoins la mission en péril.

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Scène pivot de La Femme sur la Lune, bien qu’elle n’intervienne qu’à la moitié d’un film à deux visage, le décollage de la fusée qui mêne nos héros vers la Lune semble propulsé par un élan commun propre à l’humanité toute entière. Le vaisseau s’avance lentement vers l’aire de lancement, dans une longue séquence où la force d’évocation visuelle de Fritz Lang se fait terrassante de brio, entouré par les acclamations de milliers d’hommes et de femmes venus encourager les explorateurs d’un nouveau genre. La fusée n’accueille pas que les scientifiques, elle contient les espoirs d’une planète entière, rassemblée derrière ses héros. Dans de longs plans aériens, le cinéaste montre une foule étourdissante qui s’étend à perte de vue, galvanisée par le courage des voyageurs de l’impossible. Les minutes qui précèdent le décollage sont une fête, les avions balayent le ciel pour ouvrir les cieux aux scientifiques et les hommes hurlent leur joie jusqu’au compte à rebours fatidique qui impose le silence. Dans une succession de panneaux, Fritz Lang restitue les 5 dernières secondes avec ampleur et gravité, plongeant le spectateur dans l’attente avant l’explosion féérique annoncée. 

Magnifié par le talent d’un apôtre du septième art et par des effets spéciaux spectaculaires, La Femme sur la Lune révèle à cette occasion qu’au delà de la force de ses images, le film est le fruit d’un travail de recherche sérieux, inspiré des théories qui sont alors en tête de toutes les revues scientifiques. Certains éléments propres au décollage semblent aujourd’hui absurdes, cependant, pour la première fois au cinéma, une fusée n’est plus projetée vers la Lune mais propulsée par un carburant. Grâce à la présence du physicien Hermann Oberth sur le tournage, Fritz Lang n’emploie pas uniquement son imagination pour emmener ses personnages sur la Lune, mais bien un ensemble d’idées théorisées par les savants du monde entier, utilisées malheureusement par la suite à des fins militaires. Même si la rumeur n’a jamais pu être confirmée, le réalisateur a d’ailleurs longtemps laissé entendre que dans les années 1930, le régime nazi avait confisqué une partie de ses notes, les jugeant dangereusement proches des plans du missile V2 alors en cours d’élaboration. Même si il ne s’accomplira que des décennies plus tard, le voyage spatial est un sujet qui alimente de nombreuses conversations au moment où sort La Femme sur la Lune. L’hypothèse d’un premier vol n’est plus un concept abstrait, l’homme est décidé à se lancer aux confins de l’espace et de très nombreuses publications laissent percevoir au public les contours de futures fusées potentielles, relativement semblables à celle du film. Le long métrage devient l’expression d’un rêve commun à toute l’humanité, qui ne se demande plus si s’élancer vers la Lune est possible mais simplement quand le prodige sera accompli. Dès les premiers mots qui s’inscrivent à l’écran, Fritz Lang verbalise ce fantasme qui n’a jamais semblé aussi réel, en laissant percevoir à l’écran la phrase “Rien n’est impossible pour l’humain”.

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Néanmoins, La Femme sur la Lune confie le soin des cieux aux rêveurs avant tout. La poursuite des astres est un idéal qui semble partagé par tous à l’entame du récit, mais au royaume des étoiles, seuls ceux qui possèdent la vérité du cœur peuvent percer les mystères de l’espace sans succomber à la peur. L’explorateur vertueux est altruiste, et la présence dans la fusée de Walt par pur intérêt financier est comme une trahison faite à ce noble idéal, vouée à l’ostraciser dans la navette et à le condamner sur la surface de la Lune. Souvent montré dans la douleur ou isolé dans les choix de cadrage de Fritz Lang, le perfide manipulateur est exclu de toute transcendance spirituelle, contrairement à ses semblables, comme si l’élévation de la fusée et celle de l’âme devaient se faire de concert sous peine de conduire à une mort certaine. Seuls ceux qui sont animés par la curiosité face à l’inconnu peuvent s’épanouir dans la conquête de l’espace. Envisager le retour avant même d’avoir atteint sa destination est ainsi également perçu comme une faute morale qui interdit à Hans, pourtant scientifique, l’extase de la découverte. Le protagoniste, le vieux maitre, la femme et l’enfant, unis dans la ferveur derriere le hublot de la fusée qui laisse apparaitre la Lune, partagent une foi dans leur mission à laquelle leur deux camarades ne peuvent pas prétendre. La Femme sur la Lune trouve ainsi une dimension romanesque qui est démultipliée sur la surface de la Lune et volontairement proche du feuilleton d’aventure. Fritz Lang quitte la vérité scientifique pour s’adonner à l’onirisme, notamment prophétisé par les couvertures des bandes dessinées de l’enfant relatant des épopées spatiales fantasques et montrées en gros plan à l’écran au cours du voyage.

