(The Quiet American)
1958
Réalisé par : Joseph L. Mankiewicz
Avec : Michael Redgrave, Audie Murphy, Giorgia Moll
Film fourni par Rimini Éditions
Face à l’ordre établi hollywoodien et à ses règles strictes, la carrière du cinéaste Joseph L. Mankiewicz est une lutte perpétuelle pour la liberté. Initialement cantonné des rôles de producteur et de scénariste dans lesquels il étouffe durant les années 1920 et 1930, l’auteur brûle de laisser libre cours à sa vision du septième art, se rêvant réalisateur. En 1946, son souhait est exaucé et pour la première fois, le public découvre le regard d’un artiste qui allait profondément marquer son époque, à l’occasion du long métrage Le Château du dragon. Si Ernst Lubitsch est d’abord envisagé pour la mise en scène du film, son état de santé déclinant le contraint à l’abandon, et le projet est naturellement confié à son ami et disciple qui y fait ses premières armes. Un réalisateur s’éteint, un autre naît, remportant rapidement l’adhésion des spectateurs et de la critique. Seulement trois ans plus tard, l’ascension fulgurante de Joseph L. Mankiewicz lui octroie la reconnaissance d’un milieu qui adoube sa nouvelle idole. Chaînes conjugales puis Ève lui permettent de s’affirmer en cinéaste reconnu et oscarisé, alors au sommet de sa popularité. Néanmoins, sa nature rebelle l’incite à s’émanciper des grandes sociétés de production. À l’entame des années 1950, il fonde sa propre compagnie, Figaro. Las de subir les diktats d’une industrie codifiée, l’insoumis veut jouir d’une autonomie absolue, comme l’ont fait Stanley Kubrick, Burt Lancaster ou Kirk Douglas à la même époque. Le cinéaste peine toutefois à convaincre. Malgré son casting prestigieux, La Comtesse aux pieds nus est un échec commercial, qui n’acquérira ses lettres de noblesse qu’au fil des années et des rééditions. Téméraire, Joseph L. Mankiewicz refuse l’abandon et l’enfermement, le réalisateur veut désormais parcourir le monde à travers ses films et capter la magnificence des contrées lointaines. Un américain bien tranquille est une manifestation concrète de ce désir ardant. Sorti en 1957, l’adaptation largement remaniée du roman d’espionnage de Graham Green est la première grosse production occidentale tournée au Vietnam, alors en plein conflit. La guerre d’Indochine n’est terminée que depuis quelques mois et déjà les luttes d’influence entre les blocs de l’ouest et de l’est meurtrissent le pays, semant les graines de la résurgence des combats. Sur une terre où règne le chaos, Joseph L. Mankiewicz signe une œuvre où la violence des affrontements qui frappent les civils sert de toile de fond et où les protagonistes occidentaux sont autant hommes à la dérive que symboles de nations qui s’enlisent en Asie du Sud l’Est.
Le récit prend place durant durant les derniers mois de la guerre d’Indochine, dans un Saïgon en pleine ébullition. Thomas Fowler (Michael Redgrave) est un journaliste britannique résigné face à la violence qui frappe le pays alors que les dernières colonies s’effondrent. Entre les bars de la capitale et la ligne de front, il couvre les conflits, sous l’autorité du pouvoir vacillant en place. Sa rencontre avec Alden Pyle (Audie Murphy), un américain idéaliste venu au Vietnam pour apporter une aide humanitaire à la population civile, bouleverse son quotidien. Rapidement, les deux hommes dievennent rivaux en se disputant les faveurs de Phuong (Giorgia Moll), une jeune femme locale. Toutefois, l’histoire affective se mêle aux enjeux politiques. Tout pousse à croire qu’en secret, Alden est un espion qui fomente des attentats pour déstabiliser l’ordre établi et pour permettre l’émergence d’une nouvelle force politique.
À feu et à sang, le Vietnam, et par extension Saïgon et la cohue de ses rues, apparaît comme un carrefour du monde et des hommes. Soumis à l’autorité des grandes puissances mondiales, le pays est un patchwork disparate de rites et d’influences étrangères, qui entravent l’expression propre d’un peuple partiellement asservi. Chine et Occident ont envahi la terre, ils régulent le quotidien et imposent leurs us et coutumes, s’appropriant sans considération le territoire. La ville se métamorphose en étrange Babel, où la dégustation de milk-shake cède sa place aux festivités du nouvel an chinois, et où les bars américanisés sont adjacents aux bâtiments de la sûreté française. Dans une bulle aux confins de la planète, les nations cohabitent et s’affrontent en même temps, dans un fracas étourdissant. Sans discontinuer, Un américain bien tranquille oppose les multiples langues parlées à l’écran, témoignant de l’influence des forces extérieures sur cette curieuse société. L’anglais, le français et le mandarin se mélangent, tandis que le vietnamien n’est presque jamais entendu à l’écran. L’exotisme disparaît sous les coups d’estoc de grandes puissances politiques qui rythment les destins et tracent de nouvelles frontières sur les cartes d’un pays morcelé. Observateur impuissant et résigné, Thomas regarde le monde changé avec détachement et désintérêt. Le colonialisme européen qu’il incarne partiellement se meurt au bénéfice d’une emprise chinoise s’affirme de jour en jour. Désabusé et fataliste, le journaliste n’y voit cependant qu’une simple transition porteuse d’un même malheur. Les rênes du pouvoir se transmettent dans les détonations des combats, mais le prochain régent d’un royaume usurpé imite ses prédécesseurs. Alden incarne la seule rupture idéalisée avec la contrainte permanente du peuple vietnamien. L’autorité du vieux continent agonise, la bienveillance désintéressée du nouveau émerge. Le reporter d’âge mûr affronte l’ombre les illusions brisées de toute une vie, tandis que le travailleur humanitaire porte l’espoir juvénile d’un futur égalitaire. Pourtant, Un américain bien tranquille refuse ostensiblement de sombrer dans l’euphorie candide. Construit sous la forme d’un gigantesque flashback, le long métrage s’ouvre sur le meurtre d’Alden. Les rêves utopiques finiront invariablement par voler en éclat, le récit n’est qu’une course contre la montre, perdue d’avance.
