2022
Réalisé par: Claire Simon
Avec: Swann Arlaud, Emmanuelle Devos, Christophe Paou
Film fourni par Sandrine Hivert pour Blaq Out
Libérer la parole est un processus douloureux et complexe, une mise à nue totale que la souffrance invite trop souvent à taire. Déterrer les secrets enfouis confine parfois au calvaire pour une myriade d’hommes et de femmes confrontés au mal-être et à la douleur d’un quotidien oppressant. Pour la cinéaste Claire Simon, toutes les vérités semblent pourtant bonnes à dire et l’invitation au partage face aux maux qui troublent ses personnages est même le moteur principal de son film Vous ne désirez que moi, sorti cette année. Pourfendeuse d’injustice, parangon de l’égalité, la réalisatrice n’imagine ici pourtant pas une fiction, mais s’appuie sur des faits réels, qui ont défrayés la chronique au siècle dernier, à travers des bribes orales de l’histoire houleuse d’un couple au centre de la sphère médiatique à l’époque, cible de tous les regards inquisiteurs.
En 1982, et après 2 ans de relation amoureuse avec l’écrivaine Marguerite Duras, Yann Andréa (ici interprété par Swann Arlaud) demande à la journaliste Michèle Manceaux (campée par Emmanuelle Devos) une interview: le jeune homme veut parler de son couple tumultueux avec Duras, dans ses propres mots, et souhaite confier douleur et amour. La question de la différence d’âge, alors que Yann Andréa est de 38 ans le cadet de l’auteur, ses penchants homosexuels que sa partenaire ne comprend absolument pas, ou encore son absence de liberté… Tout est mis sur la table dans un entretien qui s’étale sur deux jours, et dont Claire Simon reprend des passages exacts pour alimenter son long métrage.
Pudeur et retenue sont au centre de l’approche visuelle de la metteur en scène. Les mots qui sortent de la bouche de Yann Andréa sont suffisamment graves pour qu’ils ne se suffisent qu’à eux même, et la caméra doit alors s’effacer pour devenir un simple témoin du langage. En guise de manifeste de réalisation, Claire Simon opte pour une approche tout en plans séquences, passant de Swann Arlaud à Emmanuelle Devos au fil de la discussion, dans un doux ballet langoureux sans jamais aucun à-coups ni ruptures intempestives irréfléchies. Profondément touchée par le discours de Yann Andréa, la réalisatrice se met au service d’un texte (qui à été retranscrit en livre avant cette transposition cinématographique) pour ne rien altérer du discours de celui qu’elle érige en pivot du long métrage.
Si le film prend dès lors des allures de dialogue, il est en fait bien plus proche du monologue, alors que Yann Andréa se réapproprie un langage dont Marguerite Duras l’a quelque peu dépossédé au fil de leur idylle. La performance de Swann Arlaud en devient tout aussi hypnotique que magnétique. L’acteur délivre certes son texte grâce à une oreillette, mais sa présence est totalement imperceptible tant le comédien joue à la perfection chaque petites hésitations de ton, chaque corrections de mots qu’effectue son personnage. De quoi rendre le rôle de Michèle Manceaux effacé ? Assurément pas. Si sa partition est restreinte, chacune de ses relances souligne la volonté d’inviter son partenaire à ne rien garder pour lui, non pas par sensationnalisme, mais davantage par compréhension de l’aspect thérapeutique de la discussion. “Attends, ici tu dois développer”, “Parlons de cela, uniquement si tu le veux”… Autant de petites interventions indispensables pour percer la carapace de son partenaire, pris dans les ténèbres. Symboliquement, l’éclairage du film, soigneusement orchestré par Claire Simon, met totalement dans la lumière Emmanuelle Devos alors que Swann Arlaud voit toujours son visage frappé d’une part d’ombre.
Une dualité visuelle qui s’exprime pleinement dans le fond de l’œuvre. Yann Andréa est initialement touché par les écrits de Marguerite Duras, presque jusqu’au fanatisme, avant de percer l’intimité de son idole et d’en découvrir la véritable facette. Pourtant, le jeune homme ne prend pas fait et cause de la nature de sa partenaire, mais vit plutôt, selon ses propres dires, dans une confusion totale entre rêve et réalité. Jamais il ne renonce à ses illusions, au point de maintenir le vouvoiement avec sa partenaire, et pourtant cet être torturé n’en reste pas moins conscient des égarements moraux de celle qu’il aime. Vous ne désirez que moi dessine une zone floue dans laquelle plus rien de concret n’opère, et où s’étale simplement la valse infinie de deux amants, esclaves d’un rapport de force clairement établi: Duras domine Andréa, il n’est plus rien sans elle et s’en voit consumé.
