2022
Réalisé par : Ti West
Avec : Mia Goth, Jenna Ortega, Kid Cudi
Film fourni par Dark Star pour Kinovista
Dans le sang et l’effroi, Ti West explore les recoins sombres de l’âme humaine au fil de ses réalisations. Malgré une filmographie discrète jusqu’à aujourd’hui, cet enfant du cinéma d’épouvante s’impose progressivement sur la scène internationale comme l’une des valeurs montantes du genre horrifique, en s’inspirant souvent des œuvres mythiques des années 1970 et 1980. Dévoreur de septième art avant d’être metteur en scène, il apparaît pour la première fois aux yeux du public à l’aube du XXIème siècle, à travers une poignée de courts métrages qui attirent rapidement les regards curieux. Le talent de Ti West n’est que naissant, mais sa patte séduit les décisionnaires du milieu, prêts à lui faire confiance. Dès 2009, il se fait une place de choix dans le petit monde des productions d’angoisse en se voyant confier la suite attendue bien que décevante de Cabin Fever, mais avant tout avec The House of the Devil, dont il signe également le scénario. Le cinéaste ne maîtrise pas encore tous les arcanes du cinéma, mais il tente d’être auteur autant que technicien. Sa présence parmi la myriade de réalisateurs qui élaborent chacun un segment distinct pour l’anthologie V/H/S, confirme son statut nouveau dans l’univers foisonnant de l’horreur. Pensé pour être une sorte de carte de visite aux milles visages d’une nouvelle génération d’artistes, le long métrage polymorphe marque le public.
Toutefois, depuis 2015, Ti West semblait se tourner davantage vers la télévision que vers le grand écran. Durant 7 ans, il se consacre presque exclusivement à la réalisation d’épisodes de séries télévisées et ne sort qu’un seul long métrage, le très méconnu In a Valley of Violence, relativement oubliable malgré son casting prestigieux. Le metteur en scène se détourne du chemin qui s’ouvre à lui pour mieux se ressourcer et revenir plus en forme que jamais en salle avec X, sorti en 2022. Assurément son film le plus connu à ce jour, expression de son amour profond pour les œuvres de son enfance et première pierre d’une trilogie encore en cours, X laisse éclater aux yeux de tous le talent de son créateur. Dans une pulsion de septième art aussi brutale que sincère, Ti West souhaite “sortir de l’esprit adouci du cinéma d’horreur récent pour renouer avec les tabous des décennies précédentes”. Délicieusement subversif, son long métrage mélange intelligemment appétit sexuel et hémoglobine dans une réussite formelle et scénaristique qui se distingue intelligemment des films d’épouvante actuels. Désormais disponible en VOD, DVD et Blu-ray chez Kinovista, X est une parenthèse originale et jouissive dans un genre trop souvent codifié.
Univers de la pornographie, uniquement suggerée à l’écran, et esprit des slasher des années 1970, s’y confrontent pour mieux désarçonner le spectateur. Son intrigue se centre sur l’équipe de tournage d’un film X, qui quitte le Texas urbain pour gagner la campagne afin de réaliser The Farmer’s Daughter. Parmi les participantes, Maxine (Mia Goth) pense naïvement que ce long métrage sera pour elle un tremplin vers la gloire. Malheureusement, alors qu’ils sont isolés de tout, les acteurs, réalisateur et producteur succombent un à un à la folie sanguinaire du couple de vieux propriétaires de leur location. La maîtresse du domaine Pearl (également interprétée par Mia Goth mais cette fois grimée) et son époux Howard (Stephen Ure) jalousent l’insouciance et la jeunesse de leurs victimes et se lancent dans une frénésie meurtrière.
