Traître sur commande
Traitre sur commande affiche

(The Molly Maguires)

1970

Réalisé par: Martin Ritt

Avec: Richard Harris, Sean Connery, Samantha Eggar

Film vu par nos propres moyens

Au XIXème siècle, les États-Unis d’Amérique se construisent. Une centaine d’années après avoir acquis son indépendance, le pays continue d’accueillir des vagues d’immigrations successives qui peuplent ses terres sauvages. Parmi les plus notables figurent celles qui transportent hommes, femmes et enfants irlandais vers la Pennsylvanie, en quête d’un avenir plus radieux sous ces nouvelles latitudes. Mais la promesse de meilleurs lendemains ne reste qu’un doux rêve pour la plupart d’entre eux, alors que les bases d’un capitalisme déraisonné sont déjà jetées aux USA. Exploités, malmenés, violentés, ceux qui espèrent des jours heureux déchantent, et notamment dans les mines de charbon, où prend place Traître sur commande, le film de Martin Ritt, sorti en 1970.

En s’inspirant d’une histoire réelle, la résistances secrète des Molly Maguires durant les années 1870, un groupe de mineurs dévolue à saboter les exploitations en représailles des conditions de travail ignobles qui sont les leurs, le cinéaste tisse un drame humain où le bien et le mal ne sont plus séparés que par une limite floue. En guise de protagoniste principal, le spectateur suit James McKenna (Richard Harris), un inspecteur chargé d’infiltrer cette société secrète pour dénoncer ses dirigeants. Au fil de l’aventure, et alors qu’il éprouve les injustices et difficultés qui frappent les travailleurs, le policier se lie d’amitié avec ces hommes au bord de la rupture, et notamment Jack Kehoe (Sean Connery), pourtant sa cible principale.

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Dès les premières minutes, Martin Ritt étale ouvertement ce qui sera le moteur visuel de son œuvre, et l’axe principal de la dénonciation dont il se fait le porte-parole: le travail éreintant et inhumain de ceux qui descendent à la mine. Perpétuellement, le réalisateur nous rappelle à l’existence proche de l’esclavagisme dont sont victimes les classes les moins aisées: le visage et les mains sont presque toujours noircis, les charges que portent les travailleurs de plus en plus lourdes, et mêmes lorsqu’ils sont blessés, les hommes sont assignés à des tâches tout aussi robotiques que le maniement de la pioche. Le ballet incessant des chariots souligne l’idée de mécanisation de l’être humain, accentuée par le salaire de misère qu’ils perçoivent, et dont on déduit des coûts injustes pourtant indispensables à leur travail. Comme un symbole, alors que les forçats regagnent la surface sur un wagonnet, leurs regards restent tournés vers le fond obscur de la mine, et non vers la lumière au bout du tunnel. Leur destin est une souffrance permanente dont il ne peuvent se détacher, et toute l’union du spectateur au propos de Traître sur commande repose sur la compassion du public, dictée par une cadence de prises de vue élevée.

Une idée d’autant plus accentuée par la vie en dehors des tunnels, qui n’offre strictement aucun réconfort aux travailleurs. Leurs maigres économies sont dilapidées dans les pubs de fortune, où règne une ambiance délétère: le premier contact de James avec ce monde qu’il ignore y prend place, et vire à l’affrontement physique, comme si la violence des mines avait contaminé la vie de ces hommes brisés. La promiscuité est également une constante, dans ce un village proche des anciens corons du nord de la France, notamment décrient dans Germinal. L’épouse de Jack se désole ainsi de la chèvre du voisin qui a saccagé sa clôture et dévasté son jardin: pas de répit à l’horizon, juste un amoncellement de tracas supplémentaires. Par souci de réalisme, Martin Ritt tourne son film dans les vestiges d’un véritable hameau de mineurs irlandais, alors voué à la destruction avant d’être reconvertis en musée à la suite du long métrage. Un gage d’authenticité bienvenue pour assimiler tout ce que Traître sur commande a de réaliste.

