(2022)
Réalisé par: Alain Guiraudie
Avec: Jean-Charles Clichet, Noémie Lvovsky, Iliès Kadri
Film fourni par Sandrine Hivert pour Blaq Out
Bien qu’il ne soit pas le plus célèbre des réalisateurs français, Alain Guiraudie demeure à ce jour un nom important du paysage cinématographique hexagonal. Cet habitué des circuits festivalier se faisait un nom dès 2013, avec le long métrage L’inconnu du lac, œuvre aussi envoûtante qu’impertinente, pour laquelle il reçut nombre de prix. Depuis, la carrière de Alain Guiraudie est discrète, mais loin d’être négligeable, et cet homme au caractère jovial et sans prétention pose son regard acerbe sur le monde qui nous entoure. Pour son dernier film, Viens je t’emmène, le metteur en scène peut compter sur le talent d’une autre valeur sûre du septième art français, en la personne de Noémie Lvovsky, une touche à tout magnifique, aussi bien réalisatrice qu’actrice dans son séduisant Camille redouble, qui lui prête ici ses traits dans un rôle secondaire. Une association de talent qui porte Viens je t’emmène jusqu’au festival de Berlin, où la proposition est accueillie avec une certaine stupéfaction, tant le ton de Alain Guiraudie déroute.
À l’évidence, le réalisateur tranche ici avec son style habituel, très concret, pour plonger dans le domaine de la comédie délicieusement loufoque, tout en caressant pourtant des thèmes extrêmement sensibles. Son héros, Médéric (Jean-Charles Clichet), est un célibataire endurcit qui s’éprend passionnément d’une prostitué, Isadora (Noémie Lvovsky), qu’il entend délivrer de son existence morose. Leur idylle se voit contrariée par les interventions régulières du mari d’Isadora, un homme autoritaire et détestable, mais surtout par une attaque terroriste qui secoue le centre de Clermont-Ferrand. Alors que la ville sombre dans la paranoïa, Médéric porte secours à Selim (Iliès Kadri), un tout jeune SDF musulman que beaucoup suspectent d’être l’un des djihadistes. Tiraillé entre cette sorte d’amitié naissante, ses soupçons, et son désir de retrouver Isadora, Médéric se noie dans les affres de sa vie.
Traiter de sujets aussi graves que la prostitution ou le terrorisme, sous le prisme de l’humour, confère à Viens je t’emmène une forme d’audace indéniable, en même temps qu’elle exige du film une maitrise absolue pour ne pas devenir graveleux. Afin de trouver l’équilibre, Alain Guiraudie s’appuie sur une poésie loufoque plutôt que des gags lourds, la bizarrerie d’un quotidien banal devenu subitement extraordinaire, et un goût du bon mot au bon moment. L’axe central du récit reste perpétuellement Médéric, un monsieur tout-le-monde terriblement commun, jusque dans ses petites manies modernes, comme cette cigarette électronique qu’il mâchouille constamment. Tout le reste n’est finalement que contexte servant à exacerber le croquis d’un français moyen, et par extension de tout un pays qui se cherche une nouvelle identité, entre empathie et drame. Viens je t’emmène fait d’ailleurs la révérence à une tradition de la comédie hexagonale, le vaudeville, dont il reprend de nombreux codes: sans jamais devenir potache, le film assume son lot de portes qui claquent. La structure même de l’immeuble de Médéric apparaît comme un catalyseur des mentalités de notre pays: la France et sa pluri culturalité sont ramenées à une unité de lieu, celle de ces appartements clermontois. Alain Guiraudie cite d’ailleurs volontiers le Femmes au bord de la crise de nerf de Pedro Almodóvar en guise d’inspiration de ce qu’il qualifie de “comédie de palier”.
