Sans filtre
Sans filtre affiche

(Triangle of Sadness)

2022

Réalisé par : Ruben Östlund

Avec : Harris Dickinson, Charlbi Dean, Dolly de Leon

Film fourni par Dark Star Presse pour SND / M6 Vidéo

Corrosif et incendiaire, le réalisateur Ruben Östlund fait du cinéma un glaive qui pourfend les travers d’une société moderne défaillante. Avec son regard acide sur le monde, il dénonce les inégalités et les contradictions morales, le plus souvent en employant un second degré aussi précis que caustique. Pourtant, le metteur en scène a pleinement conscience d’évoluer quotidiennement dans l’univers privilégié du septième art, comme il le confesse en interview, mais il est de sa responsabilité d’auteur d’utiliser sa liberté et son influence pour inviter à un éveil des consciences. Son périple filmique s’esquisse d’ailleurs entre paillettes et humour noir. Ruben Östlund est assurément un des enfants chéris de Cannes, mais l’âme de ses œuvres tranche profondément avec le faste qui entoure le festival, au point de parfois égratigner l’image des starlettes et des milliardaires qui gagnent la Côte d’Azur chaque année. Après des débuts modestes dans sa Suède natale, le réalisateur est sélectionné une première fois en 2014, dans la catégorie Un certain regard, pour son long métrage Snow Therapy, dénonciation loufoque d’une famille moderne. Le monde découvre l’auteur, et son registre privilégié, la satire. Un genre que Ruben Östlund qualifie volontiers de nécessaire pour alerter le public sur l’état de notre société. Reprenant à soi une citation de Michael Haneke, le cinéaste est convaincu que le drame ne suffit plus à marquer le spectateur, et que seule une forme d’exagération assumée de la réalité peut parvenir à capter pleinement son attention.

2017 est l’année de la consécration pour le suédois. Cette fois en compétition officielle, son film The Square dynamite le microcosme du monde de l’art moderne et permet au réalisateur d’obtenir sa première Palme d’Or. Auréolé de ce succès, Ruben Östlund s’accorde néanmoins 5 années de répit, loin des projecteurs, pour réfléchir à sa prochaine œuvre, Sans filtre. De retour sur La Croisette en 2022, le prodige n’a pas été oublié de Cannes. Après une séance ponctuée par une longue standing ovation, le réalisateur décroche à nouveau la récompense ultime, devenant l’un des rares cinéastes à être doublement honoré. Le chemin vers la gloire n’est pas fini pour Sans filtre. À quelques jours des Oscars et dans une relative surprise, le long métrage est nommé dans de nombreuses catégories et pourrait bien créer la surprise.

Du monde de l’art moderne, l’auteur bascule cette fois dans celui des ultrariches. Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean) sont deux mannequins épris l’un de l’autre et qui rythment leur quotidien au gré de leurs publications sur Instagram. Lorsqu’une croisière sur un luxueux bateau leur est offerte, les deux amants font la rencontre d’une vieille génération de milliardaires, tous moralement défaillants, dans un luxe tapageur. Le voyage se transforme en calvaire au moment où presque tous les passagers tombent malade pendant le traditionnel dîner du capitaine (Woody Harrelson), puis lorsque le navire coule lors d’un abordage de pirates. Seule sur ce qui semble être une île déserte, une poignée de survivants tente de subsister à leurs besoins, alors que la richesse financière n’a plus aucune valeur.

