Women Talking
Women Talking affiche

2023

Réalisé par : Sarah Polley

Avec : Rooney Mara, Claire Foy, Jessie Buckley

Film vu par nos propres moyens

Entre 2005 et 2009, l’infamie et le scandale s’emparent des communautés mennonites de Manitoba et Riva Palacios, en Bolivie. Depuis le XVIème siècle, ce courant religieux obscurantiste issu du catholicisme vit coupé du monde et contraint les femmes à une vie de servitude, allant jusqu’à leur interdire le droit fondamental de l’apprentissage de la lecture. La dévotion aveugle est un prétexte à une oppression à peine camouflée qui victimise les plus fragiles. À l’orée du XXIème siècle, le refus de l’élévation intellectuelle se transforme en horreur indicible de la violence corporelle. Au cours de ces quatre années, plus de 130 femmes affirment avoir été droguées puis violées pendant leur sommeil. Couvertes d’ecchymoses, parfois enceintes de leurs malfaiteurs, leur voix n’est néanmoins pas entendue. Les autorités religieuses qui les dirigent ignorent leur détresse et clament aveuglement que leurs blessures sont le fruit d’une manifestation démoniaque venue les punir. Les criminels sont protégés par un patriarcat malfaisant. Il faut attendre plus de deux ans pour que la justice bolivienne juge et condamne huit des assaillants à des peines de prison allant de 12 à 25 ans. Pourtant, le mal ancré dans le dysfonctionnement d’une enclave rétrograde ne cesse pas. En 2013, une enquête du site internet Vice révèle que les viols ont continué après les faits instruits. Toujours violentées, les femmes mennonites des deux colonies sont suppliciées.

De l’ignominie réelle à la fiction apte à alerter sur la condition féminine partout dans le monde, l’autrice Miriam Toews fait de la littérature un outil de dénonciation du désarroi. L’effroi et la cruauté bestiale n’ont pas de frontières, la possibilité d’une même injustice unie toutes les femmes. Ainsi, son ouvrage Women Talking, paru en 2018, transpose la sordide affaire bolivienne aux États-Unis et fait de la parole des victimes l’axe principal de son récit. Ses protagonistes sont néanmoins destinées à s’emparer de leur destin pour tracer une voie vers l’émancipation. Le roman est l’expression d’un esprit de révolte tout autant qu’une invitation à un futur différent, loin de la toxicité masculine devenue torture absolue. Succès de librairie, le livre est désormais adapté au cinéma par Sarah Polley, qui s’appuie sur un casting de stars pour faire résonner un cri de détresse. Rooney Mara, Claire Foy, Jessie Buckley ou encore Frances McDormand incarnent ces indignées, désormais décidées à s’affranchir de leurs chaînes.

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À travers une mise en scène minimaliste, Women Talking prend place juste après les odieux viols. La capture d’un des malfaiteurs a prouvé à tous la vérité et les hommes de la communauté religieuse ne peuvent plus ignorer les faits. Toutefois, les autorités semblent peu enclines à faire régner la justice. Dans une relative impunité, le criminel est sur le point de regagner l’enclave, laissant à penser que le cercle vicieux de la haine ne sera pas brisé. Les femmes s’emparent alors de leur destin. Réunies dans le secret, chacune prend part à un vote, laissant trois choix à leur disposition : pardonner à leurs bourreaux et rester dans la colonie, prendre les armes pour obtenir vengeance, ou quitter leur village à tout jamais. Si l’absolution est rapidement exclue, la rétribution et l’exil sont à égalité parfaite. Il appartient dès lors à une poignée de représentantes de trancher sur la question et de prendre une décision rapide. Durant deux jours, une dizaine de femmes se réunissent dans une grange pour débattre, confrontant leurs opinions parfois contraires. Certaines souhaitent céder à la violence, d’autres voient le départ comme l’unique issue. Toutefois, au fil de discussions concernant le futur, les blessures d’un passé traumatique se dévoilent et se confient. Seul un homme accompagne les femmes, le bienveillant enseignant du village joué par Ben Whishaw, mais son unique mission est de consigner par écrit les échanges sans les influencer.