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La rébellion apparaît dès lors nécessaire face à ce douloureux contexte. Si l’union des travailleurs n’est pas montrée comme quelque chose de fatalement innée, tout du moins tant que James n’est pas descendu suer dans les puits sans fins visuellement, la nécessité d’un contre pouvoir aux diktats patronaux est indiscutable. Les Molly Maguires agissent dans la violence, répandent parfois le sang, mais à une époque où les syndicats ne sont encore qu’un fantasme, le déchainement de colère est le seul instrument de pression sur les ogres économiques qui les oppressent. Traître sur commande prend parti pour ceux qui souffrent, et difficile de lui donner tort. La parole des ouvriers est bien au centre du long métrage, mais celle du patronat, à peine représentée quelques secondes à l’écran, brille par son absence. Martin Ritt s’attaque à un système et se refuse judicieusement à incarner le mal de peur de se fourvoyer.

Le metteur en scène n’en reste pas moins corrosif au moment de dépeindre les institutions, dans la perpétuelle opposition aux travailleurs. Leur fonctionnement insidieux invite le spectateur à une forme de dégoût primaire continu. Le simple fait que la police agisse dans l’ombre, par l’intermédiaire d’une taupe, prouve le manque de transparence de pouvoirs publics acquis à la cause des puissants. Il n’existe aucun recours pour les mineurs, et la dictature du dollars les enchaînent à leur labeur. L’église également n’est jamais source de réconfort: outre son côté hautement moralisateur, ce qui apparaît aisé lorsque le prêtre est en hauteur, sur sa chaire, tandis que les hommes sont eux dans le ventre de la terre, c’est elle qui interdit aux hommes de Pennsylvanie toute forme d’union. Elle est presque le prolongement du patronat, ce que le film montre explicitement dans une scène d’affrontement sportif entre deux équipes de mineurs, qui vire au pugilat alors que curés et patrons sont main dans la main. Les hommes rendus fous sont ligués les uns contre les autres, l’explosion de violence presque nécessaire.

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Martin Ritt offre tout de même une parenthèse à son récit, à travers la romance qui unit James à Mary (Samantha Eggar), la tenancière de la pension où loge le policier infiltré. Une bulle de respiration pour le public, toutefois sans cesse nuancée: le plus ouvertement par le dialogue, alors que James rappelle sa partenaire, et ses envie d’émancipation de sa condition de fille de mineur, à l’injustice sociale qui pèse sur elle, mais également par le visuel. Les moments qui rassemblent les deux acteurs sont presque toujours loin des mines, que ce soit dans l’ébullition d’une grande ville ou dans les grands espaces où règne la nature. De quoi conférer à leur idylle une dimension presque fantasmée, en même temps que l’impossibilité d’épanouissement des sentiments pèsent sur toute la dernière portion du récit.

Cependant, le vrai duel emblématique de Traître sur commande confronte davantage James a Jack, alors que Martin Ritt joue la carte de l’opposition de caractère. James est un menteur, Jack à pour lui l’honnêteté de de l’âme. James est un bavard, servi par de fabuleuses lignes de dialogue cinglantes, Jack est lui beaucoup plus taiseux, et n’ouvre d’ailleurs pas la bouche avant la 40ème minute de film. Le contraste entre Richard Harris et Sean Connery est total, et il est aisé de reconnaître dans la performance du second, des bribes de l’âme révoltée qu’il a offert lors de ses collaborations avec Sidney Lumet notamment: il est le porteur de l’injustice, celui par qui s’éprouve le mal institutionnalisé, en plus d’être un condamné aux malheurs perpétuels, dans une performance incandescente. Le parallèle avec le réalisateur de La colline des hommes perdus ne s’arrête pas là, et est presque naturel, puisque Traître sur commande est écrit par Walter Bernstein, scénariste de Point Limite, autre œuvre de Lumet, dont l’aspect rebelle se ressent ici aussi.

Traître sur commande est habité d’une flamme de rébellion qui emporte tout sur son passage. Au contact d’hommes essorés par une machine à broyer, le spectateur prend fait et cause naturellement pour ces opprimés, et assimile un message de fond qui n’a rien perdu, malheureusement, de sa clairvoyance.


Traîtres sur commande est édité en DVD chez Paramount.

Nicolas Marquis

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