La raison d’État

1978

Réalisé par: André Cayatte

Avec: Jean Yanne, Monica Vitti, François Périer

De prime abord, le monde judiciaire et celui du cinéma semblent bien différents mais ils sont pourtant intimement liés. Au-delà des films qui prennent place dans le cadre de procès, ne peut-on pas considérer que les questions de société que développe parfois le 7ème art trouvent réponses dans les décisions des tribunaux? C’est l’essence même de l’élan créatif d’interpeller et d’instaurer un débat qui peut parfois prendre des dimensions capitales. Le réalisateur André Cayatte fait le pont entre ces deux univers: d’avocat, l’homme s’est mue en cinéaste pour tisser un style particulier qu’on nomme souvent “film plaidoyer ». Des pellicules chargées de substance qui ont vocation à questionner le spectateur. Cayatte interroge par exemple magnifiquement autour de la peine de mort dans “Nous sommes tous des assassins”, l’une de nos toutes premières critiques, où de l’amour tabou qui peux unir un professeur et son élève dans “Mourir d’aimer”, peut être le titre le plus connu du réalisateur malgré les outrages du temps.

Dans “La raison d’État”, un film plus confidentiel, c’est le commerce d’armes international que Cayatte va mettre en accusation, la grande machination morbide des gouvernements pour tirer profit des conflits internationaux en jouant les marchands de mort. À travers son œuvre, Cayatte va opposer une jeune idéaliste, Angela (Monica Vitti), une académicienne détentrice de preuves accablant pour le gouvernement français, et le sinistre Jean-Philippe Leroi (Jean Yanne), une homme de l’ombre à la solde des puissants qui orchestre le sordide trafic.

Pour parvenir à sa noble mission, Cayatte va utiliser un cadre strict, probablement trop rigide. Deux idéologies s’opposent dans un combat de monologues souvent bien écrits mais un peu malvenus dans la mise en scène. Pour être tout à fait clair, on a parfois l’impression que les protagonistes sont en position d’attente jusqu’à déclamer leur tirade le moment venu. Par essence, “La raison d’État” est également un film qui dénonce plutôt qu’il ne cherche à convaincre: on est tous d’accord avec le message du cinéaste, la mission de son œuvre est avant tout de briser un tabou.

« Attention Jean! Derrière toi, une italienne! »

Il manque probablement à “La raison d’État” un soupçon de souffle poétique. On s’extasiait devant les scènes de bougies de “Nous sommes tous des assassins”, ici cette dimension onirique est absente. Cayatte semble un peu attentiste, pense toucher le firmament à travers ses dialogues mais ne prend pas conscience des limites d’un système trop schématique. Seul le magnifique Jean Yanne semble surnagé parce qu’il insuffle sa personnalité si séduisante à un personnage de salaud complet qui lui colle à la peau. L’accord semble parfait entre l’interprète et son rôle et chacune de ses interventions fait mouche.

Malgré ses défauts, on a apprécié le style qu’épouse “La raison d’État”. On baigne ici dans une œuvre proche du film d’espionnage mais cohérente, sans explosion ou scène d’action impromptue, davantage dans des échanges de valise, de secrets et de menaces. L’univers de Cayatte est vraisemblable, affreusement proche du nôtre: “La raison d’État” n’est pas un divertissement léger, c’est une pellicule pleine de gravité qui ne cherche pas à se déguiser par peur de diluer son message. Un geste artistique salvateur aux accents un peu trop théâtral mais qui distille une véritable ambiance de Thriller politique.

Une installation dans laquelle Cayatte va faire feu de tout bois. D’abord en mettant en accusation la « Françafrique » et son hypocrisie morbide, à l’évidence, puis ensuite en dénonçant un véritable appareil d’État prompt à s’abattre comme un marteau sur ses victimes. Il règne une cruauté terrifiante dans le film, une sorte de fatalité glaçante. On ne se fait finalement que peu d’illusions face aux Davids qui affrontent les Goliaths, l’issu de l’intrigue est presque courue d’avance, dramatiquement sans surprise comme si les efforts de justice étaient vains.

C’est plus insidieusement que le réalisateur va exposer un autre système toxique: la grande coalition des pays puissants pour défendre leurs intérêts. Point de complot farfelu et autre fantasme franc maçonnique dans “La raison d’État”, mais plutôt une union de circonstance pour faire fonctionner le commerce de la guerre. C’est parce que ces alliances se font justement sur la base de l’intérêt mutuel qu’on y croit si facilement. Cayatte simplifie mais réussit à nous communiquer l’essence de cette confluence de ces amitiés glauques.

Il reste finalement à évoquer une partie plus discrète du récit, un personnage invisible: nous. Cayatte choisit de ne pas montrer ouvertement les civils, un véritable parti pris. On croit un temps que c’est l’héroïne qui nous représente mais son courage paraît hors normes. Non, c’est finalement à travers quelques phrases lâchées par Jean Yanne et ses complices que nous sommes caractérisés, ramener à la vision des politiques, à une espèce de condition animale prévisible. Peu importe le commerce d’arme, pourvu qu’on abreuve le peuple de plaisir idiot. Quelle habileté de la part de Cayatte pour dénoncer dans le même temps le mépris des élites mais aussi l’attitude désintéressée d’un peuple qui doit ouvrir les yeux.

Si la mise en scène de Cayatte est perfectible, son message marque. Il reste de la puissance dans ce film, une dénonciation d’un système corrompu qui a toujours cours. “La raison d’État” est peut-être à revoir sur certains points mais pas sur le terrain de la pertinence.

Nicolas Marquis

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