Le Théorème de Marguerite
Le Théorème de Marguerite affiche

2023

Réalisé par : Anna Novion

Avec : Ella Rumpf, Julien Frison, Jean-Pierre Darroussin

Le monde cryptique

Réservant d’ordinaire ses secrets à un cercle restreint d’initiés, la recherche de pointe en science mathématiques n’a de prime abord que peu vocation à voir ses longues formules énigmatiques être transposées sur grand écran. Si le quidam se perd aisément dans ce dédale numérique, les mystères qui entourent ce langage de chiffres, de lettres et de symboles cryptiques ensorcellent pourtant la réalisatrice Anna Novion, qui en offre une vision concrète dans son dernier film en date, Le Théorème de Marguerite. La metteuse en scène ne prétend pas pouvoir expliquer les arcanes d’une discipline nébuleuse, mais elle discerne derrière chaque ligne de calcul une aura hypnotisante, telle une vérité absolue qui se dérobe au commun des mortels. Toutefois, transformer ce que la plupart des spectateurs ne peut pas comprendre en expérience universelle est un défi, et aux problèmes mathématiques irrésolus, l’artiste répond par l’humain. Le dénominateur commun entre science et élaboration d’une fiction réside selon Anna Novion dans la soif de connaissance de ces êtres qui tentent de parfaire leur domaine de prédilection, qu’ils soient chercheurs ou réalisateurs. La démonstration scientifique et la quête cinématographique se confondent en un point déterminé, siège d’une obsession commune. L’autrice se reconnaît d’ailleurs ouvertement chez les savantes qui l’ont accompagnée dans cette nouvelle aventure. 

“C’est ma rencontre avec Ariane Mézard, l’une des rares et grandes mathématiciennes françaises, qui a été déterminante. C’est la première qui m’a parlé des mathématiques d’une manière artistique, en évoquant la poésie, l’imaginaire, tout ce qui m’anime aussi dans mon métier. En me parlant de sa passion, elle me parlait de la mienne. Gilles Deleuze disait très justement qu’un scientifique invente et crée autant qu’un artiste…” 

Anna Novion, réalisatrice du Théorème de Marguerite. Propos recueillis par Philippe Paumier pour le dossier de presse accompagnant la sortie du film. Avril 2023

Le Théorème de Marguerite n’est ainsi pas un exercice de vulgarisation des mathématiques, mais davantage une odyssée intime, qui redonne à la traque du savoir sa dimension humaine. Marguerite n’est pas simplement réduite à un spectre de connaissances académiques, elle est au contraire une femme en quête d’affirmation de soi, à la recherche de sa juste place dans le monde et d’un équilibre précaire. Ella Rumpf, récemment récompensée du César de la révélation féminine pour ce rôle, se montre ainsi initialement froide et méthodique, avant que sa carapace ne se fissure pour laisser entrevoir une fragilité insoupçonnée. La protagoniste rejoint ainsi le panthéon des héroïnes qu’affectionne Anna Novion, des femmes lancées dans un parcours initiatique conflictuel au terme duquel une perception élargie de la vie s’offre à elle. Marguerite n’est pas une suite de chiffres sur le tableau noir de son destin, elle est celle qui manipule la craie et qui trace sa propre courbe de progression.

Pourtant, avant son élévation personnelle, elle doit chuter de son piédestal. Étudiante à l’École Nationale Supérieure, Marguerite mène des recherches autour de la conjecture de Goldbach, problème mathématique resté irrésolu, sous le regard paternaliste du professeur Werner, interprété par Jean-Pierre Darroussin. Au moment de présenter les résultats de longues années de travail, la jeune femme taiseuse et robotique est désavouée par ses pairs, notamment par son jeune collègue et rival Lucas, joué par Julien Frison, qui pointe une erreur rédhibitoire dans ses calculs. Désœuvrée, Marguerite quitte le monde des sciences pour faire l’expérience de la vie ordinaire. En colocation dans un appartement vétuste du quartier chinois de Paris avec l’intrépide danseuse Noa, campée par Sonia Bonny, la protagoniste prend conscience de son corps et de sa féminité jusqu’alors refoulée. Son don pour les mathématiques et son obstination ressurgissent néanmoins lorsqu’elle devient prodige des parties clandestines de Mahjong, puis en définitive, lorsqu’elle accepte de travailler à nouveau avec Lucas autour de la conjecture de Goldbach qui l’avait précédemment ébranlée.  