Face à un mal parfois montré froidement dans quelques flashbacks qui tranchent avec l’unité de lieu de la grange, Women Talking propose l’expression concrète de la parole des femmes comme un premier pas vers une considération de leur être. Le long métrage est animé par l’envie profonde et constante d’incarner les victimes, de leur donner un corps et une âme. Impossible d’ignorer l’abomination d’un système inhumain dès lors que ses premiers martyrs sont au centre de toutes les scènes, le spectateur doit s’y confronter sans jamais pouvoir se soustraire à l’épreuve émotionnelle. Loin des bourreaux, une parenthèse s’ouvre et accueille l’expression collective d’une souffrance profonde. Pour la première fois de leur existence, les opprimées se révoltent et réclament à bout de force une justice dont les hommes les privent. Le vote qui ouvre le film est alors une manifestation explicite de cette aspiration à l’égalité. Chaque femme, même les plus jeunes, ont un pouvoir de décision semblable à leur consoeur et bien qu’elles aient toutes été privées d’éducation, l’élan démocratique est une pulsion primaire inscrite au plus profond de leur être. Opposées à l’effroi et aux privations, les opprimées réclament l’équité. Au risque de sombrer dans une réalisation convenue et assurément peu inspirée, Sarah Polley fait du décor presque unique de Women Talking un espace intime où la multiplicité de l’opinion des femmes peut s’exprimer, réservant un temps de parole presque égal à chaque sensibilité. Les protagonistes ne se plient pas à une pensée unique, elles affirment leurs divergences, faisant ainsi comprendre au public qu’il n’existe pas une seule voie pour affronter le traumatisme. L’élan commun est influencé par la personnalité de chacune des intervenantes, même si l’œuvre souffre d’une caractérisation relativement grossière. Le long métrage perd sa subtilité dans une sur-verbalisation permanente et très théâtrale. Par ailleurs, l’égalité entre chaque personnage s’évanouit au fil des minutes. Ona (Rooney Mara) assume progressivement le rôle de modèle de vertu, sentiment conforté par son idylle platonique avec l’enseignant noble d’âme qui consigne les débats. Garante du savoir, son ascendant intellectuel décrédibilise les autres femmes. Leur peine devient un instinct primaire qui est évalué en fonction d’une héroïne hors du commun dans ce royaume de la déliquescence. La mise en scène presque absente amplifie la perception de ces faiblesses d’écriture.

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Différentes par nature, parfois opposées dans leurs choix de réponse face au mal qui les frappe, les femmes de Women Talking restent néanmoins constamment unies par leurs blessures. Le reniement de leurs viols et le refus de leur douleur semble dès lors être l’injure ultime faite aux victimes, muselées par l’obscurantisme et la mainmise sociétale masculine. Percevoir le film comme une chronique unique d’une communauté défaillante confine alors à la malhonnêteté intellectuelle, l’ambition de Sarah Polley est d’offrir une légitimité aux voix de toutes les victimes de violences sexistes pour casser le cercle vicieux du mutisme. Le cadre du long métrage impose l’image de temps anciens, bien qu’il se passe en 2010, pourtant son message n’a jamais été aussi actuel. Les limites de l’inhumanité sont clairement établies et franchies dans les séquences qui étalent le sévices et la vue du sang, faisant de l’insoumission face aux carcans sociaux la seule réponse viable. La révolution n’est pas une option, elle est une nécessité que doit épouser la jeune génération de femmes, pour la sauvegarde des plus petits. Régulièrement, il semble que pour les plus âgées, il est déjà trop tard, une vie de vexation a eu raison de leur courage, rendant malheureusement leurs personnages fragiles, parfois incohérents, et souvent interchangeables. Il subsiste néanmoins sous leurs discours maladroits une fronde contre un endoctrinement religieux, sans cesse souligné. Des codes immémoriaux par nature ignobles ont régi leur existence, contraint leur corps et ont eu raison de leur volonté. Le combat contre un patriarcat immonde est une lutte pour un meilleur lendemain tout comme un deuil des temps reculés. Le cœur du récit se trouve assurément dans cette vision intergénérationnelle de l’effroi féminin et Women Talking refuse par ailleurs d’incarner les hommes, sauf exception de l’enseignant vertueux. Les bourreaux ne sont que des ombres ou des silhouettes vues de loin, souvent dans la pénombre. Ils sont un concept autant qu’une fatalité de l’épouvante qui plane sur les héroïnes, notamment lorsqu’il est fait mention du prévenu qui se rapproche progressivement du village et qui contraint les femmes de la grange à accélérer leur prise de décision.