Un mal gangrène partout sur cette terre corrompue par la folie d’hommes d’influence, venus livrer une guerre loin de chez eux, sur le théâtre d’une opposition entre les superpuissances mondiales. Considéré comme l’un des tout premiers films sur le conflit vietnamien, Un américain bien tranquille dresse un état des lieux éprouvant et effroyable. Si en 1957, Joseph L. Mankiewicz n’a pas encore le recul nécessaire pour mettre en accusation l’intervention américaine, il érige néanmoins les vietnamiens en victimes de désunions orchestrées par les pouvoirs étrangers. Du côté du peuple, Alden est un agneau sacrificiel, un être bienveillant mis à mort sur l’autel d’une guerre larvée, l’espoir mort–né d’un avenir idyllique. La Grande-Bretagne observe un jeu d’échecs sanglant entre l’Occident et la Chine, dont les locaux sont de simples pions. Tel un cancer qui se propage, la violence et la mort se répandent des paysages ruraux lointains à l’intimité des villes. Initialement circonscrite à une ligne de front rapidement montrée, la guerre s’empare de la campagne, avant que l’horreur ne s’impose dans de violents attentats urbains qui frappent femmes et enfants. Nul n’est intouchable face à l’instrumentalisation des divisions. Allongés sur des civières, un drap blanc recouvrant leur cadavre, les innocents deviennent martyrs. Pour contrecarrer la loi du sang, Un américain bien tranquille fait de l’expression de l’identité vietnamienne la seule voie vers le salut. Sans cesse, le film fait mention d’un “troisième pouvoir” et d’une “troisième force”, qu’Alden souhaite encourager. L’Europe se retire, la Chine s’impose, mais il est encore temps pour tout un peuple de prendre seul en main son destin, affranchi de ses maîtres. L’indépendance de la nation, affirmée comme une nécessité absolue, est un idéal utopique auquel semble avoir renoncé Thomas. Comme si l’âme d’un pays s’éveillait, la mystique religieuse est ouvertement associée à la lutte pour l’émancipation. La religion d’État possède une force armée apte à s’emparer du pouvoir, et ses faveurs sont courtisées. Spiritualité et politique se mêlent étrangement, sous l’autorité d’un œil divin symbolique, régulièrement montré à l’écran, et qui observe les hommes.
Phuong incarne pleinement les contradictions de son pays et les contraintes infligées à toute une population. En voulant dompter sa beauté exotique, Thomas en a fait une esclave, il l’a privée de son indépendance pour faire d’elle une ménagère servile. Arrachée au cadre éprouvant d’un bar à hôtesse, de nouvelles chaînes, cette fois affectives, lui ont été imposées. Dans l’accomplissement mutique de ses corvées, une aspiration à la liberté se devine, tente parfois timidement de s’exprimer, mais se voit souvent rabrouée. Si Aldren représente l’espoir de l’émancipation pour Phuong, l’américain et le britannique se disputent régulièrement la jeune femme sans lui laisser voix au chapitre. À l’instar du Vietnam, elle est en retrait pendant que deux forces se querellent pour se l’approprier. Fragile mais résiliente, elle plie mais ne rompt pas. L’affrontement entre ses deux prétendants se métamorphose toutefois lentement en guerre pour le futur. Si dans les premières minutes du film, Thomas affirme outrageusement que Phuong ne peut pas concevoir ce qu’est l’avenir, Aldren lui en propose un et lui fait prendre conscience d’un bonheur équilibré qui se construit. Le britannique est incapable de lui offrir une vie conjuguale légitime, tandis que son rival entend l’épouser, si toutefois elle le souhaite, la rendant pour la première fois de sa vie dépositaire de son propre destin. L’opprimée s’affranchit et réclame son droit fondamental à décider de son chemin de vie. L’amour n’est plus une relation de déférence, mais un échange équivalent, un abandon mutuel. Aldren l’incite ainsi à laisser entendre sa voix, aussi bien métaphoriquement que concrètement, dans un enregistrement audio. Il lui fait prendre conscience du libre arbitre, entre autres évocations des valeurs emblématiques des États-Unis dont Un américain bien tranquille fait étalage. Néanmoins, puisque la mort d’Alden est établie dès l’entame du récit, Joseph L. Mankiewicz ne semble nourrir aucune illusion sur l’issue de ce conflit amoureux au cœur de la guerre armée, son personnage est une utopie vouée à s’épanouir. L’amour agonisera, il n’en restera que l’esprit insoumis d’une femme précédement emprisonée mais désormais libre.
