(Modelo 77)
Réalisé par : Alberto Rodríguez
Avec : Miguel Herrán, Javier Gutiérrez, Jesús Carroza
Film fourni par Dark Star Presse pour Wild Side
Après l’époque de la dictature et des crimes de sang de l’ère franquiste, l’Espagne entame une lente transition démocratique, au cœur des années 1970. Le régime totalitaire déjà agonisant ne survit pas à la mort du tyran en 1975, et animée d’une aspiration irrépressible de liberté, la jeunesse ibérique se soulève et réclame sa souveraineté. Les inégalités sociales continuent de frapper le pays, mais l’espoir d’un avenir meilleur se dessine, et trouvera sa concrétisation dans les urnes en 1978, à l’occasion des premières élections libres depuis la fin du despotisme. Néanmoins, loin des regards, les prisonniers espagnols sont exclus de la reconstruction nationale. Enfermés durant l’ère de la terreur, contestataires politiques, homosexuels, voleurs et meurtriers sont tous mélangés dans les geôles lugubres, rêvant d’une amnistie totale qui n’aura jamais lieu. Pour faire entendre leur voix, les détenus s’organisent et réveillent une partie des consciences. Réunis sous la bannière de la Coordination des Prisonniers En Lutte, ou COPEL, ils réclament la considération, une nette amélioration de leurs conditions de détention spartiates et exigent qu’une place leur soit octroyée dans une nation défaite de ses démons. L’intensité du combat n’a d’égal que sa fulgurance. En 1977, le mouvement de révolte ne dure que quelques mois, et bien qu’il multiplie les coups d’éclat médiatiques et les mutineries, ses doléances restent largement ignorées par les instances politiques. S’en suivra une grande vague d’évasion en 1978, la plus forte de l’Histoire de l’Espagne. Durant quelques semaines, les prisonniers ont cru à un futur meilleur, mais l’inexorable fatalité du désintérêt des décisionnaires les conduit à s’affranchir seuls de leurs chaînes. L’histoire des COPEL s’inscrit dans le vaste mouvement de rébellion qui secoue le pays à la fin du règne de Francisco Franco, mais n’avait jusqu’alors été que peu relatée au cinéma. Désormais disponible en VOD chez Wild Side, Prison 77 restitue l’esprit de cet affrontement entre oppresseurs et opprimés, sous la direction du réalisateur Alberto Rodríguez, déjà témoin de l’Histoire dans son prodigieux polar La Isla Minima et dans son moins célèbre Homme aux mille visages. Entre passé, présent et futur, le cinéaste se forge une identité cinématographique.
Accusé d’avoir volé l’entreprise dont il est employé, le jeune Manuel (Miguel Herrán) est enfermé dans la prison de Modelo en 1976, dans l’attente d’un procès qui tarde à venir. Sur place, il se heurte à la violence qui règne entre détenus, mais avant tout à la sévérité sadique des gardiens, derniers reliquats du franquisme, et à l’insalubrité ambiante. Face à sa peine, Manuel noue une amitié initialement difficile mais finalement fusionnelle avec Pino (Javier Gutiérrez), un homme d’âge mûr qui a fait le deuil d’une éventuelle libération. Un an après la mise sous les barreaux du protagoniste, un vent de révolte souffle sur la prison. Les COPEL prennent forme et le jeune idéaliste épouse leur cause, bientôt rejoint par son aîné. S’engage alors une bataille entre des détenus qui n’ont rien à perdre et un système qui veut les museler à n’importe quel prix, alors que par delà les miradors, l’Espagne se métamorphose.
