(Dom za vesanje)
1988
réalisé par: Emir Kusturica
avec: Davor Dujmovic, Bora Todorovic, Ljubica Adzovic
Chaque samedi, Les Réfracteurs laissent le choix du film au sympathique générateur de conseils culturels “tastr.us”, en prenant la première recommandation proposée, sans limite d’époque. Cette semaine, Tastr a sélectionné pour nous “Le temps de gitans” de Emir Kusturica.
Dans le club très fermé des cinéastes auréolés par plusieurs Palme d’or au Festival de Cannes, Emir Kusturica n’est sûrement pas le nom le plus connu du grand public. Pourtant, ses deux prix, le cinéaste les a remportés haut la main en étalant sa vision unique de la vie où la poésie et les sentiments intenses sont à chaque recoin de ses scénarios. Une patte artistique unique habite ses longs-métrages et leur confère une aura inimitable et une force d’évocation qui nous touche au fond de nos cœurs. Au détour du Tastr Time de la semaine, on met un orteil dans l’univers haut en couleurs de Kusturica avec “Le temps des gitans”: l’histoire de Perhan (Davor Dujmovic), un jeune gitan des bidonvilles de Sarajevo qui va quitter sa famille pour faire supposément fortune en Italie, dans l’espoir de se marier avec celle sur qui il a jeté son dévolu. Sur place, c’est pourtant une vie de misère, de petites combines et de délits qui va s’offrir à lui et qui va remettre en cause ses valeurs.
Déchéance
C’est donc presque un anti-conte de fées que nous propose Kusturica dans la structure de son histoire: Perhan souhaite séduire sa princesse et affronte l’adversité pour elle. Mais là où un récit classique récompenserait les efforts du jeune homme, la quête d’enrichissement nécessaire rime ici avec une perte des valeurs humaines qui faisaient le charme du personnage. Plus il met d’efforts dans sa tâche, plus il s’assombrit jusqu’à perdre totalement de vue son but originel. Kusturica ne caresse pas le spectateur avec “Le temps de gitans”, il le bouscule.
Additionné à cette idée motrice du film, le cinéaste va aussi imposer une version floue de la famille. Il existe dans le film un esprit de tribu né de la promiscuité entre les différents gitans alors que la cellule familiale est elle chahutée: le long-métrage est habité par des enfants sans parents qui transposent leur besoin d’image paternelle (ou maternelle) sur des exemples néfastes pour eux.
Pourtant, il ne faut pas voir dans “Le temps des gitans” une charge contre le monde des gitans, bien au contraire: Kusturica a démontré à de très nombreuses reprises son amour pour ce peuple. Le cadre social que le réalisateur impose pourrait plutôt s’apparenter à une version miniature du nôtre où chaque sentiment et parole seraient amplifiés pour résonner à une dimension supérieure. Ces personnages du bas de l’échelle reproduisent nos erreurs quotidiennes et sont finalement très proches de nous.
« Paré pour le Vendée Globe »
Gypsies
Mais “Le temps des gitans” est aussi parfois totalement ancré dans le monde de ces tziganes. Un univers miniature où la pauvreté la plus crasse règne. Les personnages de l’histoire sont vêtus de simples haillons , arpentent des bidonvilles fait de tôles et de planches de bois. Dans la boue omniprésente qui colle aux chaussures usées des protagonistes, on voit une symbolique très claire de cette précarité horrifiante.
Kusturica choisit en fait de mettre en lumière un monde qu’on refuse de voir, avec une cruauté assumée par instants. Un univers de mendicité et mysticisme un peu pathétique en marge de notre société, qu’on préfère balayer pour ne pas avoir à s’en soucier. “Le temps des gitans” nous force à ouvrir les yeux.
C’est aussi un esprit de vagabondage qui plane sur le scénario alors que Perhan arpente les routes, accompagné par une farandole de personnages hauts en couleurs. Une épopée simple prend place, un destin gitan “typique” qui condamne ses héros à ne pas avoir de lieu de résidence fixe et immuable à leur grand regret. Les protagonistes ne choisissent pas cette voie, elle s’impose à eux.
Un brin de folie
Mais comment évoquer le cinéma d’Emir Kusturica sans parler de son sens de la poésie omniprésent, de l’onirisme qu’il insuffle à chacun de ces films. Il y a dans la façon d’étaler une histoire chez ce cinéaste un sens de la métaphore un peu barge qui fait toujours mouche. On peut ainsi penser à cette scène où à l’aide d’une simple corde et d’un camion, un personnage suspend la maison de Perhan dans les airs, la laissant planer au-dessus de sa famille. Une touche de folie absolument délicieuse.
“Le temps des gitans” impose aussi quelques belles scènes chorales qui donnent de l’ampleur au film. Une mise en images magique d’un univers méconnu. La scène du bar par exemple, alors qu’une fanfare joue dans les oreilles de Perhan, est très emblématique de la méthode “Kusturica” mais on retiendra peut-être encore davantage cette séquence de la Saint George qui convoque autour d’elle le ciel, la terre, l’eau et le feu.
Enfin, et impossible de ne pas le mentionner, “Le temps des gitans” affirme une fois de plus la complicité extraordinaire qui existe entre Emir Kusturica et le compositeur de la musique de la plupart de ses films: Goran Bregovic. Ce duo est probablement l’un des meilleurs exemples de la fraternité qui peut régner entre deux artistes réunis autour d’une seule et même œuvre. Parfois folklorique au rythme des cuivres et des accordéons, et parfois beaucoup plus ample et intense dans des suppliques sonores grandiloquentes, la bande originale du “Temps des gitans” frise la perfection.
Le cinéma d’Emir Kusturica est une expérience à faire au moins une fois dans sa vie de cinéphiles. On ne peut comparer la patte du réalisateur à aucun autre long-métrage tant son univers est unique et féerique. “Le temps des gitans” en atteste en même temps qu’il remet en cause notre société.