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Fidèle au genre qui l’a rendu célèbre, Ruben Östlund s’épanouit à nouveau dans une satire profondément acerbe, parfois anarchiste, où l’humour glauque sert à mettre en lumière l’impunité et la cruauté d’une classe dominante. Le cinéaste avoue dans différents entretiens être profondément enragé à la vue d’une caste dirigeante qui détourne les combats essentiels de société, comme la lutte contre le réchauffement climatique, afin de vendre des biens matériels dispensables. Dès l’entame de Sans filtre, le metteur en scène illustre explicitement cet axe fondateur de son oeuvre en montrant à l’écran un défilé de mode qui pervertit l’essence du combat écologique, avant que ne s’affiche à l’écran “Cynisme maquillé en optimisme”, comme un précepte mystique. Le réalisateur confie ainsi une clé de lecture fondamentale à l’appréciation du film. La dénonciation d’une immoralité à peine cachée est au cœur du récit. Isoler longuement les ultrariches dans le huis-clos du bateau de luxe sert intelligemment à déconnecter ces parvenus imbus de leur personne du monde ordinaire. Sur le navire, ils vivent en autarcie, dans une bulle où chacun de leur détestable désir est exaucé sans parfois même qu’une parole ait besoin d’être prononcée. En une simple remarque, Carl provoque le renvoi involontaire presque immédiat d’un marin, à qui il reproche autant ce qu’il est que ce qu’il fait. Le monde des invisibles, qu’ils soient serveurs, femmes de chambre ou simples matelots est contraint à une servitude extrême, sans que les passagers ne considèrent leur sacrifice. Les ultrariches apparaissent maîtres absolus du temps et d’une réalité qu’ils peuvent déformer à loisir. Le capitaine est le plus souvent absent, laissant penser que personne ne dirige ce yacht devenu fou, mais lors d’une de ses rares apparitions, il s’efface face à une riche voyageuse qui lui reproche la saleté de voiles pourtant inexistantes. Les vacanciers ne font pas que modifier l’organisation du personnel, ils la perturbent ostensiblement. La folie d’une voyageuse vraisemblablement ivre bouleverse l’emploi du temps des employés, au point d’entraîner une pourriture de la nourriture qui provoque une intoxication alimentaire générale.

Ruben Östlund signe son œuvre, à la manière d’un malicieux sale gosse, à travers la scène centrale de Sans filtre qui s’ensuit. Avec cette lubie de trop, les ultrariches ont provoqué leur propre décrépitude. Les manifestations de leur maladie sont explicites et le cinéaste déclenche un plaisir primaire chez le spectateur, qui au-delà du dégoût de l’étalage visuel assumé de vomi et de matière fécale, éprouve une forme de jouissance vicieuse à voir les tortionnaires devenir victimes de leur propre bêtise. Plus implicitement, le film montre au même moment une accumulation de plans légèrement de biais, imageant ainsi un monde vacillant en pleine chute. La tempête qui frappe le navire accentue également l’atmosphère d’apocalypse offerte par le film. Le monde des nantis s’effondre sous le poids de leurs péchés moraux. Dans un élan anarchiste, le film profite également de cette occasion pour bouleverser la sphère sonore. Les passagers se tordent de douleur sur fond de musique classique, mais les femmes de ménage qui viennent nettoyer les dégâts interrompent les airs de piano pour laisser entendre un rock féroce. Dans une fronde jubilatoire, Sans filtre a détruit son environnement sensoriellement, avant de le faire scénaristiquement avec l’abordage et l’explosion du navire.

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Toutefois, si le long métrage a pour vocation de nous faire percevoir la haute société dans sa première partie, il incite le public à épouser le point de vue de deux héros qui sont radicalement différents des autres passagers. Carl et Yaya sont tout aussi condamnables que les autres voyageurs, mais ils symbolisent l’émergence d’une nouvelle forme de richesse, non pas issue d’une fortune industrielle ou d’un héritage, mais d’une simple commercialisation de leur image. Ruben Östlund dit ouvertement en interview que le couple principal à “leur beauté comme seule ressource”. En laissant les deux héros côtoyer des chefs d’entreprise, généralement à la tête d’empire qui font commerce de produits honteux, le film confronte ancienne et nouvelle école de la bourgeoisie, sans jamais manquer de souligner le vice qui les réunit ou ce qui les oppose. Les autres voyageurs ont acheté leur billet, Carl et Yaya ont été invités en tant qu’influenceurs. Les ultrariches d’aujourd’hui n’ont plus besoin de dépenser leur argent, tout leur est offert dans le simple espoir que leur aura médiatique captera l’attention d’un public qui vit leur extase par procuration. Sans filtre marginalise régulièrement ses deux protagonistes, souvent à l’écart du reste des personnages. Yaya ne s’épanouit pas réellement sur le navire, elle ne fait que truquer ses émotions pour obtenir un cliché avantageux, comme si elle était à bord pour travailler davantage que pour réellement profiter du voyage. Cet écartèlement entre être et paraître est amorcé dès la première partie, ancrée dans le monde de la mode. Lors d’un défilé de haute couture, le public est invité à se décaler d’une place, provoquant l’exclusion de Carl du premier rang et le reléguant à l’arrière de l’image. Il ne fait pas partie de ce monde qu’il espère tutoyer, il gravite simplement autour, tentant vainement de trouver la lumière des projecteurs. Son âme est profondément divisée, au point d’être dépourvue de toute émotion propre. Sous les invectives d’un reporter, il passe d’une attitude souriante à un regard austère, esclave des diktats qu’on lui impose. Pourtant le jeune homme tente d’exprimer ouvertement ses sentiments auprès de Yaya, au cours d’une dispute, mais jamais le récit ne lui permet d’être reconnu pour ce qu’il est au plus profond de lui. Les deux amants sont trop différents, l’une en pleine ascension, l’autre dans la déchéance. Ils servent leurs intérêts mutuels davantage qu’ils ne s’aiment.

