2022
Réalisé par : Damien Chazelle
Avec : Diego Calva, Margot Robbie, Brad Pitt
Film vu par nos propres moyens
Porté par un amour manifeste du septième art qu’il ne cesse jamais d’exprimer dans les médias, Damien Chazelle transporte le public au gré de ses rêveries et chaumards depuis désormais plus de 10 ans. Après des débuts modestes en 2010, avec Guy and Madeline on a Park Bench, le scénariste et réalisateur s’impose en enfant prodige du cinéma américain en 2014 avec Whiplash, témoignage désenchanté de l’une de ses autres obsessions constamment présente dans ses films, le Jazz. En conjuguant la souffrance des corps torturés et le vice de relations humaines gangrenées par la quête de perfection, l’auteur esthète de l’image et fin mélomane s’interroge lui-même autant que son public sur la vertu du sacrifice dans une recherche de magnificence artistique. Les deux sens du mot “passion”, entre agonie absolue et adoration, s’y affrontent dans un ballet macabre qui désarçonne autant qu’il fascine le spectateur. L’artiste semble avoir trouvé une grammaire qui lui est propre, pourtant, deux ans plus tard, il se joue des attentes avec son long métrage le plus connu à ce jour, La La Land. Revenu de sa plongée aux enfers insoutenable après Whiplash, le cinéaste tente cette fois de s’élever vers les cieux pour faire de l’extase créatrice un idéal qui transcende même l’amour charnel de deux âmes à la poursuite de leurs rêves. Dans un Los Angeles où se côtoient la musique et le septième art, la réalité devient un doux songe filmé avec audace, évanescence et splendeur. La générosité de l’œuvre emporte l’adhésion des foules, subjuguées par le prestige d’un magicien de l’image précoce. Le metteur en scène prometteur s’est mue en valeur sûre d’Hollywood. Son film suivant, First Man – Le Premier Homme sur la Lune, sème néanmoins la confusion chez les adeptes nombreux de Damien Chazelle. Si le long métrage est globalement apprécié, le style flamboyant du réalisateur peine à s’y exprimer pleinement. Au-delà de son histoire poignante, le biopic sur Neil Armstrong semble parfois convenu, consensuel et codifié par les règles d’une industrie à laquelle appartient désormais pleinement l’auteur.
Comme une réponse incandescente aux contraintes auxquelles s’était plié le réalisateur pour son œuvre précédente, l’explosif Babylon, sorti en fin d’année dernière, devient le cri retentissant d’un artiste qui réclame à nouveau sa liberté. Dans la sueur et le sang de personnages entre folie furieuse et espoir de gloire, Damien Chazelle hurle au monde entier sa soif de cinéma dans un spectacle de tous les excès, aux confins de la démence et pourtant terriblement humain. Si la carrière de l’auteur devait s’interrompre demain et s’il devait accomplir son ultime film, ce serait Babylon, émanation de toutes ses obsessions et de son savoir-faire virtuose. Le metteur en scène n’a que 38 ans et pourtant, il livre déjà un projet qu’il a pensé toute sa vie, proposé aux studios dès 2009 avant même la réalisation de son premier long métrage, sans se soucier des divisions qu’il fait naître chez les spectateurs ou dans l’industrie du cinéma. À nouveau impertinent, il transforme l’audace formelle en émotion brute de chaque seconde.
Dans le Hollywood des années 1920, l’âge d’or du cinéma muet est à son apogée. Sur les terres californiennes, des centaines de projets filmiques s’élaborent en même temps, dans la cohue et le tumulte. Dans l’envers du décor d’une industrie en pleine explosion, chaque soir est fait de fêtes décadentes où sexe, drogue et stars en devenir se côtoient frénétiquement. Manny Torres (Diego Calva) vit à la lisière de ce monde excentrique. Aspirant à un poste sur un plateau de tournage, il sert les vedettes de ce microcosme, et notamment Jack Conrad (Brad Pitt), acteur à succès. Elle aussi en marge de cet univers, la jeune et excentrique Nellie LaRoy (Margot Robbie) souhaite plus que tout devenir comédienne et s’invite dans les nuits orgiaques pour se faire connaître. De concert, les trois protagonistes s’élèvent vers la gloire. Manny gagne de l’influence dans les coulisses, tandis que Jack et Nellie déchaînent la passion des foules à la lumière des projecteurs. Néanmoins, l’émergence du cinéma parlant révolutionne le milieu fermé d’Hollywood. Les grands studios affirment leur emprise à Los Angeles et progressivement, les idoles d’antan se meurent sur l’autel d’un septième art qui se réinvente.