Pourtant, Viens je t’emmène n’a absolument rien d’un huis-clos, et très régulièrement, Médéric jogge dans les rues d’un Clermont-Ferrand terne. En mouvement constant, les paysages grisâtres de la ville s’affichent pour jouer d’un fin contraste avec le message profond de l’œuvre. Car à l’évidence, le long métrage se veut positif, les attentats évoqués ne servent finalement qu’à souligner la volonté des personnages de renouer avec la vie et ses plaisirs simples. Viens je t’emmène est presque une ode au bonheur, ou tout du moins une recherche sincère de celui-ci, dans un contexte éprouvant. Le décor est sombre, mais les protagonistes tentent d’y resplendir. Il était capital pour Alain Guiraudie d’ancrer son histoire dans une ville plutôt méconnue du grand public. Le cinéaste confesse qu’à Paris, Marseille, ou Lyon, l’illusion de la légèreté n’aurait pas été la même. Il utilise la cité clermontoise comme une toile qu’il peut peindre à son goût.
Aussi jovial soit son esprit, Viens je t’emmène n’en reste pas moins sans cesse tiraillé entre la paranoïa des attentats, qui se déverse sur Selim, et le désir charnel, que campe Isadora. Toute la problématique du film réside dans l’impossible conciliation de ces deux sentiments humains, chacun de part et d’autre d’un éventail large. Alain Guiraudie nous renvoie face à deux pulsions primaires: l’amour et la peur. Les teintes rouges évocatrices du désir qui accompagnent Isadora, en même temps que ses cris de jouissance exagérés, convoquent une forme de bestialité. À l’inverse, la perception de la peur terroriste se cimente par des instruments modernes: c’est le plus souvent à travers des écrans de télévision, branchés sur les chaînes d’informations en continu, qu’elle s’éprouve. Viens je t’emmène réuni ce qui est ancestral, et ce qui résulte des drames de la société moderne, pour les opposer.
La notion de désir que porte Isadora n’est d’ailleurs pas incarnée à travers une bimbo. Noémie Lvovsky est certes séduisante, mais elle est d’un âge mûr, et aux rondeurs assumées. Médéric ne s’éprend pas d’un fantasme, mais d’une représentation réaliste de ce qu’est une femme. À plus forte raison, Viens je t’emmène l’assimile à une ménagère prisonnière d’un mariage délétère. La façon de filmer les scènes de sexe, sans jamais devenir vulgaire, est elle aussi dans une forme d’honnêteté, loin des canons habituels idéalisés du cinéma. Le long métrage ne met pas en avant des étreintes passionnées, mais bien des ébats réalistes, que Alain Guiraudie prend un malin plaisir à interrompre, comme pour retirer à son héros toute satisfaction. Isadora est son idéal, mais il reste inaccessible, tandis que son amitié naissante avec Selim, mais perturbé par le contexte, est à portée de main. Alain Guiraudie a d’ailleurs pleinement conscience que le spectateur au fait de sa filmographie peut presque voir dans la relation entre les deux hommes, le début d’une idylle homosexuelle, un thème que le cinéaste à souvent disserté. Le metteur en scène entretient savamment le flou entre deux amours.
Mais plus que tout, Viens je t’emmène se pose en témoin caustique de l’exclusion sociale moderne. Isadora et Selim sont des parias que personne ne veut voir, et ils ne sont pas les seuls: le film propose d’autres représentations de cette France des invisibles, de ceux qui sont mis au ban de la société. Alain Guiraudie prône une forme de réunion, cherche à dynamiter la vieille garde de notre pays pour en proposer une nouvelle vision, où chacun à sa place. Au terme du périple, il convient de s’inspirer de son message, et de se regarder soi même, face à nos propres préjugés. La défiance initiale de Médéric envers Selim, et celle de presque tous ses voisins, est un miroir que Alain Guiraudie confronte à notre pays, sous le maquillage digeste de l’humour. Dès lors, le plan final du film est hautement significatif: la France est devenue multiple, et le bonheur est dans cette acceptation.
Viens je t’emmène est un film unique, dans lequel l’humour et la loufoquerie servent un message de société plus complexe que ne le dévoilent les apparences. Alain Guiraudie pose un regard acide sur notre société, et prône la paix dans une ère troublée.
Viens je t’emmène est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus:
- Un entretien avec Alain Guiraudie