La vie d’Alden est éphémère, mais elle resplendit. Face à Thomas qui a mis entre parenthèses sa propre existence pour se complaire dans une léthargie quotidienne, son adversaire amoureux célèbre les joies des bonheurs altruistes. Discrètement, Joseph L. Mankiewicz lui associe une collection de symboles joyeux et bienveillants.Le doute plane sur les réelles motivations de l’importation de plastique que fait l’américain, mais il prétend ainsi vouloir fabriquer des jouets pour les enfants, en prévision de la paix qui naîtra de l’indépendance des colonies. Auprès d’Alden se montre également régulièrement un chien dont s’émerveille Phuong alors que Thomas le craint. Le jeune homme est l’incarnation d’une vie naissante et pleine d’espoir, face à un rival plus âgé qui a renoncé à ses rêves. L’humaniste combat le nihiliste, l’utopiste affronte le résigné, mais les armes de cette lutte sont la générosité et le courage. Les joutes verbales illustrent davantage une conception différente du destin qu’une animosité claire entre les deux hommes. Seuls les rêves avortés de Thomas le séparent de son homologue. Lorsque les deux protagonistes sont confrontés à la mort, leurs divisions sont exacerbées. À la suite d’une blessure par balle, le britannique est prêt à se laisser mourir, mais Alden le secourt et le porte sur ses épaules. Une génération a abandonné, mais elle est relevée par une jeunesse habitée par de nobles idéaux. Jamais l’américain n’est directement interrogé sur la confusion autour de la raison de sa venue au Vietnam, et de sa potentielle implication dans des actes terroristes. Sa culpabilité probable est toujours évoquée loin de lui, de la bouche de décisionnaires qui ont un intérêt à voir échouer sa mission humanitaire, et la suspicion du spectateur ne naît qu’à la vue du fonctionnement chaotique d’un pays inégalitaire. Au milieu des coupables, Alden apparaît trop innocent pour être honnête, il ne rentre pas dans le moule d’un système corrompu. Il est vindicatif, accusateur et frondeur, une figure téméraire du côté du peuple. Face à l’inaction de dirigeants amorphes, il dénonce leur impunité. Il met en exergue un mal qui ronge le Vietnam et qui finit par triompher malgré les idéaux de justice de l’idéaliste. Dans la morgue froide où repose son corps, la fatalité macabre envahit la pièce, alors que Thomas se penche sur sa dépouille et relate son destin.
En faisant d’Un américain bien tranquille un gigantesque flashback relaté par Thomas devant le cadavre d’Alden, Joseph L. Mankiewicz transforme son film en confession, mais interroge aussi ouvertement sur la mission profonde de cet aveu. Dans une ligne de dialogue, le cinéaste confronte son protagoniste. Son récit n’a pas pour mission d’absoudre ses péchés, mais davantage d’exposer sa culpabilité pour recevoir une punition à la mesure de sa transgression morale. Pourtant, dans l’ultime portion du long métrage, toute forme de châtiment est refusée au triste héros. Si Thomas est convaincu qu’il a joué un rôle crucial dans la mort d’Alden, il restera impuni, renvoyé à sa condition de pantin aux mains de décisionnaires qui l’ont manipulé. L’homme qui s’imagine d’importance n’est en réalité rien de plus qu’un simple instrument et la pire sanction qui peut lui être infligée est justement de ne lui en imposer aucune. Il est néanmoins chassé du paradis de son union avec Phuong pour désormais évoluer dans un purgatoire affectif. En participant à la mort de Alden, Thomas a avant tout assassiné sa capacité à être aimé. La trahison envers sa partenaire est double. Si à l’évidence, le décès du prétendant américain touche la jeune femme dans son intimité, le journaliste a également failli à sa mission de reporter et en conséquence à son devoir envers le peuple vietnamien. En se convaincant de la culpabilité de Alden il a démissionné de sa mission de neutralité pour se fier à des preuves biaisées, circonstancielles et partielles. Thomas n’a pas que perdu ses émotions, il a également renié ses principes professionnels fondamentaux, démontrant tragiquement qu’il n’est pas un contre-pouvoir mais, à l’inverse, un organe défaillant des puissants qui ont jeté leur dévolu sur le Vietnam des années 1950.
Entre polar virtuose et film politique, Un américain bien tranquille se redécouvre avec plaisir, et s’impose comme un vibrant exemple du talent indéniable de Joseph L. Mankiewicz.
Un américain bien tranquille est disponible en DVD et Blu-ray chez Rimini Éditions, avec en bonus :
- Interview de N.T. Binh