JSA – Joint Security Area

(Gongdong gyeongbi guyeok JSA)

2000

réalisé par: Park Chan-Wook

avec: Lee Yeong-AeLee Byung-HunSong Kang-Ho

C’est l’une des oppositions les plus longues de notre époque: depuis 1950, la Corée est séparée en deux dans ce qui fut initialement l’un des conflits ouverts de la guerre froide avec d’un côté le nord se déclarant communiste, de l’autre le sud proche des USA. Si les batailles les plus sanglantes ont cessé en 1953, les deux pays restent officiellement en guerre et les incidents armés nous rappellent régulièrement la tension qui règne encore dans ce coin du globe. Pour séparer ces deux peuples qui n’en ont formé qu’un pendant des centaines d’années, une zone tampon démilitarisée a été établie, un “no man’s land” de 4 km de large qui griffe la péninsule comme une cicatrice. Seul point de rencontre, la “Joint Security Area” est un espace restreint où ont lieu les rares échanges entre les deux Corées. Une zone supervisée par l’ONU mais également farouchement gardée par le nord et le sud. Un endroit complexe ou la barrière entre les deux états est réduite à une simple ligne où la défiance est maximale.

C’est autour de cette “JSA” que le cinéaste Park Chan-Wook va construire l’un de ses premiers films. À la suite d’un incident étrange au cours duquel un soldat sud-coréen (Lee Byung-Hun) s’est retrouvé au nord et a abattu deux soldats ennemis puis blessé un troisième (Song Kang-Ho), une enquête indépendante menée par des pays neutres, et notamment une femme soldat suisse d’origine coréene (Lee Yeong-Ae), va tenter de faire la lumière sur ces évenements plus complexes qu’ils n’y paraissent. Rapidement, on découvre qu’un lien intense et tabou unit les deux militaires rescapés.

Frères ennemis

Dans un récit où l’humain va rapidement primer sur le reste, l’installation scénaristique initiale de Park Chan-Wook se fait d’abord politique. On peut aisément voir dans “JSA” une critique assez farouche contre des institutions, même supposément neutres, qui se nourrissent du conflit fratricide entre les deux Corées. Les personnages du long-métrage sont prisonniers des circonstances, esclaves d’une guerre qu’ils ne comprennent pas totalement, sujet à la propagande que ce soit d’un camp ou de l’autre. Lorsque dans l’une des premières scènes, un haut gradé sud-coréen félicite le soldat revenu du nord d’avoir “abattu deux cocos”, alors que le rescapé est visiblement traumatisé, on assimile immédiatement le premier message de Park Chan-Wook: il n’y a pas de place pour la morale individuelle dans la JSA.

Pour restituer les différences qui font l’identité de chaque Corée, le réalisateur va jouer de symboliques intelligentes. Il pose une frontière aussi concrète, comme lorsque les soldats se regardent en chien de faïence de part et d’autre de la fine ligne qui sépare les deux territoires, que métaphorique: la musique par exemple, différente au nord et au sud, marque un point de divergence artistique intriguant. De manière plus évidente, une arme à feu qui passe de main en main, et les doctrines guerrières inhérentes aux deux pays qui l’accompagnent, impose deux caractères opposés.

Cette confrontation fratricide, Park Chan-Wook va aussi l’étayer à travers le ton particulier qui accompagne son œuvre: “JSA” est un film fataliste, sans faux espoirs. Jamais on ne se dit que cette histoire dans l’Histoire va résoudre à elle seule tous les soucis de cette péninsule asiatique. Bien au contraire, le long-métrage aurait plutôt tendance à nous émouvoir et à nous remplir d’une profonde tristesse devant le gâchis né des jeux de puissants. Les héros du film sont de mornes personnages qui n’ont aucune emprise sur les institutions qui les dirigent et qui en souffrent ostensiblement.

