(Richelieu)
2023
Réalisé par : Pier-Philippe Chevigny
Avec : Ariane Castellanos, Nelson Coronado, Marc-André Grondin
Film fourni par Blaq Out
La révolte dans la terre
Face aux dérives sociales de nos sociétés modernes toujours plus déshumanisées, le cinéaste Pier-Philippe Chevigny fait de son indignation le principal carburant de son inépuisable moteur cinématographique. À seulement 36 ans, le réalisateur embrase les festivals mondiaux de sa flamme rebelle et de son regard incandescent sur un monde en perdition, faisant le plus souvent le choix de mettre en lumière les opprimés d’ordinaire invisibilisés. Enfant du Québec, natif de Montréal, l’artiste a néanmoins grandi dans la région de Richelieu, au plus près des industries agroalimentaires qui rythment la vie économique locale. Il a été élevé au contact des ouvriers venus d’Amérique centrale et d’Asie dans l’espoir de trouver un réconfort financier à leur vie précaire. Pier-Philippe Chevigny se nourrit de leur révolte, se scandalise de leurs conditions d’accueil délétères et métamorphose le septième art en porte-voix dédié à ceux qui n’ont rien, pas même un espace médiatique pour se faire entendre. Le garçon indomptable qui prenait part aux manifestations étudiantes de ses années fougueuses a prolongé à l’écran la colère sourde ressentie face à l’injustice universelle. En 2013, en guise de travail final de son année universitaire de maîtrise, l’auteur signe ainsi Tala, premier court métrage témoin de son regard empathique sur le quotidien des plus démunis. Initialement pensé pour être un documentaire, le projet se heurte au silence des principales concernées, les travailleuses domestiques venues des Philippines dans l’espoir d’une amélioration illusoire de leur condition de vie, à une époque où la majeure partie de la population canadienne ignore tout des dérives du traitement de la main-d’œuvre étrangère.
“Je suis parti avec l’intention de faire un documentaire, donc je suis retourné dans ma région, dans Richelieu. J’ai tenté de mener des entrevues, puis j’ai rapidement compris pourquoi il n’y avait pas eu de documentaire là-dessus : c’est tout simplement parce que les gens qui sont victimes d’abus, d’exploitation, ne veulent pas parler. Mon projet documentaire, à ce moment là, s’est renversé, et j’ai commencé à me dire que la fiction, c’était peut-être le meilleur outil pour raconter cette histoire là, parce que ça me permettait de livrer les témoignages véridiques, mais en simulant l’identité des gens qui me parlaient.”
Pier-Philippe Chevigny, réalisateur de Dissidente
Le cinéaste entame alors sa carrière sous les auspices de l’insoumission et commence son périple de par le monde au cours des années 2010, sur les scènes de prestigieux festivals, de Tribeca jusqu’à Cannes. En 2016, à l’occasion de son court-métrage le plus célébré, Vétérane, Pier-Philippe Chevigny fait une rencontre fondatrice pour le reste de son parcours. Toujours soucieux des destins brutaux des travailleurs de sa région, il trouve chez l’actrice d’origine guatémaltèque Ariane Castellanos un écho aux voix muselées des hommes qu’il souhaite transposer dans son premier long métrage, Dissidente. Les ouvriers d’Amérique centrale sont alors ouvertement exploités dans les plaines de Richelieu, mais personne ne semble se soucier de leur bien-être. Durant de courtes vacances, le cinéaste et la comédienne, devenue traductrice pour l’occasion, se rendent sur la terre natale de ces nouveaux esclaves pour recueillir leurs paroles qui nourrissent le futur film.
Au cours de l’élaboration de cette œuvre coup de poing au retentissement fort, la crise du COVID s’empare du globe et le Canada découvre alors les défaillances du programme d’accueil des travailleurs immigrés. Censés endiguer la pénurie de personnel qui frappe le secteur ouvrier, les guatémaltèques et mexicains en quête d’un Eldorado mensonger sont en réalité corvéables à merci, pour un coût dérisoire. L’extrême promiscuité dans laquelle ils sont forcés de vivre crée d’innombrables foyers de propagation de la maladie, désormais mis en lumière par les journaux télévisés. Le monde se réveille et écoute enfin la détresse des forçats des temps modernes. Le scandale social et sanitaire est total et conduit même l’ONU à mener une enquête, qui conclut que la législation en vigueur au Canada offre un terreau fertile à l’esclavage moderne. Le Québec ouvre enfin les yeux et Dissidente immortalise sur grand écran le désespoir des peuples déracinés, à la recherche d’une terre d’accueil qui les condamne à un nouvel enfer.