Au moment de dynamiter avec malice le monde des ultrariches, Sans filtre inclut cependant le couple dans l’effondrement d’un système délétère, judicieusement condamné par le film. Dépeindre l’obscénité de la société des embourgeoisés ne suffit pas au plaisir du réalisateur qui fait s’écrouler un château de cartes déjà vacillant, tel un enfant capricieux. D’une plume rageuse, l’auteur devient la voix d’une population mondiale modeste et invite les nantis à se repentir dans la douleur la plus totale. Au-delà de l’avalanche de liquide répugnant qui noie les passagers, la scène du dîner du capitaine devient également le théâtre d’un affrontement idéologique. Dans un paradoxe clairement énoncé dans le film, le capitaine américain du navire affiche son marxisme, tandis qu’un oligarque russe devient l’apôtre du capitalisme. Avec intelligence, Sans filtre pose de nouvelles frontières, qui ne sont plus géographiques comme au temps de la guerre froide, mais purement économiques. Une classe opprimée réclame justice face à un magnat qui étale ses richesses. Ruben Östlund affiche clairement le camp qu’il choisit de défendre en conférant sans cesse un ascendant au capitaine. Dans une joute verbale fortement alcoolisée, le marin semble constamment en possession de ses moyens alors que son interlocuteur russe s’effondre. De plus, lorsque les deux adversaires s’affrontent à coups de citations, l’oligarque ne cesse d’exprimer un humour léger, tandis que le capitaine bascule dans l’émotion, jusqu’à livrer ses propres écrits, confessions de ses tourments lors des années sombres de son Amérique natale. Une part de vérité émotionnelle, voire de sagesse, est détenue par les personnages les plus démunis du film, comme le long métrage le montre dès sa première partie, lorsqu’un chauffeur de taxi donne des conseils affectifs à Carl, incapable de s’exprimer face à Yaya. Sans filtre dénonce davantage la cécité et la bêtise des plus riches que l’invisibilité des opprimés.

