1998
Livre obtenu par nos propres moyens
Pour aiguiser son regard sur le monde, Haruki Murakami le traverse de part en part. Bien que ses écrits soient souvent centrés sur son Japon natal, c’est au fil des voyages que l’auteur affûte sa plume inimitable. Après une enfance douce et paisible dans un Kobe qui le voit grandir, et des études à l’université Waseda de Tokyo, l’écrivain s’exile et parcourt le globe. Entre Grèce, Italie et États-Unis, Haruki Murakami laisse errer son âme vagabonde tout autour d’une planète qu’il cherche à comprendre. Mais en 1995, tout change: ému par le tremblement de terre de Kobe, et bouleversé par l’immondice de l’attentat au gaz sarin de la secte Aum dans le métro de Tokyo, les deux villes qui l’ont un temps abrité, l’auteur éprouve le besoin de revenir sur ses terres et de se reconnecter avec la société nippone. Pour exorciser ses démons, Haruki Murakami écrit, et tente de soigner les blessures d’un peuple à l’encre de ses romans. Son travail d’orfèvre, aussi profond qu’abordable, lui confère une renommée internationale, et fait de lui un concurrent régulier au prix Nobel de littérature, une des rares récompenses manquant encore à son palmarès, bien qu’il ne court pas après la reconnaissance. Toutefois, avant son périple autour du monde, une autre part significative de la vie de Haruki Murakami se dessine, alors que le jeune homme ouvre un club de jazz dans les rues de la capitale japonaise. Féru de musique, Haruki Murakami tutoie le 4ème art et retranscrit cette passion dans ses ouvrages: outre les citations régulières de chansons qui émaillent ses écrits, l’artiste emprunte la musicalité des notes et la propulse à l’écrit, s’installant en maître du tempo. Parfois à l’origine de grandes symphonies littéraires, comme avec Kafka sur le rivage ou 1Q84, parfois dans une forme plus courte, tel un tube radiophonique. A travers ses nouvelles, Haruki Murakami varie les styles. L’éléphant s’évapore compile ainsi de nombreux essais d’une poignée de pages chacun, que l’auteur ponctue de fantaisie et d’introspection.
Dans ce recueil, Haruki Murakami apparaît comme un caméléon de la littérature, apte à tous les styles d’écriture. Du portrait intimiste Sommeil, à la douce folie humoristique de La seconde attaque de la boulangerie, en passant par le registre fantastique dans Le nain qui danse, ou la forme épistolaire du Communiqué du kangourou, l’auteur se plie à tous les exercices, et semble en quête perpétuelle de la juste approche pour insuffler autant d’originalité que d’authenticité à sa galerie de personnages.
En guise de trait commun à cette collection de nouvelles, Haruki Murakami opte néanmoins pour des récits écrits à la première personne du singulier. Le “je” omniprésent pendant tout l’ouvrage force une implication certaine chez le lecteur: L’éléphant s’évapore, nous apostrophe directement, faisant de nous les témoins privilégiés d’une confidence, le plus souvent inavouée jusqu’alors, de personnages torturés. En jouant de cette approche unique, le livre accepte par ailleurs que le point de vue exprimé soit biaisé. Peu importent les faits en définitive, l’essentiel est dans le ressenti des protagonistes, dans leur façon d’appréhender un élément qui perturbe leur être. Haruki Murakami se permet par ailleurs de dénoncer le parti pris d’une telle démarche. Ainsi La chute de l’Empire romain, La révolution indienne de 1881, l’invasion de la Pologne par Hitler, et Le monde des vents violents prend la forme d’un journal intime, dont le rédacteur tronque la réalité en cherchant à synthétiser le plus fortement possible ses émotions. En optant pour le premier des pronoms personnels, l’auteur ne s’interdit pourtant pas de changer de peau. Si certains protagonistes semblent proches de Haruki Murakami, il se métamorphose pour d’autres. Le nain qui danse se déroule dans un monde totalement fantaisiste, et l’écrivain devient ouvrier dans une fabrique d’éléphants. Pour Sommeil, il se fait même femme, mère au foyer en perdition. L’espace de quelques minutes, le temps de la lecture, le lecteur écoute une confession.