Ariane, incarnée par Ariane Castellanos, est employée dans l’une de ces usines qui fait appel aux travailleurs d’Amérique centrale. En tant que traductrice, elle sert de lien entre les ouvriers exploités et le patronat sourd à leurs requêtes, esclave de la loi du chiffre. Progressivement, la jeune femme s’émeut du sort réservé aux migrants et elle tente de leur offrir un maigre réconfort en aménageant leurs horaires ainsi qu’en partageant quelques moments fugaces avec eux. Sa bonne volonté se heurte rapidement aux diktats économiques. Elle ne peut que constater le malheur qui frappe les Guatémaltèques, et notamment le dépérissement physique mortifère de Manuel, joué par Nelson Coronado.
Le nouveau bagne
Sur une terre d’abondance, les travailleurs guatémaltèques sont les esclaves invisibles d’une société qui privilégie le rendement au confort personnel. Les pieds dans la boue des cuves de maïs impossibles à vider, ils contraignent leur corps jusqu’à l’agonie, face à une tâche toujours répétée, confiée à leurs coups de pelle incessants là où les machines ne peuvent pas opérer. Sous la pluie, dans la nuit, à l’épreuve des corps, Dissidente répète les itérations de leur labeur acharné, toujours plus brut dans la captation des images, caméra à l’épaule. Comme des Sisyphes des temps nouveaux, ils accomplissent chaque jour ce qui est destiné à se répéter le lendemain, sans jamais apercevoir la finalité de leur tâche. De derrière les carreaux, le Canada reste sourd à leurs cris de rage et à leur calvaire. Personne, sauf Ariane, ne semble enclin à offrir une simple parole de réconfort à ces hommes ignorés de tous. Chaque revendication à la dignité se heurte à la loi de l’omerta, émanant des dirigeants de l’usine mais parfois aussi de manière plus inattendue de leurs collègues de peine. Les besoins primordiaux sont confisqués alors que le diable se cache dans les petites lignes des contrats qu’ils paraphent sans avoir conscience qu’ils signent ainsi un renoncement à leurs droits élémentaires. La représentation syndicale leur est refusée, bien qu’ils en payent les cotisations, mais surtout, l’expression de leur douleur est réprimée par la menace constante d’un renvoi. Face au deuil d’un homme qui a perdu son père, les figures d’autorité patronales feignent le chagrin pour mieux asseoir leur domination en refusant une interruption du travail.
“Ils ne connaissent pas leurs droits. Et depuis qu’ils sont ici, on leur dit qu’on peut les renvoyer n’importe quand”
Ariane
Jusque dans l’intimité la plus stricte, l’œil vicieux des dirigeants s’invite. Aux plans mouvants propres à la grammaire du film, Dissidente répond par les lignes fixes et parfaitement cadrées des caméras de surveillance qui espionnent les guatémaltèques jusque chez eux. La vérité artistique se niche dans le mouvement constant, en quête de l’humain, mais la rigidité de la perception patronale annihile la recherche d’une expression sincère des sentiments. L’arrêt de mort économique d’un ouvrier renvoyé sans lettre de recommandation qui lui permettrait de postuler à nouveau au programme d’exploitation des travailleurs d’Amérique centrale est ainsi signé par ces visions rigoristes et tronquées de la réalité.
Initialement dépeint comme une masse aux milles visages, l’incarnation de chacun des ouvriers se fait de plus en plus précise. Pier-Philippe Chevigny n’offre pas qu’un plateau à ses personnages à la dérive, il leur confère une persona qui permet de créer un sentiment d’adhésion tenace chez le spectateur. Si pour les propriétaires de l’usine, cette main-d’œuvre est anonyme, Ariane et le public connaissent leurs noms, leurs caractères, leurs histoires et rencontrent les hommes davantage que les employés. Au bout de la nuit, ils chantent leur peine dans l’usine de leurs malheurs, troquant le chagrin contre l’allégresse lors de deux séquences musicales de Dissidente. Plus que n’importe quel autre personnage, Manuel est la manifestation la plus concrète de ce désir de figuration psychologique, au-delà de la simple présence. Le travailleur a un passé heureux, une vie de famille au Guatemala, un rêve simple d’autosuffisance à cheval sur sa moto, mais tous ses espoirs sont dévoyés par un grand ordre mondial qui classifie les citoyens de tous les pays en fonction du confort dont ils jouissent. Une main sans visage concret s’empare de Manuel et se joue de son manque d’éducation pour le manipuler, le contraindre et lui imposer la souffrance quotidienne. Il est concrètement intoxiqué par Stéphane, le directeur de l’usine campé par Marc-André Grondin, gavé d’antidouleurs qui lui creusent un trou dans l’estomac autant qu’ils font taire sa détresse. Au seuil du trépas, seuls les souvenirs du Guatemala tranquillisent l’opprimé, comme des évocations du passé que lui remémore Ariane, personnage tout aussi démuni que le spectateur dans une scène d’agonie qui se subit davantage qu’elle ne se vit. Pour la femme indomptable et pour le spectateur aguerri, le travailleur n’est plus un concept abstrait, c’est un homme dans toute sa splendeur et un aspirant légitime au respect fondamental. Si par un jeu de focale, Ariane baigne souvent dans le flou de l’image, elle apparaît régulièrement en parfaite adéquation esthétique avec Manuel, sur un même plan, dans le même espace d’une réalité partagée. Ils sont unis par le texte et par la représentation filmique.