Au cœur même de son scénario, X oppose deux formes de cinéma perçues comme des transgressions morales par les esprits étriqués, pour créer un savoureux contraste déstabilisant. Renvoyant presque le spectateur à sa propre hypocrisie, le film confronte la pornographie essentiellement montrée dans la première partie, propice à attiser le désir, et l’horreur qui éclate à l’écran par la suite, suscitant le dégout profond. À l’évidence, les films X ne font d’ordinaire de mal à personne et assurément pas aux protagonistes, mais régulièrement, X assimile leur projet à un péché capital, à travers des séquences montrant un télévangéliste condamnant fermement leur mode de vie. Pour l’Amérique traditionaliste, la vue du sexe libertin et celle de la mort devraient être dénoncées d’une même façon. Pourtant Ti West met en accusation la vertu de chacun en créant une attirance primaire pour son long métrage dans l’entame du récit, mais en s’amusant à refuser les images les plus explicites, avant de basculer dans une répulsion absolue lors des mises à mort clairement montrées à l’écran. Le public prend conscience de sa propre duplicité en étant captivé par le début de X, voire frustré de ne pas en voir davantage, avant de détourner le regard d’effroi. Le jeu entre un cinéaste malicieux et le spectateur dès lors impliqué se révèle savoureux, d’autant plus que le metteur en scène distille progressivement une confusion volontaire entre cinéma d’horreur et pornographie. Si la plupart du temps, les deux mondes sont clairement séparés, notamment à travers des formats d’image changeant selon le registre illustré, l’épouvante s’invite insidieusement dans les scènes d’ébats. La peau frippée de Pearl s’aperçoit discrètement dans un coin de l’écran au moment où Maxine et son partenaire sont en plein tournage, et plus concrétement, la scène de sexe la plus clairement montrée ne provoque aucun excitation, intervenant après de nombreuses mise à mort et unissant la vieille femme et son époux. Plus implicitement, les acteurs du film pornographique accentuent verbalement le rapprochement entre leur métier et le sang en se comparant à un accident de voiture dont on ne peut détourner le regard, alors que quelques minutes plus tôt X laissait percevoir à l’écran la tôle froissée d’une voiture et les viscères étalées d’une vache, au bord d’une route. Ti West a astucieusement dépourvu son audience de toute appétence sensuelle.
Au milieu des mares de sang, les héros de X suivent la même déchéance morale que le spectateur. Pour eux aussi, l’industrie de la pornographie a été un idéal trangressif, avant la plongée dans l’effroi. Étonnement, aucun d’entre eux n’est là par contrainte, ils sont tous désireux de participer à l’élaboration de The Farmer’s daughters, imaginant qu’il sera un tremplin vers la gloire. Sans cesse, Maxine se parle à elle-même après avoir absorbé de la cocaïne, pour se convaincre qu’elle est une star et que rien ne pourra la détourner d’un avenir radieux. Son producteur est quant à lui certain de faire fortune avec son long métrage, et X tendrait presque à lui donner raison. L’intrigue se place en 1979, juste avant l’essor de la VHS, et ce personnage est pleinement conscient, devenant presque prophète du sexe, que la pornographie s’invitera bientôt dans le salon des paragons de fausses vertues qui dans l’intimité céderont à leurs envie charnelles. Pour le réalisateur de The Farmer’s Daughter, sorte de caricature volontairement grossière d’un jeune metteur en scène, le tournage est l’occasion de faire étalage de son savoir et de ses influences, convaincu qu’il peut insuffler l’esprit de la Nouvelle Vague dans une production pornographique. En condamnant la plupart des protagonistes à une mort violente, X leur vole leurs illusions de grandeur, les heurtant à la réalité, et interroge alors sur la pertinence de poursuivre un idéal à n’importe quel prix. Le meurtre du cinéaste, première victime du film, marque le point clairement délimité où Ti West fait basculer son oeuvre dans l’horreur et signe la fin des illusions. Poignardé sauvagement à de très nombreuses reprises, son sang macule les phares d’une voiture. La lumière qu’il convoitait devient rougeâtre, et l’euphorie des premières minutes de X cède sa place à l’effroi. Le producteur de The Farmer’s daughter est quant à lui éborgné. Le voyeur en chef est très symboliquement privé de la vue, avant de succomber à ses blessures. X en deviendrait presque une critique d’un rêve américain qui se refuse aux protagonistes, ici exprimé dans un cadre particulier.
