2001
de: Richard Kelly
avec: Jake Gyllenhaal, Jena Malone, Mary McDonnell
« Cher Réfracteurs,
je vous confie mon film, celui que j’ai découvert ado et qui me passionne toujours autant quand je le revois. Prenez-en soin et j’espère avoir encore des choses à découvrir en vous lisant !”
Salut Vivi, et pour commencer un double merci: non seulement tu nous permets d’inaugurer cette catégorie, mais en plus on le fait avec un film qu’on affectionne également. On l’a découvert nous aussi à l’adolescence, dans cette folle période faite de… Non, il vaut mieux qu’on ne dise pas de quoi elle était faite.
L’adolescence justement, c’est celle du héros du film, Donnie Darko (Jake Gyllenhaal), diagnostiqué comme étant un peu barjot et somnambule. Un soir, au cours de l’une de ses crises, un lapin d’apparence horrifiante lui annonce que la fin du monde est prévue dans à peine un mois. Là-dessus, le réalisateur Richard Kelly (dont c’est sûrement le seul bon film, on ne va pas se mentir) déroule tout un univers loufoque, fait d’événements étranges, de réflexions autour du voyage dans le temps, et de premiers émois de l’adolescence.
L’adolescence, c’est d’ailleurs aussi le meilleur âge pour découvrir “Donnie Darko” et s’y attacher comme ce fut le cas pour toi et pour nous. Sur bien des plans, le film adopte l’apparence d’un teen movie qui aurait conscience de la médiocrité habituelle du genre et qui s’en affranchirait avec perte et fracas: la cible est la même, mais ici on est pas dans “High School Musical”, on est là pour foutre des coups de pieds dans la fourmilière. Donnie n’est pas un modèle, c’est un personnage cohérent et s’y attacher est bien plus intéressant que s’identifier aux icônes du club Disney.
Il en reste quelques symptômes quand même, dont une proportion certaine à la rébellion un peu facile. Même si on adore les coups d’éclats de Donnie, sa révolte et son amourette avec la nouvelle venue dans l’établissement (Jena Malone d’ailleurs) sont un peu convenus. Ceci dit, c’est là un point sur lequel on reviendra plus tard en profondeur: est-ce que ce côté assumé n’est pas là pour permettre des interprétations différentes?
« Donnie Darko« , et c’est plutôt marrant de s’en rendre compte maintenant, est l’occasion de retrouver plusieurs acteurs inconnus alors et qui ont explosé depuis. En mettant de côté Drew Barrymore (également productrice exécutive du film, avant que la chirurgie esthétique ne la massacre), Noah Wyle et Patrick Swayze (dont c’est aussi l’un des seuls bons films, désolé les fans de “Dirty Dancing”) qui avaient eux un véritable CV à l’époque, ce fut le premier film important pour Jake et Maggie Gyllenhaal, Jena Malone, mais aussi Seth Rogen si on est très attentif.
Niveau réalisation, on est dans le haut du panier d’après nous. La photo par exemple est très bonne, à tel point qu’on garde tous en tête certaines scènes, au plan près, 19 ans après (merde, on est vieux). Ces séquences sont appuyées par un bon rythme visuel, fait de ralentis mais aussi de passages en accéléré, ce qui pour le coup colle plutôt pas mal avec la composante “voyage temporel” du film.
Un voyage d’ailleurs aussi auditif: Tears For Fears, Duran Duran, Echo & The Bunnymen, Joy Division… Tout ça c’est ce qu’on aime chez Les Réfracteurs et c’est suffisant pour nous mettre dans la poche. Pourtant le Director’s Cut ampute le film de certains de ces incroyables morceaux et suffit à faire de la version cinéma la meilleure d’après nous. Mention aussi pour la reprise de “Mad World” à la fin du film, que personne ne peut oublier une fois entendue.
Derrière des visuels horrifiques par moments (le visage de Donnie dans ses “crises”, le costume de lapin démoniaque de Frank, son ami potentiellement imaginaire qui lui annonce la fin du monde, etc…), “Donnie Darko” c’est aussi des vrais moments d’émotion, où même nous on serait pas loin de la larmichette si on était pas les salauds que vous connaissez. Le destin de Cherita par exemple, et les brimades qu’elle subit à cause de son poids et ses origines. Celui de Drew Barrymore également, presque la seule prof compétente dans ce bahut de l’enfer. Ou encore plus évidemment, la trajectoire du personnage de Jena Malone.