Chaos et excès ponctuent l’odyssée déjantée de Damien Chazelle. Instigateurs tout autant que victimes de leurs débauches, les personnages de Babylon sont les derniers reliquats d’un monde qui doit agoniser avant de renaître. Attirés par la lumière dorée des fêtes exubérantes et pourtant sans cesse rappelés à leur part d’ombre, les protagonistes du film se greffent à une sarabande felliniesque démesurée de corps au bout de l’épreuve physique, uniquement mue par leurs addictions et leur conquête de la gloire. Dans une scène d’introduction où la démesure d’une soirée dégénérée n’a d’égal que le brio de la mise en scène, le long métrage plonge dans le magma en fusion d’une industrie où toutes les libertés sont permises, de la plus anodine à la plus immorale. Au cœur d’un montage endiablé et de mouvements de caméra abrupts ne se distingue presque que les ondulations sensuelles de Nelly en robe rouge passion, égérie à venir du cinéma et pourtant future victime des feux de la rampe. Construit pour être presque perpétuellement accompagné par la bande son de Justin Hurwitz, Babylon est une fugue en avant constante, une fuite de la crainte de l’anonymat vers la renommée exprimée par une surabondance de transgressions rendues possibles par la notoriété. Même la mort, supposée être la limite morale ultime, devient banale pour ces icônes des temps anciens lorsque dans la fureur de la fête, une jeune starlette frôle l’overdose, rappelant lointainement le véritable accident tragique qui a coûté sa carrière à une gloire du cinéma muet, Roscoe ‘Fatty’ Arbuckle. Les créateurs de rêves filmiques vivent dans l’impunité, encouragés dans leurs déviances par des financeurs souvent distants et accompagnés par une caste de serviteurs invisibles que Damien Chazelle met néanmoins sur le devant de la scène à travers Manny. Babylon se fait d’abord chant du cygne d’un Hollywood dévergondé avant que l’agonie annoncée ne porte l’ultime coup de glaive à un univers voué à s’éteindre.
En offrant aux scènes de tournage une mise en image relativement analogue à celle des soirées déviantes, Babylon prolonge la fête pour en faire un souffle ininterrompu, l’expression d’un même culte de l’excès qui encourage les vedettes à ne faire qu’un avec leurs démons. Les laquais qui servent Jack dans la nuit se métamorphosent en figurants, techniciens et même réalisateurs, au service des stars. Les gloires du grand écran commandent et régissent un royaume d’hommes dans l’ombre, à leur service, faisant des acteurs les vrais détenteurs du pouvoir. Sur les plateaux, alors que mille univers différents se frôlent dans le désert des plaines californiennes, l’élaboration d’un long métrage est une guerre, métaphorique à travers l’évocation de tensions syndicales, explicite lorsque le tournage d’un film de chevaliers de Jack laisse percevoir une mêlée de belligérants assoiffées de sang. L’indifférence pour la mort s’exprime à nouveau, comme un écho diurne de la nuit désormais lointaine, au moment où un acteur est empalé par une bannière et rapidement évacué par des membres de l’équipe de production, relativement désintéressés. Le septième art devient une terre aussi aride visuellement qu’émotionellement, renvoyant au Babylon du titre de l’œuvre, sur laquelle ne règne aucune loi. Pourtant, Damien Chazelle place la beauté artistique au milieu de cet univers de violence et de cris. À l’effondrement constant des décors répondent des moments de grâce inespérés pour chacun des trois personnages principaux. Rêves et fantasmes se matérialisent au coeur du désordre incontrôlé, lorsque Nelly saisit sa première chance avec brio dans une magnifique performance de Margot Robbie, lorsque Manny se voit confier des tâches essentielles à la réalisation d’un film, ou lorsque Jack, pourtant fortement alcoolisé, réussit à livrer sa partition au bout de l’émotion, accompagné mystiquement par les forces de la nature jusqu’ici absentes.