Cependant, Ti West ne cède jamais au moralisme et condamne peut-être même plus fortement la partie rurale des États-Unis. En faisant des antagonistes clairs du film un couple de personnes âgées, profondément isolé dans leur campagne, X dénonce un mode de vie autarcique qui conduit à la folie sanguinaire. De nombreux traits communs rassemblent l’équipe du film pornographique et leurs deux hôtes, pourtant une barrière idéologique les sépare, les empêchant de communiquer autrement que dans la violence. La défiance de Howard est ainsi clairement exprimée lorsqu’il se présente pour la première fois au producteur fusil en main, pourtant l’homme de cinéma lui confie immédiatement posséder également une arme à feu. Le vieillard est un vétéran de la guerre, et un des acteurs de The Farmer’s daughter est revenu marqué du Vietnam, pensant partager une peine commune avec l’ancêtre, pourtant il sera sauvagement abattu. De façon plus évidente, offrir un double rôle à Mia Goth accentue le lien entre la vieille femme et la jeune idéaliste, même si, à l’écran, Ti West impose des lignes droites de son décor pour les séparer ostensiblement. Modernité et traditionalisme ne dialoguent jamais, et en prolongeant cette idée, l’environnement de la maison devient un lieu de péril. Des alligators menacent une première fois Maxine, avant de dévorer une autre actrice. Perdus dans la campagne, les citadins sont engloutis par une ruralité qui les perçoit avec dédain.
Pourtant les gestes macabres de Pearl sont motivés par le rêve fou de renouer avec une jeunesse désormais loin d’elle mais qu’elle veut caresser une dernière fois. En jetant son dévolu sur Maxine, et en la frôlant même une fois, la vieille femme veut retrouver ses tendres années que le film laisse penser contrariées. Sa beauté est morte, elle s’est évanouie face au poids des années, et le sinistre écho d’une femme séduisante lui ressemblant, la place dans la tourmente. L’actrice de X Brittany Snow compare ainsi en interview le film à un conte macabre sur la fatalité de l’âge et l’épreuve de la perte de la grâce. Pearl ne veut pas mettre à mort Maxine, contrairement à ses autres pensionnaires, elle veut la capturer et la conserver près d’elle. Très tôt dans le film, Ti West installe cet élément clé de l’intrigue en rendant rigoureusement semblable le maquillage bleu des paupières de Maxine, et celui de poupées qui ornent la maison du couple de vieillards. Plus ouvertement, la sexualité débridée mais épanouie de la protagoniste s’oppose à la frustration sans cesse répétée de Pearl, désormais incapable de faire l’amour avec son mari. X aurait pu virer à la critique du monde de la pornographie, pourtant il reste sans cesse respectueux avec les personnages qui en font partie, et condamne à l’inverse la douleur née de l’abstinence.
Dans une même démarche d’impertinence, le long métrage propose plusieurs évocations religieuses pour mieux désacraliser le divin. La réalisation de Ti West assimile parfois le point de vue du spectateur à celui d’une entité invisible qui arpente la ferme de tous les supplices. Caméra à l’épaule, le cinéaste contourne un bâtiment, filme à travers une fenêtre comme un espion malicieux, ou déambule dans les couloirs de la cabane. L’implication du spectateur en est décuplée. L’envie de rendre actif le public, à la fois témoin impuissant et omniscient, apparaît évidente. Toutefois, les séquences récurrentes mettant en scène le télévangéliste sont les plus acerbes dans une forme de fronde menée contre une religion rigoriste. Les messages du prédicateur ne sont jamais porteurs de bienveillance, mais sont toujours de sévères mises en garde contre une déviance morale durement jugée. L’incarnation d’un dieu hypothétique n’est pas compatissante, elle est punitive. X segmente toujours son image d’une façon identique pour exclure injustement Maxine du monde mystique, telle une paria. La protagoniste occupe la gauche de l’écran, et souvent l’arrière-plan, tandis que le poste de télévision est lui placé à droite, créant ainsi une frontière opaque. Jusque dans sa dernière prise de vue, X reproduit ce motif visuel, cette fois avec une croix.
X se démarque des autres productions horrifiques habituelles par des choix de mises en scène habiles, mais aussi par une densité de fond qui se révèle à qui ose l’affronter.
X est déjà disponible en VOD, puis sera édité en DVD et Blu-ray le 16 février chez Kinovista, avec en bonus :
- Le Making-og
- The Farmer’s daughters – Le film
- Incarner Pearl
- Bandes-annonces