Nous avons gagné ce soir

(The Set-Up)

1949

réalisé par: Robert Wise

avec: Robert RyanAudrey TotterGeorge Tobias

Il y a des films qu’on connaît avant même de suspecter leur existence. Des récits tellement cultes qu’ils sont ressassés par des hordes d’artistes, se les appropriant tour à tour. “Nous avons gagné ce soir” est de cette trempe: l’histoire d’un boxeur en fin de course, Stoker (Robert Ryan), un looser chronique qui dans un sublime effort va se battre de toutes ses forces dans un ultime combat. Il ignore que dans son ombre, son entraîneur a empoché l’argent de gangsters désireux de truquer le combat, certain que Stoker va une fois de plus se faire étaler. Cette épopée, vous la connaissez probablement sans le savoir: on pourrait par exemple évoquer le “Pulp Fiction” de Quentin Tarantino qui s’en inspire dans l’un de ses segments, ou “L.A. Noir”, le jeux vidéo de Rockstar, qui vient également puiser un peu d’inspiration dans ce long-métrage. Revenons donc à la base pour réfracter un petit bijou de l’âge d’or d’Hollywood.

Unité de temps, de ton et de lieu: “Nous avons gagné ce soir” n’est pas qu’un simple drame, c’est une tragédie dans le sens le plus pur. Un film fataliste dans lequel tout le monde laisse tomber ce héros un peu pathétique. Les valeurs fondamentales que le réalisateur Robert Wise met en avant ne sont pas récompensées par les protagonistes secondaires, elles sont plutôt bafouées. Mais le message du film n’en est-il pas plus fort? On s’identifie à Stoker, depuis notre fauteuil, on fait corps avec lui. Son abnégation, son envie de se dépasser, de puiser dans ses dernières forces pour sortir par la grande porte, on l’éprouve avec lui. On épouse sa résilience et son sens de l’honneur malgré les circonstances. Alors que les deux boxeurs se rendent coups pour coups, on vibre pour ce triste personnage principal, pour peu on l’encouragerait même.

La longue séquence du combat est d’ailleurs menée de main de maître par Wise. La macabre chorégraphie de ces deux belligérants lâchés dans l’arène est millimétrée. En 1949, le cinéma est jeune mais s’affirme déjà: “Raging Bull” et son style inimitable est encore loin, mais “Nous avons gagné ce soir” propose déjà une grammaire pertinente autour de la boxe. Cette bataille ne se vit pas que sur le ring, elle est aussi accentuée par le public que le cinéaste propose. On passe de spectateurs en spectateurs, de réflexions en encouragements dans un maillage complet. Il y a les vieux briscards des salles qui soutiennent Stoker, et les canailles de tout poil convaincus de le voir tomber. Au milieu, il y a nous et notre conscience.

« Dure lundi matin. »

Ces personnages annexes s’inscrivent totalement dans les codes de l’époque et on retrouve des figures bien connues des cinéphiles. On pense tout particulièrement à la mafia locale qui espère truquer le match. Chapeaux vissés sur la tête, cigarettes en bouche, on baigne dans ce qui fait les polars de l’époque avec une certaine gourmandise. Ce panel, on l’aime, pour peu qu’on se soit déjà intéressé à l’Histoire du cinéma, il est iconique. Mais dans cette assemblage, il y a sans doute un protagoniste à part, plus original: la femme de Stoker. En dehors de la salle, elle erre dans les rues, anxieuse du sort réservé ce soir encore à son homme. Sa mission est intéressante: c’est grâce à elle qu’on comprend à la fois tout ce que la vie du boxeur a de misérable et c’est également elle qui appuie l’envie du combattant de raccrocher les gants, de se ranger. Elle nous a rappelé assez fortement Jeanne Moreau dans “Ascenseur pour l’échafaud”.

Ses déambulations sur les avenues aux enseignes criardes sont l’occasion pour Wise d’offrir un décor différent de la salle, où il peut à loisir ancrer son récit dans une dimension plus métaphorique. “Dreamland”, “Cozy”, “Paradise” peut-on lire sur les néons des divers établissements et immédiatement, on est transporté dans un univers moins concret, plus allégorique. La combat de Stoker ne se résume pas qu’au sport, c’est aussi une bataille de valeurs qui se confrontent: le courage moral contre le confort factice.

Tous ces principes, ils sont affirmés d’entrée par les différents boxeurs réunis dans les vestiaires. Le trouillard, le perdant, la gloire du moment… Toutes ces variations autour d’un sport commun permettent également de faire de Stoker non pas un simple protagoniste, mais le porte-étendard de ces hommes qui combattent jusqu’au bout des poings pour vivre. Leurs destins croisés exacerbent l’intensité de la bataille du héros, offrent une dimension supplémentaire au récit et font de “Nous avons gagné ce soir” un conte moral et philosophique où la boxe est le symbole des luttes que chacun éprouve dans le quotidien.

On est ici en présence d’un film fondateur conscient de sa mission. “Nous avons gagné ce soir” pose des bases solides sur lesquelles il peut développer un message pertinent auquel on s’identifie facilement.

Nicolas Marquis

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