L’usine fait dès lors résonner le bruit assourdissant de ses rouages injustes, et s’esquisse à l’écran une pyramide du malheur dont on ne distingue jamais concrètement le sommet, tout au plus une voix au téléphone qui dicte à Stéphane ses ordres défaits de toute humanité. Le directeur de l’usine ne souffre pas au même titre que les guatémaltèques, mais il est lui aussi soumis à une contrainte morale qui entrave son épanouissement personnel.
“Stéphane lui-même subit des pressions. Il est finalement un chaînon de ce système là, au même titre que tous les autres. Tous les personnages sont à la fois un peu victimes et un peu complices de ce système.”
Pier-Philippe Chevigny, réalisateur de Dissidente
Infirme et accroc aux médicaments, le chef de l’usine est une figure d’autorité vacillante, profondément injuste dans ses choix mais lui aussi esclave d’une autre forme d’oppression. Le film refuse de se livrer à une détestation exacerbée d’un personnage qui se montre tout aussi désemparé face aux drames qu’Ariane. Derrière son masque de sévérité, il est un homme sans réel autre pouvoir que le droit de renvoi, dont il use régulièrement comme un moyen de réaffirmer son ascendant précaire. Dissidente démystifie complètement l’aura de Stéphane dans une scène de face à face avec Ariane, qui offre son affiche au long métrage, et qui signe esthétiquement la volonté farouche de la jeune femme de ne pas faire les mêmes choix condamnables que ceux de son supérieur. Vision humaine et comptable s’affrontent, se regarde “dans le blanc des yeux”, et il ne reste du paternaliste que l’image fragile d’un petit tyran incapable de percevoir l’essentiel. Il est déshabillé de sa carapace et n’est plus que cris injustes et ordres déments. Le patriarche d’opérette est mis à nu sous les lumières cliniques de l’usine.
“C’est juste bizarre de revenir et de voir que les brutes de l’école sont directeurs d’usine.”
Ariane
L’autorité légitime ne considère pas le malheur ouvrier et se voit à ce titre progressivement exclue du champ des travailleurs. Si dans l’entame du film, Stéphane se livre à la même tâche que les employés guatémaltèques, il est par la suite reclus dans son bureau, tel un simple administrateur. D’abord perçu en bleu de travail, il quitte aussi progressivement l’uniforme de l’usine pour finir par apparaître en habits de ville dans les dernières scènes de Dissidente. Séparé des autres par la barrière de la langue, il s’exprime presque toujours face à la foule, refusant la confrontation individuelle. Il est l’homme des marges bénéficiaires jamais redistribuées, des cadences de croissance absurdes, du rendement aveugle face à la déchéance de ses salariés.
Le fil d’Ariane
À travers une recherche esthétique et scénaristique constante, Pier-Philippe Chevigny plonge Ariane dans le monde ouvrier au fil d’une immersion oppressante dans le monde des douleurs. Alors que la jeune femme est un véritable fusible remplaçable entre le patronat et les ouvriers, elle apparaît empathique et bienveillante envers les guatémaltèques, incapable de rester sourde à leur peine, unie à eux par une langue commune. Traductrice et ressortissants d’Amérique centrale se confondent à l’écran, au gré des mots, mais aussi des instants plus triviaux, tandis qu’Ariane vomit à l’écran quelques secondes à peine après les régurgitations torturées de Manuel. Pour celle qui semble être la seule à connaître les ouvriers par leur prénom, impossible de se désintéresser de leurs épreuves, et sans cesse la protagoniste de Dissidente marche vers les attroupements de travailleurs immigrés, tend à s’inscrire dans leur collectif, tente de se fondre parmi eux et de les convaincre par sa simple présence de son souci de leur bien-être. En filmant l’immense majorité des scènes en plan-séquence, dans le dos d’Ariane, comme au contact du personnage, Pier-Philippe Chevigny fait de son public un spectateur actif du long métrage, contraint de suivre sans artifices, pas même celui du montage ou d’une musique extradiégétique, les déambulations éperdues d’une héroïne à la dérive physiquement et émotionnellement.