Avant même d’espérer une libération, les héros de Prison 77 luttent pour leur dignité d’êtres humains dans un microcosme nocif où corps et esprits sont meurtris à parts égales. L’épreuve de la conviction est précédée par le vice de la violence subie et qui entaille la chair. Si l’Espagne entame une modernisation effrénée, le temps s’est suspendu entre les murs noirs et tachés de Modelo, les forçats sont des oubliés du monde qui n’ont aucunement vu leur conditions de vie s’améliorer à la fin de la dictature. Le confort légitime d’un simple matelas devient un luxe inestimable, l’intimité est un fantasme qui ne se matérialise qu’à travers un simple rideau, et face aux suppliques des prisonniers, les coups de matraques des matons sont comme un effroyable métronome du malheur. Alberto Rodríguez baigne son film d’une pénombre constante, jusque dans les scènes de parloir qui devraient pourtant être des respirations avant le retour vers l’apnée de l’effroi. Au bout du tunnel, aucune lumière, juste la certitude qu’un système oppressif s’abattra à nouveau sur ces parias des temps modernes. Les vies se perdent dans les dédales de couloirs, elles sont absorbées par les limbes du temps qui suspend son vol, et parfois même volées par des gardiens devenus criminels, lors d’interrogatoires inhumains. La mort est omniprésente et plane sur le récit, sans jamais que les vrais coupables ne soient inquiétés. Prison 77 désacralise le corps, le pervertit et le corrompt. Les détenus ne sont plus dépositaires de leur propre enveloppe charnelle, violentée et empoisonnée par leurs bourreaux, mais elle reste la seule chose sur laquelle ils conservent un minimum d’emprise. L’âme a été brisée, mais le sang coule encore dans les veines et devient un instrument de révolte. En se tailladant la chair en signe de protestation, les membres de la COPEL saignent d’une même plaie, ils ne sont plus individus mais forment un nouvel organisme collectif. Seule la souffrance concrète de l’automutilation peut illustrer la fronde menée contre un mal parfois sans visage, perdu dans les imbroglio administratifs de peines de prison arbitraires, souvent complètement absurdes et injustes, rarement jugées. Le pays change, sauf dans cette enclave loin des regards et les opprimés tentent de rappeler à leurs concitoyens que si une égalité nouvelle doit voir le jour, elle doit concerner tous les espagnols sans exception. Certains personnages se revendiquent apolitiques, notamment Pino qui nourrit une perplexité constante, néanmoins tous veulent rêver du futur et se prennent à croire à ce songe commun qui se propage plus lentement que la haine, mais qui galvanise les cœurs endormis.
Même si la guerre d’idéologie n’est jamais au centre de Prison 77, la cour de la prison se transforme brièvement en terrain des doctrines préalablement réprimées par le régime franquiste, lors de la première promenade de Manuel. Sur la terre et sur à peine quelques mètres carrés, la conscience sociétale de l’Espagne se réveille après les années sombres, et plusieurs détenus sont désignés selon leur croyances politiques. Ici errent les socialistes, là se perdent les communistes, plus loin déambulent les anarchistes. La démocratie a gagné la nation rajeunie, mais l’ombre d’une pensée unique plane toujours implicitement sur le pays, puisque les contestataires farouches d’hier sont toujours emprisonnés. Très subtilement, le long métrage dénonce l’hypocrisie d’un système nouveau prônant la libre expression de façade, mais qui aura mis de longs mois à réhabiliter les esprits insoumis. Sur le parterre de l’inégalité, les luttes convergent vers la revendication de la liberté. L’union née des COPEL s’affranchit de toutes les barrières, qu’elles soient liées aux opinions politiques, où issues des différences sociales et générationnelles. Manuel et Pino sont opposés en tout, l’un dans la fougue de la jeunesse, l’autre au crépuscule de sa vie. Le protagoniste entretient une image immaculée d’homme distingué et propre sur lui, tandis que son camarade de cellule assume son caractère rustre. Pourtant, passée une phase d’appréhension et de dégoût initiale, il font fi de leur différences, car ils partagent en réalité une vérité supérieure que seuls les plus démunis peuvent connaître. Uniquement ceux qui ont été privés de liberté et d’humanité peuvent en concevoir l’importance fragile. La COPEL qui les rassemble ne fait aucune différence parmi ses membres. Elle est un mouvement de tous, pour tous. Les prisonniers despotiques d’hier et les anciens martyrisés sont désormais égaux, unis par une volonté de briser les chaînes, le groupe ne punit que les traîtres qui pactisent avec les gardiens, traçant par là même une limite infranchissable. Si le codétenu est un camarade, le maton est son ennemi, et Prison 77 illustre cette guerre dans quelques vives scènes d’affrontements. La mutinerie est une nécessité, et durant de brèves minutes, les prisonniers ont triomphé, ils ont renversé l’ordre établi, ils investissent les toits de Modelo et ne font plus qu’un avec l’air libre. Avant de replonger dans l’effroi, les forçats respirent et caressent leur fantasme. À terme, ils devront regagner leur cellule, mais dans l’engouement inespéré d’une scène prodigieusement galvanisante, un maillage indestructible s’est tissé. Les règles qui séparaient Pino et Manuel ont été annihilées pour laisser place au partage et à la cohésion.