Conjecture de Goldbach
Représentation graphique de la conjecture de Goldbach, présente dans le film. Goldbach énonce la thèse suivante : tout nombre entier pair supérieur à 2 peut s’écrire comme la somme de deux nombres premiers.

Le labyrinthe des chiffres

Afin d’épouser le regard analytique de son héroïne, Anna Novion transforme notre monde en chaos régi secrètement par les mathématiques. La science est une dialectique cachée aux yeux des non-initiés, une succession de lois qui ordonne le tumulte. Les motifs visuels se répètent sans discontinuer. L’École Nationale Supérieure se fait temple de la géométrie, drapé des cercles parfaits de ses fenêtres, des rectangles de ses portes et des spirales vertigineuses de ses cages d’escalier. Un lieu étriqué et cloisonné qui interdit toute forme de liberté à l’héroïne. Si le monde extérieur est plus irrégulier, Marguerite y voit un arrangement répétitif, à l’aune de son regard éclairé. Elle se noie autant qu’elle s’affranchit dans cette nouvelle existence, mais face aux escalators d’un centre commercial, protagoniste comme spectateurs discernent à nouveau des lignes parallèles analogues aux graphiques de la conjecture de Goldbach. Pour celle qui a déchiré le voile de la mécanique fondamentale, les preuves d’un modèle élémentaire sont partout. Marguerite contemple désormais son environnement dans toute sa complexité, elle s’affirme dans un univers multiculturel où se rencontrent vocabulaire français, anglais et chinois, accent allemand d’Ella Rumpf, et décors à forte influence asiatique. Néanmoins, une même règle implicite organise ce bouillonnement disparate. Sur un tempo régulier qu’il martèle contre son cœur, le mélomane Lucas offre à Marguerite un aperçu renié avant d’être adopté du fonctionnement improbable du destin. La vie est un élan de liberté qui se joue sur une rythmique parfaite.

Les clés d’une compréhension précise des rouages de l’univers sont toutefois confiées aux obsessionnels, assimilant partiellement leur don pour la recherche à une malédiction. L’éveil sentimental de Marguerite est naturellement hasardeux, mais la jeune femme ne peut se défaire du virus mathématique. La quête des mystères scientifiques est ainsi comparée dans le texte à des blessures du passé; pour l’héroïne, fille délaissée par son père et qui a trouvé dans les mathématiques un refuge autant qu’une source d’angoisse face à l’ombre de l’infini qu’elle tente illusoirement de borner; ou pour le professeur Werner, homme meurtri par une rivalité du passé. Le Théorème de Marguerite incite ainsi la protagoniste à trouver comment insuffler de la créativité dans son domaine d’étude, faisant de l’improvisation un impondérable pour que le cerveau humain se démarque des ordinateurs. Toutefois, Marguerite est une Icare qui doit se brûler les ailes avant de renaître. Les chiffres sont les barreaux de sa geôle personnelle, ils envahissent l’écran lorsqu’Anna Novion multiplie les plans montrant son héroïne devant des tableaux noirs blanchis de calculs, lors d’une envolée fantasmagorique au cours d’une partie de Mahjong, ou lorsque Marguerite recouvre l’intégralité des murs de son logis, jadis oasis des plaisirs simples, de formules alambiquées. Elle est assujettie par ses capacités, jusqu’à sombrer dans la frénésie numérique. En quête de vérité, elle se lance paradoxalement dans une course irraisonnée, à l’instar de ses pairs.  

“Tous les mathématiciens ont une histoire à raconter sur un collègue qui est devenu fou, schizophrène, qui ne s’est jamais remis d’une erreur ou qui s’est suicidé. C’est un domaine qui exige tellement de travail que le cerveau peut imploser.”

