(One of Our Aircraft Is Missing)
1942
Réalisé par : Michael Powell, Emeric Pressburger
Avec : Godfrey Tearle, Eric Portman, Hugh Williams
Film fourni par Elephant Film
À l’entame des années 1940, l’Europe est à feu et à sang. Tandis que la Seconde Guerre mondiale ravage le continent, et que l’effroyable spectre du nazisme étend son influence, les nations s’affrontent dans une lutte sans merci. Alors que l’Angleterre subit quotidiennement les bombardements allemands et vit dans une peur constante, le premier ministre britannique Winston Churchill accorde de nombreuses subventions financières aux producteurs de films à même de soulever les foules dans un élan de résistance commun face à l’adversité. Pour galvaniser la population civile meurtrie par les privations, et obtenir son adhésion à l’effort de guerre, les instances politiques emploient ouvertement l’art comme outil de propagande. Le septième art de l’époque devient alors un terreau fertile à l’imagination de dizaines de réalisateurs et de scénaristes, qui transforment les contraintes des codifications du cinéma commandité par l’armée en artifices filmiques propices à l’expression de leur regard personnel sur leur ère troublée. Au sein de ce bouillonnement culturel, le duo formé par Michael Powell et Emeric Pressburger, voué à devenir légendaire, émerge progressivement, avançant soudé et complice.
Au moment où se déclenche la Seconde Guerre mondiale, Michael Powell est déjà une personnalité connue, bien que discrète, du monde du cinéma. Dès son plus jeune âge, dans les années 1920, il profite de l’influence considérable du metteur en scène Rex Ingram, qui lui permet de se familiariser avec les techniques de filmage, et d’acquérir un ensemble de connaissance pratiques qu’il n’aura de cesse de perfectionner tout au long de sa carrière. En plus de Rex Ingram, Michael Powell a la chance d’avoir un second mentor en la personne d’Alfred Hitchcock car, en effet, à la fin de cette même décennie, les deux hommes nouent une relation de travail particulière. Bien qu’adepte du contrôle absolu, Alfred Hitchcock accorde une grande valeur à l’opinion de son jeune élève, qui influence jusqu’au déroulé scénaristique de certaines de ses œuvres. En 1937, Michael Powell s’émancipe de ses figures tutélaires de ses illustres aînés, et après avoir mis en scène plusieurs programmes de complément, il livre sa première réalisation avec À l’angle du monde, l’une des rares qu’il effectuera seul. Deux ans plus tard, sous l’impulsion du producteur d’origine hongroise Alexander Korda, le cinéaste est amené à travailler avec Emeric Pressburger, un scénariste qui a lui-même fui l’Europe de l’Est en plein chaos. Ensemble, ils mettent sur pied L’espion noir, une oeuvre annonciatrice des vingt années suivantes de collaboration commune qui uniront le binome. Le long métrage scelle un pacte artistique entre ses deux géniteurs, alors que Michael Powell et Emeric Pressburger s’échangent régulièrement les rôles de réalisateur et de scénariste, pour avancer en parfaite symbiose. Rapidement, ils acquièrent également une indépendance économique relative. En 1942, désormais sous la bannière The Archers, ils produisent pour la première fois un film qu’ils mettent en image, Un de nos avions n’est pas rentré, s’inscrivant certe dans le cinéma de propagande de l’époque, mais toutefois porteur d’une patte caractéristique et d’un recul sur les événements qui en font une étape marquante de leur carrière.
Il s’y joue le destin rocambolesque de l’équipage du bombardier anglais B for Bertie, qui se voit contraint d’abandonner l’appareil après une mission en territoire allemand, suite à une avarie technique. Parachutés au-dessus de la Hollande occupée, les soldats britanniques tentent initialement de se cacher, mais sont rapidement contraint d’aller à la rencontre de la population civile locale pour tenter de regagner clandestinement leur pays. À leur grande surprise, les militaires découvrent un réseau de solidarité et de résistance caché parmi les habitants des Pays-Bas, opposés à l’envahisseur nazi, et grâce à l’entraide entre les peuples, ils se rapprochent progressivement de la mer qui sépare les deux nations.