“Les plans séquences émulent le point de vue d’un être humain, comme si la caméra était une tierce personne dans l’action dans laquelle le spectateur est amené à s’insérer. Ce que je voulais, c’est qu’on ait l’impression d’être là”
Pier-Philippe Chevigny, réalisateur de Dissidente
Le film crée un profond sentiment d’étouffement et de désemparèrent face à une situation explosive dont il est impossible de se défaire. Grâce à l’utilisation du format d’image 1.37, les visages sont magnifiés et accentuent la personnification des protagonistes. Plus que tout, le cadre particulièrement restreint asphyxie le ressenti brut du public, en apnée émotionnelle et visuelle, témoin de l’odyssée sociale et humaine d’Ariane.
Même au cœur de grands mouvements de foule, au centre d’élans saccadés de la caméra, Ariane est sœur des travailleurs guatémaltèques par l’expérience partagée de leur solitude et de leur détresse, mais seule face à elle-même au terme de ses journées harassantes. Toujours parfaitement clairement représentée à l’écran, la protagoniste de Dissidente baigne dans un univers qui perd de sa netteté, dans une dimension floue de la réalité ou se perdent les âmes en peine et les dictateurs fantoches. Si elle connaît une partie des déboires des ouvriers, notamment leur déchéance économique alors qu’elle est elle aussi lourdement endettée, elle n’appartient initialement à aucun des deux camps qui s’affrontent dans le long métrage. Seule sa considération humaine pour les droits bafouée des travailleurs, jusqu’au sacrifice de son poste, légitimise son empathie auprès de ceux qu’elle entend défendre. Après l’adhésion à leur lutte, Ariane deviendrait presque mère de substitution, ou tout du moins un ultime recours vers lequel se tournent les forçats au pinacle de la souffrance. Dans une parfaite logique scénaristique à laquelle il est impossible de ne pas souscrire, elle se fait frondeuse, indignée, pourfendeuse d’une logique macabre de l’asservissement moderne. Elle se défait du rôle “d’idiote” que réclame d’elle le patronat pour réclamer sa juste place dans l’organigramme de l’usine. Sa voix n’est pas une simple coquille vide de sens, elle est un lien entre les hommes, mâtiné de sa propre sensibilité et de son ardent désir de justice.
Dissidente adoube la bonne volonté d’Ariane en faisant d’elle une confidente des martyrs de la terre, parfois exclue mais également montrée au centre de leur cercle, dans le confort de la nuit, autour du partage d’une bière et de souvenirs. Sa quête d’égalité pour tous évolue alors de concert avec une recherche intime de ses propres origines, toujours évoquée subtilement dans le film. À Manuel qui a quitté le Guatemala, la traductrice confie le souvenir d’un père absent qui est resté là-bas, à jamais figure évanescente dans sa psyché contrariée.
“Je me souviens que j’écrivais à mon père pour qu’il m’invite au Guatemala, pour qu’il me présente mon pays. J’ai jamais eu de réponse.”
Ariane
La protagoniste en devient lien entre les nations, sans appartenir absolument à aucune d’entre elles. Elle est là lors de la célébration de la fête nationale guatémaltèque, mais c’est également elle qui met un terme à la soirée alcoolisée. Elle est au plus proche des travailleurs pour les initier aux arcanes obscures de l’administration bancaire, mais elle est également présente lorsqu’ils signent leur contrat, condamnation implicite au désastre rendu obligatoire par les diktats économiques. Seule sa prise de conscience des mille individualités qui se cachent derrière chaque nom lui permet de définitivement prendre fait et cause pour les opprimés. Son chemin n’est pas une ligne droite facile à arpenter, elle est un long périple sinueux matérialisé par les mouvements de caméra tortueux de Pier-Philippe Chevigny. L’infortune continuera pour les asservis du nouveau monde, mais Ariane a un temps offert le réconfort aux hommes d’avoir fait de son mieux pour leur dignité. Personnage principal du long métrage et réalisateur du film se confondent alors. Le cinéaste n’entend pas bouleverser les lois, mais son œuvre est une tentative éperdue de témoigner de la réalité, de confronter un pays à ses dérives. Pier-Philippe Chevigny a été comme Ariane lors des ses excursions préparatoires guatémaltèques avec Ariane Castellanos : il a écouté la peine pour lui donner une nouvelle voix.
« Si un jour, tu viens au Guatemala, ce serait un honneur pour moi de te présenter ton pays.«
Manuel
En bref :
Dissidente jette un habile coup de projecteur sur un esclavage moderne qui se niche au cœur d’un Canada défait de son apparat. Une œuvre choc à l’importance certaine.
Dissidente est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus :
- Un entretien avec Pier-Philippe Chevigny