Puisqu’ils ne peuvent pas briser l’union des âmes, les gardiens tentent désespérément de séparer les corps. La cellule d’isolement est une menace sans cesse réaffirmée et se révèle être une épreuve psychologique, une immondice d’insalubrité et un refuge de la violence camouflée. Néanmoins, elle constitue un des rares leviers de l’oppression, et à l’instar des autres instruments du malheur, son utilisation est toujours vaine. Les esprits rebelles sont animés d’une même détermination que rien ne peut entraver, ni les coups, ni les vexations. Entre les murs de Modelo, le fascisme n’a jamais disparu, les sentinelles qui paradent n’ont même pas changé de costume, elles trahissent chaque jour la mission qui leur a été confiée de leurs dérives autoritaires. Elles sont les derniers soldats de Franco, cachées dans l’autarcie du milieu carcéral, habitées par le même fanatisme qu’aux heures les plus sombres, se compromettant notamment en brûlant les livres de Pino dans une séquence qui évoque fatalement l’ère de la dictature. Toutefois, à l’instar de l’Espagne qui se réveille hors de la prison, les hommes victimisés ne fléchissent plus, ils se rient de l’infortune et scandent de tout leur saoul leurs propres chants vindicatifs. Une bataille a été gagnée dans la société civile, mais la guerre continue de se livrer dans les geôles. Modelo n’est d’ailleurs pas une prison où l’infamie est plus répandue qu’ailleurs, elle est au contraire tristement banale. Partout dans la nation en pleine reconstruction, il existe de meilleurs et de pires centres de détention. La menace d’un transfert vers un nouvel enfer, ou à l’inverse, la promesse d’un oasis carcéral de calme sont semblables à des bâtons et à des carottes que brandit l’administration pénitentiaire désemparée, pour briser l’union des COPEL. Manuel devient alors un martyr vertueux, insensible à l’intimidation et aux tentatives de corruption. S’il ne doit en rester qu’un, ce sera lui, figure téméraire et vaillante même lorsque le feu de la rébellion s’éteint. Il est la personnification du mouvement éphémère dépeint par Prison 77, un porte-parole devant les caméras de télévision qui servent à enfin montrer la réalité des prisons et lors des échanges dramatiquement tardifs avec les hommes politiques espagnols dont la parole ne vaut rien. Il est l’homme de tous les supplices, bouc-émissaire des représailles des institutions une fois le cirque médiatique terminé, dernier soldat d’un affrontement voué à être perdu.
Pourtant, si Manuel est resplendissant d’un héroïsme démesuré, Alberto Rodríguez parvient à rendre son personnage admissible en assimilant sans cesse le regard du spectateur à celui de son protagoniste, reprenant ainsi les codes esthétiques du drame carcéral. Tout comme le détenu, le public est prisonnier de Modelo, la caméra ne quitte jamais son univers miniature, pas même lors des scènes de parloir qui sont presque toujours filmées depuis le siège des pensionnaires du pénitencier. Durant deux heures, le monde civil n’est qu’un souvenir aperçu lointainement à l’horizon, toujours proche mais inaccessible. En dehors de Modelo, la vie foisonne, les artères de la ville fourmillent de monde, les voitures se chahutent, mais des murs stricts interdisent tout contact Ils sont de béton dans la cour et de verre dans le parloir, mais toujours impénétrables. Manuel rêve. Il laisse son âme vagabonder au gré des coupures de presse que lui apporte sa fiancée, ou à la lumière d’un néon publicitaire qui illumine la pénombre de sa cellule. L’exclu pourrait presque toucher l’Espagne nouvelle, embrasser et enlacer sa petite amie qui retrouve la liberté de disposer de ses opinions après l’époque du franquisme, mais pour le personnage principal, la vie s’est arrêtée et rien ne garantit le futur. L’évasion devient la prérogative du détenu. Si durant quelques mois, le pays s’est passionné pour les hommes des COPEL, il les a soudainement oublié une fois les échanges politiques terminés. L’esprit s’échappe en premier, à travers les lectures de romans de science-fiction de Pino, avant que bientôt le corps ne rejoigne l’emballement de la soif de liberté. Rien n’a été offert aux opprimés de la reconstruction, ils ont créé leur propre porte de sortie pour fuir le dédale de l’inhumanité.
Fresque historique aboutie sur une page méconnue de l’Histoire, Prison 77 épouse le registre du drame carcéral pour dénoncer les inégalités d’une Espagne en plein changement.