À travers la galerie de personnages fournie qui occupe l’habitacle du B for Bertie, Un de nos avions n’est pas rentré offre une photographie diversifiée de l’identité britannique de l’époque, reproduisant en miniature la société du pays. Le noble guindé cohabite avec le roturier décontracté, l’acteur shakespearien collabore avec le joueur de football modeste, et malgré les différences notables entre chacun d’entre eux, tous semblent perpétuellement soudés face à l’adversité, parfois d’opinions contraires mais avançant constamment dans la même direction. Néanmoins, au-delà de l’idéalisation un peu utopique de l’union entre les protagonistes propres au cinéma de propagande, Michael Powell et Emeric Pressburger utilisent leur long métrage pour confronter la société anglaise à la réalité effroyable qui règne en Europe continentale. Alors que le public du pays ne connaît la guerre qu’essentiellement à travers les bombardements qui frappent les grandes villes, il fait l’expérience de l’occupation dans le cadre restreint de la salle de cinéma. Faire des personnages principaux des aviateurs apparaît alors significatif, et propice à une identification plus grande du spectateur aux héros. Durant les minutes introductives du film, les territoires occupés ne sont entraperçus que depuis le point de vue céleste de l’aéronef : distants de l’horreur du sol, physiquement détachés, les soldats ignorent tout de la réalité du terrain. Le problème mécanique qui les contraint à abandonner l’avion les force à entrer en contact avec une population opprimée dont ils étaient préalablement exclus. Privées de leurs ailes, les créatures du ciel deviennent des êtres normaux, désormais dans le besoin d’aide.
Un de nos avions n’est pas rentré accentue l’assimilation des soldats anglais aux civils hollandais par une succession d’installations visuelles qui font des nouveaux venus des hommes inscrits dans la société du pays : leur première décision consiste à ce titre à enterrer leurs parachutes, et à se défaire de leurs uniformes pour ne pas être repérés par l’ennemi. Il semble d’ailleurs que dès lors que le film quitte les cieux, il s’échine à confondre volontairement les deux peuples. Ainsi, des photographies des monarques de chaque nation sont montrées l’une accolée à l’autre, comme les deux faces d’une même pièce. Néanmoins, c’est dans un cadre plus intime que la fusion entre Grande-Bretagne et Pays-Bas est la plus ostensible. Outre le fait que les soldats soient obligés d’endosser des identités fictives diverses et variées tout au long de l’aventure, le film les invite au plus proche de la population, au cœur des foyers. Les anglais ont beau ne pas parler la langue de leurs hôtes, ils sont régulièrement conviés à table, comme des membres d’une même famille. Ils n’ont pas la même confession religieuse, pourtant ils sont accueillis en sécurité dans les églises hollandaises. Les militaires deviennent des émanations des civils, à tel point que leurs parachutes servent finalement à confectionner des robes. Par ailleurs, dans une bien étrange volonté scénaristique, l’avion qu’abandonne le bataillon continue sa trajectoire vide durant des très nombreux kilomètres, résistant à l’avarie malgré ce que craignaient ses occupants. La machine de guerre poursuit sur sa trajectoire inaltérable, mais ces quelques soldats s’humanisent le temps de leur errance, ramenés au niveau des hommes simples.
Michael Powell et Emeric Pressburger font évoluer en parallèle la sphère visuelle et auditive. En accompagnant toutes ces idées purement visuelles, d’un travail autour du son, et de sa perception par les soldats et le public, les réalisateurs prolongent l’idée que les militaires sont désormais au plus proches des tourments humains du continent. Durant la phase introductive, au cœur de l’avion, la guerre est incroyablement silencieuse. Alors que les bombardements font rage, l’atmosphère de l’appareil est faite de quelques rares bruits sourds, loin du fracas des bombes, laissant l’impression que le conflit ne se vit que de manière indirecte. Avec une grande ingéniosité, Un de nos avions n’est pas rentré perce cette bulle mutique durant toute la suite de l’épopée, et cela bien que le film soit absent de toutes représentations des combats une fois le parachutage passé. Ainsi, un char allemand qui croise la route des fugitifs fait retentir son klaxon strident, associant la rugosité sonore à l’envahisseur nazi. À l’inverse, le peuple hollandais est accompagné des accords mélodieux de son hymne national, interdit sur le territoire et dès lors chant de révolte déclamé avec bravoure, comme on brandit une arme. L’escouade de protagonistes n’est plus en marge de la guerre, elle y est pleinement immergée, grâce à cette sensation auditive nouvelle. Symboliquement, alors que l’un des anglais prete l’oreille à une intervention de sa femme à la radio en fin de long métrage, Michael Powell et Emeric Pressburger refusent au public l’écoute de cette transmission, comme si le spectateur ne pouvait plus regagner l’innocence de l’inscousciance, désormais lui aussi conscient des affres de la guerre.
