Compartiment N°6
Compartiment N°6 affiche

(Hytti nro 6)

2021

Réalisé par: Juho Kuosmanen

Avec: Seidi Haarla, Yuriy Borisov, Dinara Drukarova

Film fourni par Sandrine Hivert et Blaq Out

Si certains itinéraires vers les succès semblent complexes, d’autres voies semblent toutes tracées. Depuis quelques mois maintenant, ce sont sur ces rails parfaitement alignés que rugit la locomotive qui entraîne dans son sillage le Compartiment N°6 de Juho Kuosmanen. Pour ce qui est simplement sa deuxième venue sur La Croisette, le cinéaste finlandais de 43 ans se distingue grâce à un Grand Prix au dernier Festival de Cannes, alors que la sélection était des plus relevées. Une aubaine pour un film qui puise sa sincérité dans son intimiste profond et qui bénéficie ainsi d’un coup de projecteur presque inespéré de la part de critiques dithyrambiques. Après une ressortie en salles pendant le dernier Festival Télérama, l’édition physique de Compartiment N°6 chez Blaq Out est un petit évènement et la promesse, tenue, d’un moment de douceur et d’introspection.

De Moscou à l’Arctique, Laura (Seidi Haarla), une jeune étudiante finlandaise en linguistique, arpente les chemins de fer enneigés de Russie qui la guideront vers une relique aux écritures millénaires qu’elle entend observer. Durant son périple, elle se confronte l’espace de quelques jours à Lyokha (Yuriy Borisov), son partenaire de compartiment russe au caractère rude, à l’alcool facile et au franc parlé. D’abord dans le désarroi total, Laura finit par apprivoiser ce difficile vis-à-vis et par l’apprécier, dans un voyage qui la plonge dans une grande remise en cause de ce qui fait son être, et où la destination finale n’est bientôt plus l’essentiel.

Compartiment N°6 illu 1

Durant presque deux heures, Juho Kuosmanen emploie tout son savoir-faire pour épouser la trajectoire de Laura, au plus proche. Visuels iconiques du long métrage, les moments évanescents où l’héroïne rêve à la fenêtre du train s’impriment durablement dans la rétine et font office de manifeste du long métrage. C’est dans la peau de cette jeune femme qu’entend nous plonger le metteur en scène et c’est par l’image qu’il veut y parvenir. Laura n’est presque jamais filmée de la tête aux pieds, mais toujours dans des plans très rapprochés de son visage, à portée de caresse. La mise à nu scénaristique n’en est que plus convaincante. Celle à qui on s’identifie volontiers est régulièrement montrée dans des instants triviaux du quotidien, ou dans des moments hautement intimes où tantôt son monde affectif s’écroule, tantôt elle fait face à la vacuité de son existence. Juho Kuosmanen crée l’attachement nécessaire aux portraits les plus touchants.

Alors que le quotidien suit son train habituel, Laura pose un double regard sur sa vie. L’un doit faire face au présent, mais se fait fuyant. L’autre, plus marqué dans le film, se tourne sans cesse vers un passé que le personnage principal idéalise. Sa relation amoureuse laissée à Moscou passe par exemple mal l’épreuve de la séparation, mais Laura s’y accroche désespérément avant de se relever. La déconstruction est essentielle au récit, l’image du passé à l’orée d’un événement fondateur aussi, et Juho Kuosmanen accentue encore un peu plus cette couche de son histoire par un artifice de mise en scène: la caméra qu’emploi Laura pour capturer des instantanés du quotidien.

Compartiment N°6 illu 2

À cette nostalgie déplacée et néfaste, le réalisateur oppose le symbole fort du train, qui sert de colonne vertébrale narrative, au point de faire de Compartiment N°6 un pur Road-Movie. Le message profond qui habite l’œuvre de Juho Kuosmanen apparaît comme une invitation à s’affranchir de nos entraves pour vivre le présent dans tout ce qu’il a à offrir. Laura peut bien traîner un lourd bagage, la locomotive continue inexorablement, et force le personnage à approcher Lyokha, et ainsi même à se découvrir. Si jamais on ne voit le wagon de tête, le cinéaste est toutefois particulièrement habile dans le choix de ses décors, et la manière de les mettre en image. Le fameux compartiment N°6 est un lieu de promiscuité, alors que le wagon restaurant offre une respiration visuelle. 

L’étouffement physique agit comme un catalyseur des émotions humaines, dans un train où tout se vit jusqu’au bout. Où d’autre Laura et Lyokha auraient ils pu se rencontrer, eux qui ont pourtant tant à partager ? La promiscuité n’est pas que dans les faits, elle est aussi idéologique. Compartiment N°6 tente de marier deux jeunesses: l’une des livres, l’autre du travail manuel. L’une de l’âme, l’autre du corps. Le long métrage se veut profondément optimiste et tend à épouser la thèse séduisante que nous avons tous à partager, une fois que l’on se connaît mieux nous même.

Compartiment N°6 illu 3

Dès lors, les quelques séquences hors du train interpellent. À la faveur d’un arrêt de quelques minutes ou d’une nuit entière, Laura fait l’expérience du présent, que ce soit dans la douleur qu’il porte parfois, ou dans ses fulgurances de joie fugace. Sans virer au film naïf, Compartiment N°6 s’échine à démontrer que le bonheur est dans une forme de simplicité à la pureté inaltérable, dans une succession d’opportunités et de concours de circonstances qui nous conduisent sur des chemins tortueux. Il n’existe de vérité que dans le cœur, et certainement pas dans l’apparence.


Tout l’axe du récit reposant sur le langage découle de ce constat: Laura est linguiste, et pourtant évolue dans un pays qui n’est pas le sien, ou la langue est différente. Comment tisser des liens avec l’autre, lorsque les mots sont une barrière ? Quels rapports entretenir avec ceux qu’on ne comprend qu’à moitié ? Il apparaît clair au delà d’un certain cap que la verbalisation n’a que peu d’importance, que l’essentiel se niche davantage dans la démonstration, dans l’expression brute. Lyokha est maladroit, grossier même, mais nul n’aimera jamais plus Laura de la même façon, d’une manière aussi intense, que pendant ces quelques heures, dans le compartiment N°6.

Poésie et subtilité sont au rendez-vous de cette douceur finlandaise qui évite les pièges du genre pour tirer une morale aussi évanescente que sincère.

Compartiment N°6 est disponible chez Blaq Out, en Blu-ray et dvd, avec en bonus:
– Roadmarkers, un court métrage de Juho Kuosmanen

Nicolas Marquis

Retrouvez moi sur Twitter: @RefracteursSpik

Laisser un commentaire