Anna Novion, réalisatrice du Théorème de Marguerite. Propos recueillis par Philippe Paumier pour le dossier de presse accompagnant la sortie du film. Avril 2023
Le Théorème de Marguerite illu 1
Ella Rumpf

La clé de toutes les énigmes que tente de résoudre Marguerite, qu’elles soient mathématiques, affectives ou triviales, est associée avec une incitation au lâcher-prise. Pour solutionner le problème, il faut notamment accepter sa propre impuissance à l’aborder seul. La protagoniste caresse régulièrement l’ivresse d’une potentielle réussite individuelle, mais elle chute toujours plus lourdement. Le destin est légèrement cruel, mais ses accidents sont autant d’enseignements. La conjecture de Goldbach dans laquelle sombre Marguerite ne peut être démontrée sans le secours de Lucas, soutien moral avant même d’être aide savante. La protagoniste doit accepter le caractère aléatoire de leur rencontre et de leur connivence, tout comme elle doit faire l’expérience malheureuse d’une défaite lors d’une partie de Mahjong, esclave du hasard alors qu’elle pensait avoir parfaitement percé à jour le jeu de tuiles asiatique. Elle pense également avoir conjuré les démons de son enfance perturbée en s’ouvrant au monde, mais elle n’a fait que se bâtir une autre cellule froide dans l’appartement qu’elle ne quitte plus. Anna Novion lui montre pourtant la voie. À sa sortie de l’École Nationale Supérieure comme en conclusion du film, Marguerite doit découvrir un environnement aux horizons infinis, hors des murs, et trouver sa place dans une immensité sans limite. 

Étude féminine

La poursuite d’un idéal scientifique ne constitue pourtant qu’une partie mineure du Théorème de Marguerite, qui s’apparente davantage à un récit d’émancipation féminine ludique. Le film conduit son héroïne à prendre conscience de ses envies primaires et à affirmer son identité personnelle. S’apparentant à plus d’un titre à l’allégorie de la caverne de Platon, le long métrage crée un élan scénaristique et visuel qui force Marguerite à ne plus être uniquement tournée vers son ombre projetée sur les tableaux noirs de l’École Nationale Supérieure, afin de découvrir un territoire plus large et inexploré, celui des hommes et des femmes qui s’ébattent dans les nuit fiévreuses du quartier chinois, ainsi que dans les après-midi bucoliques des parcs parisiens. Comme lui intime Noa, la protagoniste du Théorème de Marguerite doit “regarder les autres pour prendre conscience qu’ils la regardent aussi”. La savante se heurte à l’absurdité et à la vacuité de nos sociétés modernes, mais elle fait dans une même mesure l’expérience d’une autre vérité, conduite par les mots et les corps plutôt que par les nombres. Pour connaître les mystères du monde, Marguerite doit d’abord se connaître elle-même, notamment en prenant conscience, voire en revendiquant, sa propre féminité. L’intellectuelle en chaussons mue et se fait séductrice, soucieuse de découvrir les plaisirs charnels. C’est par le corps qu’elle est fascinée, celui de Noa qui danse à la poursuite de son propre rêve, et c’est par le corps également qu’elle confirme son nouvel esprit d’entreprise, lorsque lors d’une scène d’ébats, elle inverse les rôles avec son partenaire masculin d’un soir, pour prendre le dessus et atteindre l’orgasme au rythme de ses propres déhanchements. Noa et Marguerite sont opposées en presque tout, mais elles sont unies par une volonté sororale de clamer haut et fort leur liberté et leur droit d’être femmes à égale mesure des hommes.

“Noa est comme une petite tornade dans la vie de Marguerite, mais toutes les deux ont des points communs. Elles sont passionnées par leur métier, elles n’ont aucun préjugé, elles s’étonnent mutuellement de leur différence mais pour autant, chacune accepte l’autre comme elle est. La liberté de parole de Marguerite épate Noa, la liberté de femme de Noa inspire Marguerite.”

Anna Novion, réalisatrice du Théorème de Marguerite. Propos recueillis par Philippe Paumier pour le dossier de presse accompagnant la sortie du film. Avril 2023

Anna Novion accentue l’essor de la féminité au cœur de son film, à travers une mise en scène parfois subtile. Si la réalisatrice du Théorème de Marguerite refuse la confrontation entre les genres, elle s’inscrit dans une forme de féminisme convainquant en opposant Marguerite à des hommes, à l’écran. Au moment de voir ses travaux réfutés par ses pairs mathématiciens, la protagoniste est face à un amphithéâtre composé presque exclusivement de scientifiques masculins, et lors des séquences de Mahjong, ce sont toujours des hommes qui lui font face. L’héroïne a été abattu par le sexe opposé et elle savoure sa revanche, avant que le film ne trouve un juste équilibre dans un partage équitaire avec Lucas. Elle a été implicitement réduite à sa condition de femme et entend ne plus être définie uniquement par sa nature.

