Argentine, 1985
Argentine, 1985

(Argentina, 1985)

Réalisé par : Santiago Mitre

Avec : Ricardo Darín, Peter Lanzani, Alejandra Flechner

Film vu par nos propres moyens

En 1983, l’Argentine panse douloureusement les blessures des années de sang qui ont marqué son Histoire récente. Le peuple redécouvre la démocratie après avoir vécu pendant 7 ans sous la coupe des juntes militaires au pouvoir. Farouchement opposée à toute forme d’idéologie contestataire, la dictature en place s’était rendue coupable des pires atrocités depuis 1976, prétextant un maintien nécessaire de l’ordre établi face au danger d’une insurrection hypothétique. Notamment à travers une interprétation déviante de la Bible, les hommes du général Videla avaient manipulé l’opinion publique conservatrice pour asseoir leur joug oppressant, tandis que des milliers d’argentins mouraient dans les prisons du régime fasciste. Loin des regards, ce que de nombreux historiens qualifient de véritable génocide a meurtri à jamais l’âme de toute une nation. Il reste impossible aujourd’hui de parfaitement évaluer le nombre de victimes des heures sombres du pays, mais les estimations les plus précises font état de plus de 15 000 fusillés avérés et porte le nombre de citoyens disparus à jamais à plus de 30 000. Pourtant, au moment où le peuple argentin retrouve sa souveraineté, poser un regard critique sur l’époque de la dictature militaire reste tabou dans la société. Le fascisme n’a pas été éradiqué en 1983, il a simplement été remplacé et une grande partie de la population continue de croire que les crimes commis étaient un mal nécessaire pour la préservation de l’équilibre national. De très nombreux dirigeants ayant orchestré les sévices occupent même des postes d’importance au sein du nouveau gouvernement, dans la plus grande impunité. Il faut attendre un an avant que les tribunaux militaires ne se penchent sur les horreurs du fascisme, mais loin de faire régner la justice, les cours innocentent les responsables haut placés. L’armée protège ostensiblement les juntes, il appartient donc au pouvoir civil de rétablir l’équité et d’examiner avec impartialité les témoignages des rescapés et des proches des victimes de l’infamie. Le plus grand procès de l’Histoire de l’Argentine s’engage et prend enfin place en 1985. Sur le banc des accusés, les anciens dictateurs du pays sont confrontés aux témoignages des blessés et des endeuillés, et tout un pays fait face à l’abomination d’un passé traumatique.

Avec son film Argentine, 1985, le cinéaste Santiago Mitre revient sur cette époque charnière de l’Histoire de son pays, en centrant essentiellement son regard sur le procureur en charge de l’affaire, Julio Strassera, ici interprété par Ricardo Darín. À travers l’investigation de l’homme de loi et de son équipe d’assistants menée par Luis Moreno Ocampo, joué par Peter Lanzani, et au fil des audiences, la soif de justice d’une partie de la population se heurte à l’aveuglement dont fait preuve le reste des argentins, encore soumis à une forme de propagande conservatrice. Pourtant, les témoins se succèdent à la barre dans un procès hautement médiatisé, et progressivement, la nation prend conscience des crimes du passé.

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Aussi vertueux soit Julio Strassera, l’homme de conviction n’est pas placé en charge de l’accusation parce qu’il réclame un droit à la justice, mais par obligation administrative. La droiture du procureur ne fait aucun doute, son orientation politique non plus lorsqu’à l’écran il maudit les derniers reliquats du fascisme, mais à l’instar d’une partie de la population argentine, le magistrat nourrit peu d’espoir envers une application stricte de la loi destinée à ceux qui occupent encore des postes d’influence. Argentine, 1985 ne fait pas de son protagoniste un parangon qui s’érige contre l’impunité des anciens dictateurs, mais davantage un être propulsé malgré lui dans un rôle qui réclame de lui une dévotion absolue. La famille de Julio Strassera et son équipe d’assistants occupent d’ailleurs un rôle essentiel dans le long métrage. Le procureur ne peut rien accomplir seul, l’ampleur de sa tâche nécessite un élan collectif pour qu’enfin les victimes soient écoutées. Santiago Mitre s’écarte ainsi régulièrement du personnage principal pour consacrer de longues minutes à ceux qui l’entourent, donnant à son œuvre un aspect choral. Le doute face aux institutions reste néanmoins constant. Julio Strassera est une émanation d’un peuple qui réclame d’être entendu, mais une profonde désillusion sur l’état de la société l’habite, alors qu’il semble longuement persuadé qu’il devra trouver un compromis avec les bourreaux malgré sa soif de justice. Le héros du récit perçoit perpétuellement le monde au-delà des apparences, et devient détenteur d’une vérité que lui seul semble déceler. Ainsi, dans les quelques scènes où il s’oppose à Luis Moreno Ocampo, il ne répond pas aux discours parfois creux de son assistant, mais directement à ce qu’il sait être la pensée profonde pourtant tue de son interlocuteur.