Haruki Murakami semble néanmoins soucieux d’insuffler une dose de fantastique dans chacune de ses nouvelles. De toute évidence, le cadre qu’il dépeint dans ses essais est terne, souvent un monde agonisant, gris et monotone, mais à chaque nouvelle proposition, un élément hors du commun s’invite, comme une perturbation affirmée du quotidien. Haruki Murakami n’en fait pourtant pas l’axe central de son ouvrage: dans Sommeil, une femme devient totalement incapable de dormir, mais épouse complètement cette nouveauté pour s’épanouir personellement, loin d’un ménage qui l’oppresse. Dans Les Lederhosen, un mariage s’effondre suite à l’envie du mari d’acquérir des shorts typiquement allemands. Toutefois l’essentiel n’est pas dans ce fait, mais plutôt dans ses conséquences. Le plus souvent, Haruki Murakami n’offre même pas de chute à ses histoires, et les éléments saugrenus sont assimilés pleinement par le narrateur. Seuls comptent les sentiments et l’émotion qui naissent de cette modification de la routine quotidienne, dans un livre ouvertement tourné vers l’introspection.
De plus, l’écrivain cherche à définir un décor davantage que des faits. Sans sombrer dans de longues descriptions monotones, Haruki Murakami offre toujours un cadre à son intrigue. Les couleurs des bâtiments de l’usine d’éléphants, ou l’ambiance de la salle de bal du Nain qui danse sont des supports clairement définis. L’auteur étant fin mélomane, les citations de différentes musiques sont également hautement significatives, et accompagnent auditivement la lecture, selon une volonté qui se retrouve dans de nombreux ouvrages de l’écrivain. Néanmoins, les hommes sont eux aussi des pivots des intrigues, des éléments de contexte affirmés, bien que Haruki Murakami leur réserve une part de mystère. Plus d’une nouvelle est vécue par procuration: Les granges brûlées, adaptée au cinéma par Lee Chang-dong, ne nous confronte pas au personnage principal de l’intrigue, mais à un homme qui l’écoute, sans le comprendre. Family Affair dépeint quant à lui la fracture entre un frère et sa sœur, un lien rompu. Parfois accomplie, parfois impossible, le désir de connexion vers l’autre est au centre du recueil.
Cependant, L’éléphant s’évapore effectue des retours réguliers vers la solitude. Tantôt un idéal, comme dans Sommeil, tantôt un danger, comme dans TV People et Le monstre vert, le repli vers soi est une constante de l’ouvrage, et place un peu plus le lecteur dans une position de confident. Bien que le livre constitue un cri désespéré vers une plus forte cohésion des hommes, la fatalité des moments où le personnage est seul face à lui-même est incontournable. Au terme de chaque nouvelle, tous les personnages sont invités à se regarder objectivement, et à faire face à leur psyché. Le périple fantastique n’est qu’un vaisseau qui transporte chacun vers une remise en cause de sa construction personnelle. La dernière pelouse de l’après-midi, ou Un cargo pour la Chine prennent même des allures de deuil: leurs protagonistes abandonnent à jamais ce qu’ils étaient, pour devenir un nouvel être.
Bien que les notions peuvent sembler contraires de prime abord, Haruki Murakami adjoint l’amour à la solitude. Les deux concepts évoluent en parallèle, et la romance, bien que parfois impossible, agit comme un exaltateur de l’introspection. Même si À propos de ma rencontre avec la fille cent pour cent parfaite par un beau matin d’avril ne prend place que dans les pensées du narrateur, son discours est une longue supplique vers la passion amoureuse. La seconde attaque de la boulangerie est même le récit envolé d’une fusion sentimentale profonde entre deux époux. La fracture d’une famille prend même parfois des allures de péril: Le monstre vert apparaît à l’héroïne du récit après qu’elle soit délaissée par son mari. Néanmoins, Haruki Murakami est conscient que le sentiment amoureux est parfois destructeur, et qu’il serait inexact de le définir comme uniquement positif. À chaque nouvelle qui l’embellit, une autre vient le tenir: L’oiseau à ressort et les femmes du mardi ainsi que Les granges brûlées semblent être l’apogée de cette nuance, alors que les couples qu’ils décrivent sont aux abois, malheureux d’aimer.
Haruki Murakami éclabousse de son talent dans L’éléphant s’évapore. Apte à tous les styles pour mieux définir les affres de l’être humain, il offre un recueil aussi accessible que profond, empreint de poésie, et mélangeant mélancolie et humour.
L’éléphant s’évapore est disponible aux éditions Belfond, et au format poche chez 10/18.