Les trois choix qui s’imposent à elles sont alors sans cesse martelés et durant la partie initiale du film, le dilemme s’empare des habitantes de la colonie, laissant penser habilement au spectateur qu’aucune des possibilités n’est complètement bonne, avant malheureusement qu’une solution trop simpliste et naïve ne soit avancée et justifiée par Ona. Toutefois, le pardon est très rapidement exclu, dès les votes. Le divin est au centre de tous les débats, rendant certaines séquences étrangement prosélytes alors que l’affranchissement de l’obscurantisme semble indispensable, pourtant, puisque qu’une entité supérieure a laissé se produire le pire, se plier à son message détourné n’est plus une nécessité. La femme est affranchie de Dieu, elle peut disposer seule de son destin. Women Talking s’aventure même, dans un de ses seuls élans réellement vindicatifs, à porter un jugement sur le concept même de tout puissant. Salome (Claire Foy) est prête à prendre les armes pour se faire elle-même le bras d’une colère vengeresse, et seul le rappel de l’indispensabilité d’une réponse collective lui fait regagner les débats. Le viol est si odieux qu’il doit être lavé dans le sang, selon une loi du Talion envisagée. Malheureusement, le film se défait bien trop rapidement du concept de justice aux mains des femmes. Cédant progressivement dans des scènes d’une candeur effarante et d’une moralité douteuse, la rebelle se plie au désir de fuite de ses pairs, laissant dès lors le spectateur dans le doute sur le message profond du film. De rétribution, il n’y en a finalement aucune. À l’évidence, le départ est indispensable pour le bien-être des protagonistes, mais Women Talking conjugue cette idée avec une notion de vertue, proche d’une forme de pardon étrange. En voulant rendre ses personnages plus vertueux que nature, le long métrage leur interdit la justice non pas par oppression masculine, mais bien par leur propre choix. La décision des personnages s’effectue de plus par l’intermédiaire d’un artifice de mise en scène grossier, mille fois étalé au cinéma, une liste concrète d’avantages et de désavantages à chaque option qui se présente à elles. Son contenu n’appartient qu’aux femmes, mais l’idée même de réduire l’avenir à un processus aussi grotesque prive le récit de toute ampleur, en plus de témoigner à nouveau de la fragilité de l’écriture de l’œuvre.

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La volonté du film de se soustraire à une justice pour choisir la fuite s’explique peut-être, très maladroitement, par la nécessité que les crimes cessent pour préserver les toutes jeunes filles. Selon la logique contestable de Women Talking, prendre les armes n’entraînerait finalement qu’une escalade de la violence qui n’engendrerait rien de bon pour les plus jeunes. D’insoumises, les femmes redeviennent tragiquement fragiles à l’évocation de leurs propres enfants. Sarah Polley laisse d’ailleurs apparaître continuellement des petites filles dans son long métrage. Sans discontinuer, elles se dévoilent dans les champs environnants mais également dans la grange elle-même, intervenant dans les débats. Le futur n’est pas qu’hypothétique, il est incarné à travers ces personnages, encore suffisamment innocents pour pouvoir jouer naïvement et rigoler de drames qu’elles n’ont que frôlés. Néanmoins, le spectre de l’horreur plane sur elles. Le violeur interpellé a été démasqué par deux de ces fillettes, juste avant que l’irréparable ne se produise. Une génération naissante se montre à peine qu’elle est sur le point d’être souillée à jamais. Le refus de l’éducation infligé aux femmes ressurgit lui aussi implicitement. Les jeunes victimes ne sont pas condamnées qu’aux supplices du corps, mais également à ceux de l’âme, et la fuite est un moyen d’inculquer le savoir aux plus jeunes, même si une fois de plus, on peut légitimement se questionner sur le défaitisme de Women Talking qui n’envisage pas qu’un soulèvement populaire entraîne un progrès social durable. La vision étrange de l’enseignement de Sarah Polley cristallise une grande partie des larges reproches imputables à son œuvre. Si le personnage interprété par Ben Whishaw est le plus souvent silencieux, les femmes de la grange se tournent vers lui à des instants significatifs, lui conférant une forme d’autorité et de savoir dont elles sont dépourvues selon le récit. Dans l’absurdité scénaristique, les protagonistes ne sont plus en possession de leur destin, elles le confient à l’enseignant sur des questions fondamentales. Ainsi, l’âge à partir duquel les jeunes garçons peuvent suivre leur mère dans leur exil n’est pas le fruit d’une décision imposée par les femmes, pourtant parent des enfants et donc en pleine connaissance de leur mentalité, mais il est un choix arbitraire de l’instituteur, qui exclut sévèrement les adolescents du voyage. Non seulement Women Talking s’aventure sur un terrain psychanalytique glissant en prétendant connaître la vérité des pulsions infantiles, mais il prive dans le même temps ses personnages féminins révoltés de leur liberté, reniant l’essence profonde de leur combat. La transcription de leurs entretiens est leur héritage transmis à ces garçon délaissés, comme une leçon de vie, mais le film peine à faire digérer au public le poids de la contradiction.