Seule la parole des martyrs de la dictature galvanise le protagoniste. Julio Strassera comprend que même s’il ne peut pas obtenir un jugement à la mesure de la peine des endeuillés, il a pour mission de leur donner la parole et de s’effacer devant leur témoignage. Argentine, 1985 ne montre en ce sens presque jamais le magistrat interroger les victimes, laissant l’espace complètement libre à la confession de leur douleur. Le protagoniste est même prêt à se sacrifier pour accomplir son devoir. Face aux menaces de mort pourtant innombrables, il ne vacille presque jamais, conscient que sa mission le transcende. Libérer la parole devient l’enjeu principal du long métrage, au-delà de l’aventure personnelle du procureur qui ne compte finalement que très peu. Si Argentine, 1985 suit la chronologie avérée des événements historiques, les témoignages des différentes victimes sont fragmentés au fil du récit. La journée d’audition éprouvante d’une mère qui a dû accoucher ligotée et les yeux bandés est ainsi éparpillée durant l’ensemble de l’œuvre, comme un fil rouge émotionnel éprouvant qui maintient une tension dramatique constante. Au bout de l’émotion, le spectateur plonge dans une horreur dont il ne peut se défaire, sans cesse renvoyé à des évocations crues d’une violence aveugle. Les mots deviennent éternels et se gravent dans le marbre de la psyché collective de tout un pays. Les vrais héros de l’histoire sont ceux qui ont eu le courage de venir dévoiler leur intimité et les sévices qu’ils ont subi, malgré les vexations perpétuelles des avocats de la défense. Si l’accusation est le plus souvent muette, les défenseurs des anciens tyrans remettent régulièrement en cause la parole des témoins mais la vérité ne peut plus être muselée, un peuple hurle sa douleur à l’écran pour ne jamais oublier. Les différents intervenants qui se succèdent à la barre apparaissent ainsi le dos tourné aux accusés, toujours face aux juges. La justice est parfois inaccessible, mais les victimes peuvent au moins immortaliser leur témoignage. Prolongeant cette idée, une mère qui a perdu sa fille n’évoque jamais une potentielle condamnation des prévenus qui ne semble pas l’obséder, mais demande aux hommes de loi ce qu’est devenu son enfant, dans un moment déchirant.

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Argentine, 1985 n’est dès lors plus une simple accusation des dictateurs de l’époque sombre du pays, ou une simple fresque historique convenue, mais une dénonciation acerbe de certaines mentalités de l’époque, qui ont choisi en toute connaissance de cause d’ignorer l’évidence de l’ère de la torture, jusqu’à ce qu’enfin les tribunaux s’emparent des crimes du passé. L’oubli est une faute morale impardonnable pour Santiago Mitre. En légitimant les actes de tortures, l’Argentine fasciste est tout aussi coupable que les bourreaux des victimes de la répression, puisqu’elle leur accorde une répugnante absolution de leurs péchés. De la fresque historico-judiciaire, Argentine, 1985 bascule dans la dénonciation d’un égarement idéologique qui prend des allures de faute collective lourde et imputable à une majorité de la nation. À l’évidence, tout le monde est conscient des crimes des juntes militaire, le seul obstacle à la justice est l’aveuglement volontaire des mentalités les plus fermée, convaincues à l’entame du film que les tragédies humaines étaient nécessaires, avant de concevoir les actes sordides comme des accidents isolés, pour enfin affronter la vérité des abominations systémiques. Pour le spectateur, l’effroi des récits des victimes n’a d’égal que le dégoût qui naît à la vue de l’impunité dont jouissent encore les anciens bourreaux, reclassés honteusement dans des postes de fonctionnaires d’importance. Les monstres de l’Histoire n’ont non seulement pas payé pour leur crime au présent du récit, mais ils ont fini par être absorbés et protégés par les institutions d’une démocratie défaillante, à laquelle seule la justice civile s’oppose. Une complicité implicite des médias est à ce titre dénoncée, lorsqu’un ancien décisionnaire des juntes peut à loisir laisser libre court à sa rhétorique barbare sur les plateaux de télévision pour discréditer un reportage sur les crimes de la dictature. Le procès devient le seul espace de neutralité dans un pays manipulé.