L’aspiration à la gloire des protagonistes ne cesse néanmoins jamais d’être remise en cause, alors que le prix à payer pour tutoyer les étoiles semble être un reniement profond de ce qui fait d’eux des êtres humains. L’image publique prime sur la vérité de l’âme, jusqu’au déchirement total, que Babylon ne montre généralement que dans le secret, loin de la folie médiatique, faisant du spectateur un confident intime des trois personnages principaux. À la conquête de la renommée mondiale, Nelly se dit née star avant même qu’elle ne soit actrice, mais le tribut qu’elle doit verser pour accomplir son rêve la propulse vers un effritement progressif de sa psyché, jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse dans les ruelles sombres de Los Angeles, comme des centaines de véritables comédiennes aspirantes de cette époque avant elle. Avec l’arrivée du cinéma parlant, le film se métamorphose de regard partiellement critique posé sur le septième art à vision empathique offerte à ceux qui en sont les artisans. Avant d’être stars, les personnages de Babylon sont hommes et femmes, chacun porteur d’une douleur enfouie qui ne s’exprime que timidement, dans l’intimité de ceux qui partagent leur détresse. Le passé de Nelly n’est jamais clairement établi, mais dans la scène de visite d’une proche dans un sanatorium, l’évocation d’un traumatisme enfoui ressurgit avec subtilité. Pour ceux qui ont sacrifié leur équilibre personnel afin de s’inscrire dans la folie artistique, il n’est de pire blessure que le désamour du public. Attiré par un miroir aux alouettes, l’artiste s’est mis à nu et s’est offert corps et âme aux spectateurs inconscients que leurs rires moqueurs sont une condamnation à la destruction de l’acteur. Progressivement délaissé, Jack ne peut survivre à l’abandon de son dernier admirateur. Au-delà du fard de son égo surdimensionné exprimé dans la première partie du long métrage, il n’est plus maître de son destin et n’appartient qu’aux foules des salles de cinéma. Les bannis de l’industrie n’existent plus que dans le souvenir mélancolique de leurs soirées de débauche, idéal désormais lointain et à jamais perdu, qui ne ressurgit que brièvement pour montrer son incompatibilité avec le nouveau visage des studios.
En filigrane du parcours de Jack, Nelly et Manny, Babylon se fait le témoin acerbe, parfois cruel, d’une évolution de l’industrie sur laquelle Damien Chazelle se montre souvent critique. L’émergence du cinéma parlant a bouleversé les règles propres à la réalisation d’un film, exigeant des acteurs des qualités nouvelles. Une époque de la liberté totale rend son dernier souffle, devant désormais se plier à une succession d’impératifs techniques privant les comédiens, mais aussi les techniciens, de leur spontanéité. La modernité dicte sa conduite à l’artiste. Le microphone terriblement inamovible n’est pas placé selon les bons vouloirs du comédien, c’est à l’homme de se plier à la nouveauté. De séquences de tournage en plein air dans des landes sauvages où le son est omniprésent, Babylon s’enferme dès lors dans un univers de studios clos où plane un lourd silence. Avec l’essor d’une nouvelle dimension cinématographique, ceux qui ont vécu pour le cinéma sont sévèrement réévalués par un public qui redéfinit son expérience du septième art. Néanmoins, par la nature même de son œuvre où la musique occupe une place narrative prépondérante, Damien Chazelle ne semble pas nostalgique de l’ère du muet, simplement amoureux des artisans d’une époque glorieuse qui s’est achevée en l’espace de quelques mois. Toutefois, s’il ne maudit pas l’évolution technique de son art, le réalisateur se montre féroce envers le changement de paradigme économique de l’époque, encore d’actualité aujourd’hui. L’expression artistique jusqu’alors libertaire se voit progressivement modelée selon les desiderata de financiers qui sortent de la pénombre. Relativement absents pendant la première partie du film et le plus souvent au service des acteurs et réalisateurs, les producteurs deviennent commanditaires. L’une des scènes conclusives de Babylon devient une expression de la défiance