« Combat de regards. »

Un peuple, deux pays

Mais l’essentiel n’est pas dans les différences entre nord et sud, mais bien au contraire dans tout ce qui unit un peuple scindé en deux par des circonstances politiques. Dans la trajectoire des soldats au centre de l’intrigue se ressent très rapidement un message humaniste, qui appelle à une réconciliation. Les personnages de Lee Byung-Hun et Song Kang-Ho vont se découvrir une proximité affective qui bouleverse. Park Chan-Wook fait de ces opposés des frères qui une fois la barrière de la propagande passée peuvent nouer des liens intenses.

Certes, le cinéaste en fait sûrement un peu trop dans le registre sentimentaliste: on peut par exemple esquisser un sourire narquois devant certaines scènes un peu potaches où les soldats s’amusent, mais sa mission est vertueuse. Le message du réalisateur est simple: apprenez à vous connaître et aimez-vous au-delà des apparences. Un peu cliché? Peut-être mais cette doctrine, on ne l’applique jamais assez dans nos vies et avec beaucoup de style, Park Chan-Wook nous invite à en faire toujours plus.

Pour l’aider dans la tâche, le cinéaste peut compter sur un casting tout simplement fabuleux. Il y a une association de talents, chacun au début de leur carrière, assez folle autour du réalisateur. On pense par exemple à Lee Yeong-Ae qui n’est pas un premier rôle véritable mais qui est déjà un personnage féminin fort dans la filmographie de Park Chan Wook, ou bien à Lee Byung-Hun dans une prestation à fleur de peau. Mais c’est sans doute, déjà à l’époque malgré son peu d’expérience, Song Kang-Ho qui remporte tous les suffrages. L’un des plus grands acteurs coréens de tous les temps donne vie à un personnage de soldat du nord compliqué à retranscrire. Il rend humain ce que les médias nous décrivent souvent en monstre lobotomisé. Une vraie prise de risque totalement payante.

Prémices d’un virtuose

Au-delà de cette assemblée d’acteurs devenus depuis cultes, “JSA” représente aussi, et peut-être avant tout, l’affirmation d’un auteur qui réussit à s’épanouir émotionnellement dans une logique de thriller. À dire vrai, le coup de maître de Park Chan-Wook réside probablement dans la manière dont il s’affranchit de cette enquête: “JSA” est un immense flashback humain coincé dans un polar. On sent de manière très concrète que le cinéaste souhaite avant tout raconter une histoire d’hommes et de camaraderie.

C’est d’ailleurs dans le côté sentimental de son œuvre que le réalisateur est le plus flamboyant. En dehors de cette strate du récit, il semble parfois peu inspiré. On hausse par exemple un sourcil face à des transitions un peu tape-à-l’œil ou dans des tirades trop théâtrales. Cet aspect du long-métrage n’est pas innocent, il fait indéniablement partie de la démonstration de Park Chan-Wook, mais son style s’affirme bien plus efficacement dans le drame humain.

Car tout à coup, lorsqu’on lève le voile sur les événements qui ont conduit à l’incident dans la JSA, l’auteur devient totalement incandescent, son talent nous explose à la face. Son sens du rythme et de la tension nous laisse sans voix et on y décèle les débuts d’un conteur d’histoire d’une envergure splendide. Puis c’est aussi visuellement que Park Chan-Wook va mettre son spectateur KO, à grands coups de visuels d’une beauté inattendue dans un contexte militaire: deux bataillons ennemis qui se font d’un coup face en pleine neige, ou le reflet d’une fusée éclairante dans l’objectif d’une jumelle. Le cinéaste extirpe de la poésie au milieu de l’inhumain.

Une première œuvre majeure comporte toujours une part de défauts, et “JSA” ne fait pas exception, mais c’est aussi l’occasion de vivre les premiers émois sincères que nous procure un génie du 7ème art. “JSA” est un film fondateur du nouveau cinéma coréen et le redécouvrir aujourd’hui est capital.

Nicolas Marquis

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