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Toutefois, à l’instant précis où le spectateur pense avoir cerné le film, Sans filtre bascule dans une réflexion beaucoup plus universelle et développée autour de la corruption propre à tout détenteur de pouvoir. Si le monde des ultrariches est voué à être démoli, et même si Ruben Östlund prend un malin plaisir à le mettre à mal dans une explosion aussi concrète que métaphorique, la reconstruction d’une nouvelle société est gangrenée par les mêmes maux. Les exclus du monde ont dynamité le bateau, mais la seconde moitié du long métrage, dans le cadre restreint de l’île déserte, ne fait que perpétuer le cercle vicieux de la domination d’une classe sur une autre, avec un fatalisme affirmé. Les naufragés ne sont plus régis par les mêmes règles qu’auparavant. La fortune financière n’a plus aucune valeur, seule compte le savoir qui permet de survivre dans un environnement hostile. Sans filtre force ses personnages à renouer avec des considérations triviales, essentiellement illustrées par le besoin de manger. Pour prolonger ce retour aux instincts primaires, le réalisateur propose plusieurs évocations subtiles de l’âge de pierre, que ce soit à travers la société de cueilleurs et de chasseurs qui s’installe, ou lors d’une scène au cours de laquelle les protagonistes peignent la roche de représentations des animaux qu’ils ont mis à mort. Mais dans la reconstruction d’une organisation claire, les opprimés d’hier deviennent tragiquement les oppresseurs d’aujourd’hui. Abigail (Dolly de Leon), une humble femme de ménage, est la seule personne capable de pécher, de faire du feu, et de cuisiner. L’ancienne servante devient la nouvelle dominatrice de la pyramide qui s’instaure, et avec un grand fatalisme, le long métrage expose la thèse que la corruption et l’abus de pouvoir n’est pas le propre d’une classe sociale, mais plutôt de toute personne ayant l’ascendant sur ses pairs. Passé les quelques minutes où l’inversion des rôles provoque une satisfaction, notamment soulignée par l’oligarque russe qui cite Karl Marx, un profond sentiment de désespoir s’empare du public face à l’odieux spectacle qui recommence. En exigeant des faveurs sexuelles de Carl contre un peu de nourriture et de confort, Abigail laisse planer l’idée que l’asservissement de l’autre est le propre de l’être humain. Le refuge émotionel qu’incarnait cette femme dans un océan de vice est habilement subsitué au spectateur confronté aux turpitudes humaines.

L’universalité de l’oppression d’une nouvelle classe dominante est accentuée par une inversion volontaire du genre des nouveaux bourreaux. Si sur le bateau, on ne cesse de voir des hommes détenteur des richesses et pourvoyeur d’injustice, l’île bouleverse ce status-quo en propulsant une femme à la tête de la nouvelle organistation malheureuse. La toxicité d’une caste dirigeante n’a pas de sexe, elle peut émaner de n’importe qui en position d’imposer la servitude. Ce basculement perd rapidement son côté amusant pour instaurer une froideur absolue qui glace habilement la fin du récit, tout en lui donnant une profondeur insoupçonnée durant la première partie du film. Cette volonté est pourtant à la base de Sans filtre et de son élaboration. La genèse du scénario est le fruit de conversations entre Ruben Östlund et sa femme, photographe de mode, qui a souvent relaté à son époux la toxicité qui règne dans son milieu, bien que les femmes y soient bien mieux payées que les hommes et y occupent des postes hauts placés. Dès l’entame du film, le réalisateur martèle d’ailleurs cette idée, répétant à plusieurs reprises que Yaya perçoit trois fois plus de revenus que Carl. L’île devient un écho lointain au monde de la haute couture, une même organisation se refonde, à ceci près que l’enjeu majeur n’est plus la lumière des projecteurs ou les vues sur Instagram, mais la survie sous son aspect le plus brut. Sans filtre enlève tout le faste qui entoure l’univers de la mode pour revenir à des considérations vitales, tout en conservant ses rapports de force. Carl en devient le personnage le plus obscur moralement. S’il est concevable de comprendre Yaya et même Abigail, il est plus compliqué de trouver des excuses au jeune homme, qui dans l’introduction et la conclusion de l’histoire contraint ses émotions pour se plier à l’autorité, et qui finit par être le premier artisan des souffrances de son ex-compagne. Ruben Östlund appuie la symétrie entre la première et la dernière partie de sa satyre en proposant une séquence analogue, au cours de laquelle Carl demande à Yaya ce qu’il est censé faire, incapable de prendre une décision. Le protagoniste ne sait pas comment aimer, il se contente des miettes qu’on lui donne, comme un animal de cirque récompensé pour l’un de ses tours. Pourtant Yaya lui a promis l’honnêteté, qui devrait être le socle d’une romance épanouie, mais aveuglé par le miroir aux alouettes du pouvoir, le garçon sombre dans la faute morale.

D’abord perçu comme une satire acide, Sans filtre se révèle être une profonde et habile mise en accusation universelle des turpitudes de tout être humain en position de pouvoir.

Sans filtre est disponible en VOD, DVD et Blu-ray chez SND / M6 Vidéo, avec en bonus : 

  • Interview de Ruben Östlund
  • Interview de Ruben Östlund et Dolly de Leon
  • Les affiches internationales
  • Rush des casting
  • Scènes coupées
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Nicolas Marquis

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