“A l’ENS, elle a tout fait pour se fondre dans la masse, c’est-à-dire être comme les garçons qui doivent masquer leurs faiblesses et leur sensibilité […] C’est difficile de se faire une place lorsque l’on est sans cesse ramenée à son genre ; c’est une pression, induite par les autres, qui oblige à être la meilleure. Je l’ai éprouvé dans mon métier, notamment lorsque j’ai réalisé des épisodes du Bureau des légendes. On pense que si on est la seule femme à avoir été choisie, il faut mériter sa place parce qu’on est une exception, voire une anomalie.”

Anna Novion, réalisatrice du Théorème de Marguerite. Propos recueillis par Philippe Paumier pour le dossier de presse accompagnant la sortie du film. Avril 2023

Le professeur Werner synthétise la somme des angoisses de Marguerite face à l’ombre masculine qui se projette sur elle. Si pour le spectateur, il est permis de voir en lui une forme d’inquiétude sincère et légitime face à l’abandon de son élève, son paternalisme et son opportunisme étouffent la protagoniste, qui ne reconnaît chez lui que l’aura lointaine d’un père démissionnaire qu’elle n’a que peu connu, et qu’elle peut désormais abattre sous une nouvelle apparence. Marguerite doit accepter son héritage, celui de la connaissance, mais elle doit utiliser son leg pour faire chuter cette figure d’autorité. Le charisme naturel de Jean-Pierre Darroussin est presque constamment accentué par des plans en légère contre-plongée, sauf dans le dénouement du film, lorsqu’il est enfin mis à nu.

“Depuis son entrée à l’ENS, elle le voit comme un protecteur et convoque des sentiments là où lui impose une distance. Elle cherche à lui plaire, comme une fille veut être aimée par son père.”

Anna Novion, réalisatrice du Théorème de Marguerite. Propos recueillis par Philippe Paumier pour le dossier de presse accompagnant la sortie du film. Avril 2023
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Jean-Pierre Darroussin et Ella Rumpf

Pourtant, l’ascension de Marguerite dans le monde des sciences mathématiques s’effectue après la mise en pratique d’un conseil du professeur Werner, délivré dès les premières minutes du film, celui de “faire un pas de côté, changer d’angle pour trouver une autre approche des problèmes”. C’est en variant son point de vue sur sa propre vie que Marguerite résout les problèmes arithmétiques et affectifs. À travers Lucas, et en trouvant un terrain d’entente avec lui pour poursuivre leurs recherches, elle insuffle une dimension humaine nouvelle à ses travaux. Le couple communie devant les murs noirs de l’appartement de la protagoniste, s’imprègnent dans une étreinte de la peinture vouée à être recouverte de craie, mais uniquement à la suite d’un temps de respiration en dehors du logis, dans un restaurant avoisinant, après la confession des blessures d’enfance de l’héroïne. C’est en goûtant aux plaisirs extérieurs que la connivence absolue est permise. Marguerite s’abandonne aux mouvements du cœur pour en découvrir la nature primordiale. Les sentiments sont l’autre ordre mystérieux de notre univers, qui invite deux unités à ne former qu’une seule entité nouvelle. 

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Julien Frisson et Ella Rumpf

En bref :

À la recherche d’un équilibre dans la poursuite de l’idéal scientifique et peut-être encore davantage dans la dynamique des rapports humains, Le Théorème de Marguerite est un film plutôt humble mais qui réussit ce qu’il entreprend. Ella Rumpf mène brillamment ce récit d’émancipation et de découverte de soi.

Le Théorème de Marguerite est disponible en DVD et Blu-ray chez Pyramide Vidéo, avec en bonus :
– Entretien avec la réalisatrice Anna Novion (24min)
– Entretien avec Ariane Mézard, mathématicienne, et Anna Novion (15min)
– Scènes coupées présentées par Anne Souriau, cheffe monteuse (5min)
– Essai d’Ella Rumpf pour le rôle de Marguerite (5min)

Le Théorème de Marguerite boite

Nicolas Marquis

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