Duras plane d’ailleurs sur l’intégralité du film, sans pour autant que Claire Simon ne l’incarne par l’intermédiaire d’une autre actrice. Le dialogue omniprésent du long métrage ne se voit entrecoupés que par quelques artifices de mise en scène, habilement choisis. Un téléphone qui sonne intempestivement par exemple, et dont l’interlocutrice est clairement identifiée comme l’écrivaine, tel un moyen de rappeler à son amant qu’elle existe, qu’elle est là, omniprésente. Dans une poignée particulièrement éparse de flashbacks, la cinéaste tente également de convoquer le passé, celui que son personnage principal nous raconte, mais presque toujours accompagné de sa voix en off. L’occasion d’ailleurs d’apercevoir la véritable Marguerite Duras dans des images d’archives discrètes. Enfin, au cœur du film, il siège également une séquence qui segmente Vous ne désirez que moi en deux et au cours de laquelle Claire Simon s’attarde brièvement sur Michèle Manceaux, de retour chez elle. Pourtant cette scène n’a rien d’une respiration, la journaliste est obnubilée par la romance qu’elle a pour mission de retranscrire, jusqu’à rêver des ébats entre Andréa et Duras, représentés dans le long métrage par des dessins sensuels, à l’encre.
L’emprise de Duras sur Andréa est ainsi clairement avancée comme une destruction profonde de l’identité propre du jeune homme, une négation de l’être qu’il est au profit de celui que fantasme l’auteur. “Je vais vous démolir pour vous reconstruire” sont même les mots exact de l’écrivaine, selon ce que relate son partenaire. Si la facilité invitait à qualifier la relation affichée de toxique, ce qu’elle est probablement par ailleurs, Vous ne désirez que moi tente probablement d’aller vers une vérité plus profonde, et de confronter chacun face à ce qu’il attend de celui qui partage sa vie. Sommes nous satisfaits de ce que l’on a, ou ne sommes nous finalement que dans une lutte permanente pour concrétiser ses fantasmes ? Andréa n’est jamais assez bien, assez éloquent, assez présent, il vit dans une vexation permanente et un reniement de ce qu’il est. Si Duras choisit, alors il doit s’exécuter, jusque dans la moindre parcelle de son âme, jusque dans les plus petits détails. Claire Simon n’est pourtant pas donneuse de leçon, alors que Andréa l’assume: il est là par choix, il accepte de peur de se confronter aux malheurs du cœur.
Une question reste toutefois en suspens, et c’est aussi à travers elle que tout ce que le couple comporte de malsain s’exprime le plus vivement: l’homosexualité (à l’époque on ne parlait pas encore de bisexualité) de Yann Andréa, vécu comme une vive honte par Margueritte Duras. Rien ne peux retirer ce morceau de soi au personnage principal du film, qui se dit d’ailleurs ouvertement plus homosexuel qu’hétéro. Son âme appartient à Duras mais son corps voudrait satisfaire d’autres envies. Ici, Vous ne désirez que moi attaque frontalement l’auteur, qui bien que souvent considérée comme avant-gardiste, n’a absolument pas su admettre cet aspect de la vie de son partenaire. Le long métrage devient vindicatif sur cette véritable question de société, et met notamment en accusation, puisque Andréa le permet, le livre La Maladie de la mort, dans lequel Duras assimile une sexualité différente à un mal à combattre. Définitivement rien n’est noir ou blanc dans le film, les mythes et la réalité sont dans une zone grise difficilement définie.
À travers la transposition d’un simple entretien, Vous ne désirez que moi réussit à esquisser les contours d’une relation houleuse, passionnée mais aussi destructrice, notamment grâce à la retenue de Claire Simon et à ses deux acteurs, habités.
Vous ne désirez que moi est disponible le 5 juillet en DVD chez Blaq Out, dans une édition comprenant également:
- Un entretien avec Swann Arlaud et Claire Simon
- Un entretien avec Judith Fraggi, la responsable des illustrations présentes dans le film
- Un entretien avec Céline Bozon, directrice de la photographie