Madame de…

1953

de: Max Ophüls

avec: Charles BoyerDanielle DarrieuxVittorio De Sica

Contextualiser: c’est l’effort nécessaire que doit effectuer chaque spectateur au moment de porter un oeil critique sur un travail artistique. C’est parfois replacer une oeuvre dans son contexte géopolitique: difficile d’apprécier pleinement “A Clockwork Orange” si on ignore tout de l’Angleterre du 20ème siècle. C’est également souvent adapter son regard aux spécificités techniques de naguère, pour juger de la pertinence des nouveautés qu’a pu apporter un film: pour construire un avis sur les innovations de “Star Wars épisode IV” par exemple, le premier de la célèbre saga, il faut se représenter ce qu’étaient les effets spéciaux au cinéma jusqu’alors. C’est aussi parfois disséquer les procédés narratifs d’un long métrage pour estimer l’ingéniosité d’un réalisateur: pour savourer “Citizen Kane”, on doit être conscient de toute la grammaire cinématographique qu’a inventée Orson Welles en terme de jeu avec la temporalité. Ce dialogue forcément nécessaire est souvent contrarié par le temps, car il se tient à distance entre un auteur au moment où il tourne son film, et un spectateur au moment où il le regarde, parfois plusieurs dizaines d’années plus tard.

Cet exercice, il est indispensable pour juger “Madame de…”, le film sur lequel nous avons choisi de nous attarder aujourd’hui, pour une autre raison: sa thématique. Indispensable de se rappeler ce qu’était la place des femmes dans la société à l’instant du récit, mais aussi au moment de la sortie en salle pour pleinement apprécier cette histoire. “Madame de…” nous conte les péripéties amoureuses de la comtesse Louise de… (Danielle Darrieux), tiraillée dans ses sentiments entre son mari Général (Charles Boyer) et un diplomate italien (Vittorio de Sica) pour qui elle s’éprend. Et dans cet effort de contextualisation nécessaire, on note déjà le choix de Louise de Vilmorin, celle qui est à l’origine du livre dont est tiré le film, de ne pas donner de noms de famille à ses personnages. La version officielle est amusante: elle affirme que l’auteur ne trouvant pas de noms qui lui conviennent finit par s’habituer à cet anonymat. Mais cette absence de patronymes, n’est-ce pas déjà là une sorte de volonté d’universalisation de ses personnages, et par conséquent de son propos?

Dans la première moitié du film, on peut en douter lourdement. Il faut dire qu’il se dégage de ce premier segment une impression de vaudeville lourdingue, et de sa cohorte de quiproquos et de portes qui claquent. Une écriture un brin rocambolesque qui passait dans la version livresque de l’oeuvre, mais qui est de suite moins digeste au cinéma. On désespère de voir que plutôt que de laisser l’histoire prendre pleinement son envol, Max Ophüls, le réalisateur, semble se complaire dans un ton proche de celui des comédies de boulevards.

« Couvrez-vous très chère, le coronavirus nous guette »

Pourtant, pointent déjà par endroits de vrais signes subtils d’une réalisation capable de mieux. Une façon de jouer avec le hors-champ, une nuance dans l’éclairage, ou encore la composition d’un plan, qui nous place en vue quasi-subjective, alors que notre héroïne fait l’inventaire de ses luxueuses possessions… On se prend même à rêver d’un film plus ample, plus grandiloquent, plus soigné dans sa mise en scène, quitte à délaisser ces saugrenues sottises. Un souhait qui sera exaucé dans la deuxième partie de l’oeuvre, suite à une scène d’échange épistolaire qui connaît une conclusion aussi magnifique que métaphorique, quand Danielle Darrieux déchire une lettre de son amant italien, pour la balancer par-delà la fenêtre d’un train. Dehors, la neige tombe et les bouts de papier se mêlent aux flocons, mais aussi à toutes les lettres que son personnage a déchirées au fil des mois, et toutes celles qu’elle n’a pas eu l’opportunité d’envoyer.

Et tout d’un coup nous y sommes: le film délivre son message. Il faut dire que Max Ophüls laisse définitivement de côté les pitreries et offre enfin une dimension supplémentaire à son oeuvre, que l’on pourrait qualifier de presque féministe. C’est ici que la sacro-sainte contextualisation que l’on évoquait en début d’article prend tout son sens. Que ce soit le roman (1951) ou le film (1953), “Madame de…” intervient moins de 10 ans après que les femmes accèdent au droit de vote en France, à une époque où elles ne jouissent pas encore de leur liberté sociale, et encore moins sentimentale (si tenté que ce soit désormais le cas pour toutes…). Certes, le récit se place en 1892, mais gageons que chacune des femmes qui a eu l’occasion de voir le long métrage à l’époque y a trouvé une certaine résonnance dans son histoire personnelle.

Il y a quelque chose de malsain dans le duel que se livrent les deux hommes de notre récit pour le coeur de Danielle Darrieux. Quelque chose d’insidieux, un non-dit, un tabou de cette époque: alors même qu’elle ne jouit d’aucune liberté matérielle, celui qui est alors son mari la prive de la liberté du coeur. Le récit gagne en épaisseur à mesure que la perfidie du Général augmente. Délaissez derrière vous tout les éclats théâtraux de la première partie, l’histoire se fait désormais dure, vicieuse, et on comprend enfin que ce n’est pas l’auteur qui enchaîne l’héroïne, mais les us et coutumes d’une époque aujourd’hui lointaine, mais qui trouvait des exemples encore particulièrement vivaces en 1953.

Dans ce cas, pourquoi passer par toute cette étape d’installation plus proche de la comédie que du drame? Cette fois encore, et pour la dernière fois aujourd’hui, c’est promis, utilisons cette divine contextualisation. Imaginez vous femme française, dans les années 50. Croyez vous que votre mari vous laisse le choix du film, ou même le loisir d’aller au cinéma par vous même si le coeur vous en dit? Non. L’intelligence de Max Ophüls est d’avoir travesti son drame en comédie, pour attirer ces messieurs. Il a compris que pour s’adresser à l’ensemble de la société, il fallait avant tout l’attirer dans la salle, le mettre a l’aise, pour mieux le giffler par la suite.

Alors forcément, aujourd’hui, les moeurs ont évolué, et cette première partie franchement lourde empêche presque de savourer pleinement le message si important du film, mais en faisant un léger effort, on comprend qu’il aura fallu passer par ce genre de batailles, et qu’il faudra encore passer par bien d’autres, pour arriver à une parité parfaite. Vous ne pourrez pas asseoir n’importe qui devant “Madame de…” en espérant silencieusement que sa vie change, mais en accompagnant, en faisant preuve de pédagogie, en aidant à contextualiser comme nous vous y avons invités tout au long de cette critique, on comprend tous ensemble que ce genre de film existait pour défendre une cause noble et qu’à défaut d’être une finalité, il fut une étape indispensable.

6000

Difficile de demander aux moins cinéphiles de se passionner pour un film qui a subit de plein fouet le poids des années, mais pour les curieux, et pour tous ceux qui s’intéressent au combat pour l’émancipation féminine, “Madame de…” reste une avancée importante, qu’il convient de regarder avec un œil aguerri aux films de cette époque.

Nicolas Marquis

Retrouvez moi sur Twitter: @RefracteursSpik

Laisser un commentaire