Convaincre l’opinion publique devient d’ailleurs plus important que le verdict attendu à mesure que les minutes s’égrènent. Face à la propagande, mot clairement employé dans le film, d’un ancien régime encore omniprésent, Julio Strassera et ses assistants incarnent un contre pouvoir indispensable à la réconciliation nationale. Sans eux, le mal triomphe, mais à travers leur combat altruiste, la vérité ne peut plus être ignorée. Lors d’une scène virtuose où le protagoniste de Argentine, 1985 est à son balcon, en train d’observer l’appartement voisin, le constat que chaque citoyen argentin écoute religieusement la parole défaillante des postes de télévision laisse penser que la réécriture de l’Histoire au profit des anciens meurtriers est encore une réalité en 1985, et que le regard sincère sur le passé n’est pas encore d’actualité. Pour éveiller les consciences, le magistrat doit alors comprendre les modes de diffusion des discours politiques pour s’en approprier la grammaire, au service d’une mission vertueuse. Faire un simple étalage juridique des faits concrets dans sa plaidoirie finale ne suffit pas, son argumentaire doit ébranler tout un pays pour que plus jamais l’horreur ne ressurgisse. À ce titre, Julio Strassera est régulièrement montré chez un ami, dans une salle de théâtre. Le procureur ne doit pas travestir la réalité, mais il doit lui donner une intensité dramatique apte à judicieusement bouleversé les mentalités. La somptueuse séquence du réquisitoire final répond à cette idée. L’impact des mots du protagoniste, qui bouleversent le spectateur, ne se mesure pas tant sur le visage d’un Ricardo Darín habité que sur les innombrables plans qui montre les larmes sincères de ceux qui sont venus assister au dernier jour de procès. La victoire de la justice s’éprouve également davantage dans le revirement moral de la mère de Luis Moreno Ocampo, initialement réticente à l’idée de voir son fils participer à l’accusation des anciens dictateurs avant de se laisser émouvoir par la détresse des victimes, que dans le verdict final.

Argentine, 1985

Argentine, 1985 offre d’ailleurs une place centrale au jeune assistant du procureur, et par extension à toute l’équipe qui l’entoure. Si leurs opinions politiques sont parfois radicalement différentes, ils sont tous unis par leur jeune âge. Le procès est une lutte pour mettre en exergue les crimes du passé, mais c’est à la nouvelle génération de mener le combat, tout autant qu’à Julio Strassera. Le tribunal n’est pas simplement un lieu où les abominations de l’Histoire sont mises en lumière, mais aussi le terrain sur lequel se bâtit le futur du pays. En mettant une emphase particulière sur les mots “Plus jamais” dans son réquisitoire final, le procureur ne s’adresse pas aux accusés ou aux juges, mais à une nouvelle génération qui doit se confronter à l’évocation de l’ère de la dictature pour ne plus jamais répéter les mêmes erreurs. La démocratie appartient désormais à cette jeunesse, et c’est à elle de la préserver. Si Julio Strassera est le plus souvent dans son bureau, ses assistants parcourent d’ailleurs le pays tout entier pour récolter les témoignages des futurs témoins. Ils sont au plus proche de la peine d’une partie de la population que les autres refusent de considérer. Leur ouverture d’esprit et de cœur est une condition indispensable à la préservation d’un avenir meilleur, encore précaire. Même s’il est relativement déconnecté de l’intrigue principale, les apparitions du jeune fils de Julio Strassera prolongent cette idée que le futur appartient aux plus jeunes. Lui aussi est dans une recherche de la vérité, plus légère mais significative de cet axe de lecture central de Argentine, 1985.

Argentine, 1985 dépasse le cadre de la fresque historique pour devenir une épreuve morale et affective, qui conjugue regard sur le passé avec avertissement sur l’avenir.

Argentine, 1985 est disponible sur Amazon Prime Vidéo.

Nicolas Marquis

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