Madre

2019

réalisé par: Rodrigo Sorogoyen

avec: Marta NietoJules PorierAlex Brendemühl

Difficile d’imaginer pire douleur que celle qui frappe un parent qui a perdu son enfant. Il y a dans le regard de ces êtres brisés un voile opaque, quelque chose de mort à jamais. Ce deuil impossible va être au centre de “Madre” de Rodrigo Sorogoyen, cinéaste virtuose notamment célèbre pour son précédent film, le thriller politique “El reino”, où le réalisateur faisait un étalage intelligent de son talent caméra en main. On quitte aujourd’hui les hautes sphères du pouvoir pour se centrer sur un récit beaucoup plus intime, où l’émotion se fait plus diffuse: “Madre” nous raconte l’histoire d’Elena (Marta Nieto), une mère brisée par la perte de son fils dix ans auparavant et qui tente de continuer à vivre tant bien que mal. Sa trajectoire va croiser celle de Jean (Jules Porier), un jeune adolescent d’à peu près l’âge qu’aurait eu l’enfant de l’héroïne du récit si celui-ci n’avait pas disparu. Une relation complexe et hors des normes de la société va se nouer entre ces deux protagonistes en pleine recherche de leur raison d’exister.

Fluidité visuelle

C’est dès l’ouverture que Rodrigo Sorogoyen va signer son œuvre. En nous proposant un plan séquence parfaitement chorégraphié qui nous propulse immédiatement dans son histoire, le cinéaste nous rappelle qu’il possède une totale maîtrise de ce procédé de réalisation. D’un seul mouvement, comme pour faire du spectateur un témoin direct des événements, il met en scène la disparition de l’enfant, ce début de la fin. Plusieurs fois durant le périple de son héroïne, Sorogoyen va s’appuyer sur ce processus mais au-delà de ça, c’est avec une grande sobriété et une belle fluidité que se déroule le récit. 

Les plans sont pour la plupart droits et impeccables, sans tremblement: l’auteur souligne son film, l’accompagne de son regard neutre, se rapproche de ses héros pour mieux s’en éloigner ensuite dans un même mouvement. “Madre” casse parfois ce dogme pour coller encore un peu plus à la tension d’une scène mais globalement, le film est d’une grande pureté visuelle, comme si Sorogoyen nous narrait son histoire d’une seule respiration.

Conséquence directe de cette envie de neutralité, l’impact émotionnel des rebondissements de “Madre”. À intervalles réguliers et en laissant le récit parler de lui-même, le cinéaste va nous asséner de violents coups. Le long-métrage ne nous lâche pas, il nous colle à la peau, il nous immerge dans l’errance d’Elena puis vient sans avertissement nous fouetter au plus profond de nos cœurs. On ressort KO de cette séance, complètement à fleur de peau tant le réalisateur parvient à nous transporter par la construction de son récit.

L’un des seuls éléments immuables duquel on peut se rapprocher, c’est la mer qui s’étend à l’infini et cette interminable plage qu’arpente Elena comme une âme perdue. Un symbole fort, l’alpha et l’oméga de ce destin volé, un cadre qui exacerbe encore un peu plus la solitude de cette héroïne endeuillée qui continue inconsciemment de chercher un enfant qui n’est plus.

« Pause café. »

Tout simplement humain

Marta Nieto s’affirme en véritable muse de Rodrigo Sorogoyen et laisse planer sur le film un parfum envoûtant. Sans jamais en faire trop, elle dessine les contours d’un personnage complexe avec beaucoup de justesse. Alors que le film impose de longs moments de silence, on peut lire sur le visage de l’actrice un véritable hurlement intérieur, le poids d’un passé qui hante chaque seconde d’une vie. La comédienne s’assoit clairement à la table des meilleures performances de l’année sans sourciller, simplement grâce à sa façon d’être alors que tout repose sur elle.

On a par contre éprouvé bien plus de difficultés à admettre la partition de Jules Porier qui paye le prix de son inexpérience. Il est toujours très compliqué de trouver un jeune acteur au don inné et il nous a semblé que l’adolescent offrait par moment un léger surjeu désagréable. Il n’y a aucun scandale dans sa prestation mais un léger cumul de clichés entache ce personnage, surtout en parallèle d’Elena.

Et pourtant! Leur duo dépareillé fonctionne malgré tout, porté par une dynamique séduisante. Sorogoyen assimile qu’il doit faire d’Elena le pivot de son histoire, celle autour de qui tout gravite, pour que cette équipe séduise. Leurs échanges, d’abord timides, trouvent au fil de l’histoire une profondeur insoupçonnée. Le jeune homme panse la blessure encore à vif de cette femme plus âgée, envers et contre tous.

L’enfer c’est les autres

Car c’est bien de blessure qu’il est question dans “Madre”, d’une cicatrice impossible à refermer et qui impose à Elena un masque morne et une allure presque spectrale, comme un fantôme qui hanterait sa propre vie. Une existence mise entre parenthèses pendant des années alors qu’autour d’elle, le monde continue de vieillir. Malgré les conventions de notre époque et bien qu’on saisisse le côté ambigu, voire toxique, de la relation des deux personnages, on ne peut nier le bienfait qu’elle procure à une femme en miettes.

C’est le plus grand tour de force de Rodrigo Sorogoyen avec “Madre”: on ne sait pas quoi penser au final de ce lien qui se tisse entre les deux protagonistes principaux, on se refuse à juger tant les sentiments qui naissent en nous sont ambivalents. C’est sur cet entre-deux que repose l’œuvre: d’un côté, on a envie de tirer la sonnette d’alarme face à une femme qui remplace émotivement son enfant par un autre qui n’est pas le sien, mais de l’autre, on ne veut pas retirer le peu de bonheur qui lui reste. Ils sont rares les films qui bousculent nos convictions et nous renvoient face à nous-mêmes.

Alors certes, “Madre” passe par quelques raccourcis un peu abracadabrantesques, son cheminement n’est pas parfait, ne serait-ce que dans la rencontre des deux héros, mais on a envie de pardonner au long-métrage: son schéma est parfois bancal mais son message est le bon et délivré avec la retenue nécessaire.

Madre” nous bouscule émotionnellement, il ne nous caresse pas dans le sens du poil mais préfère au contraire nous faire vaciller un peu pour nous forcer à nous remettre en question. Une intention louable portée par l’interprétation de Marta Nieto.

Nicolas Marquis

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