de Damien Chazelle, amoureux des créateurs, envers la dictature de l’argent. Sous la menace d’un homme sans vision artistique mais détenteur de richesse, incarné par Tobey Maguire, l’idéaliste Manny doit se plier aux désir et à la vision du futur du septième art de son interlocuteur, qui n’est que pulsion brute de sexe et de violence, exprimée dans un lieu surnommé significativement “Le trou du cul de Los Angeles”. Si la séquence confine à l’esthétique d’un film d’horreur, elle se confronte volontairement à un sous-texte plus implicite de Babylon, propre à la politique américaine de la fin des années 1920 et du début des années 1930. L’ère des excès hollywoodiens s’évapore sous les coups de boutoir politique du code Hays, qui entend sévèrement régir la moralité des productions cinématographiques en interdisant strictement les corps dénudés et la débauche de sang. Insolent, Damien Chazelle incarne implicitement la pudibonderie de l’époque à travers une haute société hypocrite sur laquelle vomit ouvertement Nelly. L’émergence du cinéma sonore aurait dû permettre la découverte d’un nouvel espace de liberté au cinéma, il n’aura pourtant contribué dans ses premiers temps qu’à étouffer les artistes, les enfermant dans un cadre idéologique strict.
Babylon est le témoignage hypnotisant d’une parenthèse dans l’Histoire du cinéma, qui se referme dans la douleur. La pureté qui naissait des instants les plus fous du récit devient pervertie par l’expression bestiale des instincts les plus bas de l’être humain. Ainsi, si une chanteuse asiatique représentait un oasis d’exotisme onirique dans la fête qui ouvre le film, son retour à l’ère du parlant est interrompu par l’intervention idiote d’un jeune écervelé qui met fin à sa performance en plongeant dans une piscine, brisant ainsi l’instant fragile et blessant ostensiblement la sensibilité de l’artiste. Écartelés entre ce qu’ils souhaitent être et ce qu’un public exige d’eux, les artisans du cinéma sont sans cesse confrontés aux limites de leur moralité, parfois jusqu’à la mort. Un trompettiste afro-américain de jazz devenu star du grand écran se voit ainsi invité à peindre son visage en noir pour accentuer sa carnation, sous peine de voir son film interdit. Constamment, Babylon réclame de ses protagonistes des sacrifices émotionnellement insoutenables, jusqu’à pervertir leur identité et plonger ceux qui succombent aux suppliques dans les abîmes du désespoir. En s’inspirant de l’acteur John Gilbert, star du muet mise au rebut à l’arrivé du cinéma parlant, pour l’élaboration du personnage de Jack, Damien Chazelle s’approprie le plus célèbre exemple de la mise à mort des idoles au profit de l’entreprise cinématographique, devenu projet financier davantage qu’idéal artistique. Les comédiens sont les vitrines éphémères d’une industrie qui trace leur destinée en pointillés. Pourtant, Babylon refuse le regard entièrement fataliste sur un art montré à l’écran avec tant d’amour qu’il invite le spectateur à s’exalter de la magie du septième art. La vie de John Gilbert fut tragique, tout comme celle de Jack, pourtant elle a servi de source d’inspiration majeure à Chantons sous la pluie, que le film montre explicitement à l’écran au sommet de l’émotion. De la fiction pure propre au cinéma naît une vérité universelle et une capacité à toucher le public, constamment réaffirmée dans Babylon. Jack hurle à l’une de ses compagnes que les films “sont importants” et une critique de cinéma d’apparence délétère réconforte l’acteur sur le déclin en lui confiant un secret de polichinelle que Damien Chazelle prouve avec son film : le cinéma est éternel, les comédiens renaissent à chaque fois que leurs films sont projetés, et dans 100 ans, ils continueront de vivre sur les écrans. Le public est le seul dépositaire d’un septième art qui n’existe que pour ses yeux.
Dans la fureur, l’exaltation, et la folie visuelle, Babylon fait des coulisses du cinéma un spectacle hypnotisant et virevoltant. À bout de souffle, Damien Chazelle hurle sa passion à l’écran.
Babylon est actuellement au cinéma.
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