« Il l’appelle « mon petit lapin » avant leur rendez-vous, la suite va vous étonner »
Tout ça c’est bien beau, mais on ne serait pas Les Réfracteurs si on ne se faisait pas péter le cerveau de temps en temps, et “Donnie Darko” s’y prête tellement bien. L’une des choses qui nous a toujours le plus fascinée dans ce film, c’est sa capacité à trouver une myriade d’explications et d’interprétations différentes, et de pouvoir étayer chacune d’elles par des arguments très concrets. Accrochez-vous à vos sous-vêtements, on décolle: la structure de base d’un film tend généralement à aller d’un point A à un point B, avec péripéties sur le chemin. Les Avengers perdent le Tesseract et vont former une équipe pour le récupérer par exemple. Marty McFly atterrit dans le passé et va devoir réunir ses parents pour sauver son existence. Vous nous suivez toujours? Point A, Point B.
Ben cette structure “classique” vous pouvez la foutre aux chiottes et tirer deux fois la chasse d’eau: “Donnie Darko” est l’une des ces oeuvres qui s’en affranchit totalement. Son fil conducteur zig-zag se coupe, se superpose, forme des boucles: un vrai bordel au sein duquel on peut retrouver son chemin de plusieurs manières différentes. La plus simple consiste à prendre pour acquis ce qu’on voit: il y a une vraie bizarrerie cosmique, le lapin que Donnie voit vient bien du futur, et un “trou de ver” existe réellement. Deuxième interprétation: Donnie est fou, et tout ce que le film amène de paranormal ne sont que des hallucinations, avec pour preuve l’arrêt de sa médication.
Là on était gentil, et déjà assez barjot, mais attendez les deux prochaines avant de vous évanouir. Troisième théorie: quand au début du film, un réacteur d’avion s’écrase sur la maison familiale, détruisant la chambre de Donnie qui par miracle n’était pas présent à ce moment, son absence est en fait irréelle. Il était bien sur les lieux et le film représente simplement la “vie idéale” que le héros imagine dans la toute dernière seconde de son existence. Une théorie de l’impossible mais qui explique plusieurs points: la conscience de la fin de “son” monde, l’amour qu’il tisse pour la nouvelle venue dans l’établissement alors qu’il est plutôt marginal, ou encore le fait que le réacteur qui a pulvérisé une partie de sa maison ne provient d’aucun avion identifié.
Ha ! Là on sent qu’on a réduit votre matière grise en caramel, et il en existe d’autres des visions possibles du film. Mais contentons-nous de notre préféré comme ultime théorie, la plus tordue de toutes. Richard Kelly, le réalisateur est maître de son film, il est un dieu cruel qui comme un enfant arrache une à une les pattes d’une fourmi. Sa pellicule, il la coupe sèchement au moment de la destruction de la maison et il y intègre tout une série de scènes coupées par le montage, qu’il superpose, scotche de travers ou décale dans le temps, avant d’enfin recoller le film à la toute fin. Oui, on est complètement tordus, mais Donnie aussi. Et pourtant cette explication explique l’apparition de Frank le Lapin, les scènes où Donnie voit les “trajectoires” des déplacements des personnages à l’avance, et surtout la fin. Pour ultime preuve de cette théorie ni plus vraie ni plus fausse que les autres, cette scène: la première fois où le héros aperçoit physiquement et non à travers un miroir le lapin diabolique se passe…dans une salle de cinéma! C’est aussi un bon moyen d’expliquer la récurrence du terme “Deus Ex Machina” dans le film, notamment invoqué par Donnie au moment le plus cruel du film et qui provoque une tragédie qu’on ne révèlera pas. Ce dieu, c’est Richard Kelly et il est maléfique.
Mais tout cela, on s’en fout! Ce qu’on aime chez “Donnie Darko” c’est justement cette capacité à trouver une résonance particulière propre à chacun, et ça Richard Kelly l’avait compris. Lors d’une scène où est inscrite la combinaison de mot “CellarDoor”, il donne une clé. Cette expression considérée par plusieurs linguistes et auteurs (Edgar Allan Poe et Tolkien notamment) comme la plus belle en terme de son mais vaine de sens est à l’image du film: le long-métrage est superbe dans sa forme, et peut contenir ce que chacun désire dans le fond.
Donnie Darko est l’un des films de notre adolescence et on s’y est attaché nous aussi. On irait même jusqu’à dire qu’il nous a un peu transformé. En cinéma, c’est ce qu’on peut espérer de mieux d’un film adressé à des adolescents: qu’il nous tire vers le haut.