Le sentiment de confusion intense est accentué dans la dernière partie du récit, lorsque Sarah Polley souhaite réunir Ona et l’enseignant dans un moment de complicité. Le détenteur du savoir prodigue une carte à son interlocutrice, lui montrant quelle a sa place dans le monde et l’invitant à s’en emparer, mais au moment de lui apprendre à naviguer grâce aux étoiles, la jeune femme lui fait comprendre qu’elle sait déjà se repérer dans l’espace. L’homme n’a rien à inculquer à la femme, et il apparaît dès lors encore plus incomprehensible qu’Ona se soit pliée à son injonction durant les débats. La liberté de penser est un concept flou dans Women Talking, bizarrement nuancé. L’invitation à l’émancipation profondément galvanisante est corrompue par un retour servile aux figures d’autorité. L’horizon est toutefois un idéal. Au-delà des collines, au bout de la route, se cache un autre futur, aperçu à travers les fenêtres de la grange pendant les délibérations, concret dans le départ final. Spectateur et protagonistes ont un temps vécu en communion, le champs de vision du public qui ne comprend qu’à la moitié du long métrage que Women Talking se déroule à notre époque et non pas dans un lointain passé a lui aussi été étriqué, l’ouverture vers une campagne infinie des dernières secondes brise le huis-clos de la grange et souffle un vent de liberté, loin des murs. La valeur d’une vie s’estime davantage dans la course vers les chariots que dans les maigres possessions qu’emportent les femmes de la colonie. Toutefois, le film démontre une fois de plus ses faiblesses narratives. Toute l’intrigue invite à juste titre à considérer chaque femme comme un être unique avec sa moralité propre, pourtant dans un dénouement trop expéditif, toutes sont destinés à être uniformisées et à devenir semblables.

L’intention noble de Women Talking est constamment entachée par une absence de mise en scène et des écueils scénaristiques qui contredisent sa volonté d’invitation à la liberté.

Women Talking est actuellement au cinéma.

Nicolas Marquis

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Cet article a 4 commentaires

  1. Eden Memories

    Il m’est rare de juger un film juste au trailer, mais j’avoue avoir été choquée en voyant histoire vraie, la date et… avoir le sentiment que l’histoire se passe aux états unis ou en Angleterre. Alors que, et j’en ai eu la confirmation en lisant la chronique, l’histoire s’est déroulée en Bolivie. On ne peut croire que si c’était arrivé à des femmes blanches occidentales d’un pays riche, la conclusion aurait été la même. Je peux concevoir la volonté d’en faire un sujet de féminisme mais enfin, on sait qu’au canada, il y a des chiffres astronomiques de disparition de mineurs, souvent des femmes, d’autochones qui ne sont jamais résolues, d’ailleurs, y’a rarement d’enquête menée sur le plan national… N’aurait-il pas été judicieux soit de laisser l’histoire en Bolivie soit de plutôt choisir une communauté d’amérindien ou au moins d’une minorité ? Parce qu’on sait parfaitement que si la même histoire arrivait à des femmes blanches à la même époque, la conclusion serait très différente.

    1. Spike

      À vrai dire, le moment où on comprend où et quand se passe l’histoire est peut-être le moment le plus réussi du film. Mais je peux te donner complètement tord, c’est une réflexion qu’on a eu après visionnage aussi. Je pense qu’il faut accepter de prendre le long métrage à une échelle plus globale (ce qui demande un effort, oui), et le voir presque de manière symbolique. Mais dans ce cas on se heurte encore plus vivement aux autres problèmes du film.

      1. Eden Memories

        À vrai dire, le moment où on comprend où et quand se passe l’histoire est peut-être le moment le plus réussi du film. > dans la bande annonce c’est révélé très vite. Mais pour le coup on sait parfaitement qu’une femme sortirais d’une communauté religieuse américaine en étant blanche et se plaindrait de tel acte, tu aurais immédiatement une réaction internationale. Ce n’est pas le cas quand ça arrive à des minorités encore aujourd’hui. Les affaires de disparitions d’autochones au canada c’est maintenant, pas y’a dix, vingt ans… A la limite ils peuvent en user pour faire un rapprochement avec la perte des droits des femmes dans de nombreux états américain mais j’ai le sentiment que la Servante Ecarlate de HBO le fait bien mieux de montrer ce qu’il pourrait arriver même dans un état occidental dit « moderne ».

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