Mais davantage que la prise de conscience et que la bravoure des soldats anglais, Un de nos avions n’est pas rentré constitue un formidable témoignage d’admiration dédié à la témérité des hollandais, à une époque où leur pays connaît les pires outrages de l’Histoire. Le film prend un soin tout particulier à rendre hommage à la résistance locale, et à la faire incarner par les plus fragiles. La première main qui se tend au bataillon anglais en perdition provient d’un petit groupe d’enfants, qui font preuve de bienveillance du haut de leur innocence. Plus ouvertement, Michael Powell et Emeric Pressburger font de deux femmes les principales organisatrices de la fuite des protagonistes, les transformant par ailleurs en donneuses d’ordre courageuses. L’abnégation des habitants des Pays-Bas possède toutefois la particularité de ne pas s’exprimer à travers une succession de coups d’éclat explosifs, mais davantage dans une insoumission impertinente. Le peuple est contraint par la brutalité nazie, mais lui oppose une malice assumée, non violente. Ainsi, la scène du match de football semble être la retranscription la plus habile de cette mentalité : alors que les militaires Allemands exigent que cinquante spectateurs quittent l’enceinte du stade, absolument tous les hollandais présents décident de vider les lieux, confrontant l’envahisseur à l’absurdité de ses ordres. La psyché de toute une nation, essentielle à la compréhension des intentions du film, se dessine au fil de la rébellion.
Face à cette idéalisation de l’âme de révolte des opprimés, Michael Powell et Emeric Pressburger font le choix de ne presque jamais incarner physiquement les forces nazies. Durant une grande partie du film, aucun soldat allemand n’est clairement montré, ils ne sont qu’un simple péril hypothétique évoqué entre les personnages, ou tout au plus une voix dans un haut parleur. Lorsque les deux cinéastes sont contraints de donner corps à l’envahisseur, il choisissent de le priver de toute personnalité : dans la séquence de l’église, le gradé qui traque les fugitifs n’est qu’une silhouette dans la pénombre, filmée de loin, ou à travers le reflet d’un miroir. En optant pour cette absence de personnage hostile clairement défini, Un de nos avions n’est pas rentré semble vouloir dénoncer un système oppressif inhumain, plutôt que les hommes qui l’appliquent, souvent sous la contrainte. L’ennemi des héros du long métrage est la machine despotique nazie dans son ensemble, pas uniquement l’ultime maillon de la chaîne tyrannique. L’œuvre en devient le combat entre deux idéologies, un duel entre soif de liberté et répression cruelle. Michael Powell et Emeric Pressburger s’inscrivent en réalité pleinement dans la volonté des films de propagande britanniques de l’époque, qui adoptent cette retenue la plupart du temps, à l’inverse des productions américaines qui s’appuient souvent sur des antagonistes très marqués. Le long métrage ne donne de visage aux allemands que dans ses dernières secondes, et fait d’eux des personnages tout autant à la dérive que l’escouade britannique, comme si la guerre éprouvait l’humanité dans son ensemble.
Un de nos avions n’est pas rentré marque l’émergence d’un duo de réalisateurs épatant, en plus de s’imposer en grand film d’aventure intelligent et captivant.
Un de nos avions n’est pas rentré est disponible en combo Blu-ray / DVD chez Elephant Film, avec en bonus :
- Un entretien avec Justin Kwedi
- La bande annonce