Même si elle fait partie des optimistes, Friede occupe néanmoins un place à part dans l’équipage et s’impose progressivement en cœur du corps expéditionnaire. À travers une succession d’éléments discrets, Fritz Lang lui confère un statut particulier, qui tend parfois à la rendre plus métaphorique qu’incarnée. Le titre du film, La Femme sur la Lune, peut paraitre une bravade envers la société patriarcale allemande de l’époque, d’autant plus lorsque cinq personnages masculins entourent Friede, mais la volonté profonde du réalisateur semble bien plus complexe. Le metteur en scène se propulse presque dans la peau de son égérie en faisant d’elle une documentariste qui tourne puis développe des films sur la surface lunaire. Un lien ténu mais palpable entre auteur et création s’installe. La blancheur de la peau et des robes de Gerda Maurus accentue sa pureté et ne cesse jamais de renvoyer aux teintes de la Lune. Plusieurs fois Fritz Lang met en superposition la silhouette de son actrice et celle de l’astre, d’abord devant une photographie, puis devant le hublot de la fusée. Par ailleurs, la navette porte explicitement le nom de la jeune femme. Friede, à l’instar de la Lune, constitue un idéal à atteindre, affectif pour Wolf et Hans qui se la disputent, mais aussi moral pour l’ensemble des personnages puisque seule Friede conserve sang-froid et douceur, au point de devenir une mère de substitution pour l’enfant clandestin. Insoumise mais bienveillante, déterminée mais sensible, on peut l’embrasser mais jamais la capturer. La bague de fiançaille que lui offre Hans au début de La Femme sur la Lune ne convient ainsi a aucun de ses doigts, elle reste indomptée et ne se découvre qu’à celui qu’elle choisit, indépendante, aimant les deux scientifiques avec une même intensité avant que la fatalité ne la force à choisir.

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Friede est un équilibre inespéré dans un film qui oscille régulièrement entre épreuve de souffrance et euphorie de moments légers où Fritz Lang laisse éclater sa malice de truquiste virtuose. La Femme sur la Lune interroge sans cesse sur l’écartelement moral propre aux explorateurs, tiraillés entre le déchirement des corps et des âmes, et la soif de découverte. La séquence du décollage de la fusée illustre cet axe de lecture en faisant succéder immédiatement aux supplices physiques des instants enjoués et bon-enfant. Pour quitter la Terre, les voyageurs sont soumis à une force gravitationnelle démultipliée par la vitesse de la fusée. Les visages se déforment dans des grimaces épouvantables, les bras s’agrippent désespérément à la moindre prise et Friede se cramponne le cœur avant de s’évanouir. Le réalisateur annonce par les déformations corporelles les dissensions humaines qui s’exprimeront par la suite sur la surface de la Lune. Pourtant, immédiatement après le chaos, l’euphorie gagne l’aéronef. L’apesanteur invite à l’allégresse retrouvée et à une communion des âmes. Le facétieux petit garçon prend son envol vers le toit de la carlingue en gesticulant, et dans un plan repris par Hergé dans un album de Tintin, On a marché sur la Lune, des gouttes de cognac s’échappent d’une bouteille et volètent de la vide. Noirceur et éclaircis se succèdent invariablement en un long cortège, à tel point qu’il est difficile de véritablement considérer un personnage de l’équipage en tant qu’antagoniste du récit tant les racines de ses maux sont compréhensibles.

S’il existe un véritable mal dans La Femme sur la Lune, il est davantage sur Terre que dans le ciel. Le conglomérat d’industriels manipulateurs, surnommé “Les cinq cerveaux avec un carnet de chèque”, sont les véritables coupables d’un travestissement des idéaux scientifiques nobles. Un empire invisible, thème récurrent chez Fritz Lang, s’évertue à travestir et à monnayer le génie, jusqu’à employer le chantage durant toute la première moitié du film. Ce nouveau long métrage devient un lointain parent du Docteur Mabuse et des Espions, une entité omnisciente, insidieuse, régie par l’avarice et polymorphe trace le destin des protagonistes, esclaves d’un sort sur lequel il n’ont plus d’emprise. Sans être aussi incendiaire, le cinéaste nous rappelle également Metropolis. Une poignée d’êtres peuvent disposer de leurs semblables d’un coup de crayon, dans une soif d’or aveugle. Walt est leur homme de main, et de manière tout à fait métaphorique, le film lui fait changer de visage en une seconde lors d’une séquence aussi étrange que glaçante. Le mal n’a pas d’identité propre, il se niche dans la part sombre d’une société défaillante.

La Femme sur la Lune est un monument de la science fiction qui conjugue onirisme et pertinence scientifique ponctuelle pour livrer une grande odyssée humaine à travers l’espace.

La Femme sur la Lune est disponible chez Potemkine Films en combo Blu-ray et DVD, avec en bonus : 

  • Entretien avec Bernard Eisenschitz, historien et spécialiste de Fritz Lang (39′)
  • « En apesanteur » : analyse par Julien Wautier et Céline Staskiewicz (10′)
  • Un texte d’Olivier Père, directeur général d’ARTE France Cinéma

Nicolas Marquis

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